Réponse au fils du général tortionnaire Khaled Nezzar

Par Habib Souaïdia, Algeria-Watch, 14 juin 2023

Le 18 mai 2023, le journal en ligne Algérie patriotique a publié un article très étrange intitulé « L’imposteur Pascal Boniface, le râtelier de Schiappa et le général tortionnaire ». Il y est écrit : « Pascal Boniface qualifie le général Nezzar de “tortionnaire”, en appuyant son propos par l’affirmation fallacieuse que ce fait serait “documenté”, mettant ainsi à l’abri de sa vérité apocryphe les terroristes islamistes qu’il absout de leurs crimes. » Toute la suite de l’article ne vise qu’à dénoncer la prétendue « vérité apocryphe » de Boniface, notamment en qualifiant de « torchon » mon livre La Sale Guerre (La Découverte, 2001), où je documentais comme bien d’autres les crimes des forces spéciales de l’armée. Mais rien n’est dit de la source de la déclaration attribuée à une « vidéo » indéterminée du politologue français, ni de la raison pour laquelle ce dernier aurait récemment éprouvé le besoin d’évoquer les accusations de « général tortionnaire » portées contre le général Nezzar, ministre algérien de la Défense de 1990 à 1993.

En naviguant sur le Web, on découvre rapidement que cet article hystérique vise en fait principalement une chronique vidéo de Boniface au sujet du journaliste algérien Mohamed Sifaoui (dont Algérie patriotique ne cite pas le nom), mis en cause pour son rôle dans le scandale du « Fond Marianne » de Marlène Schiappa. Le propos principal de cette chronique, diffusée le 11 mai 2023 sur YouTube sous le titre « Fonds Marianne, Mohamed Sifaoui : crédibilité médiatique et complotisme », est de relater de nombreux épisodes rocambolesques de la carrière médiatique de M. Sifaoui attestant son total « manque de crédibilité ». En dix minutes, Boniface ne consacre qu’une seule phrase (à 4 mn 8 sec.) au « cas Nezzar » : « En 2002, [Mohamed Sifaoui] a accepté d’aller témoigner en faveur du général Nezzar, accusé d’être tortionnaire, ce qui était largement documenté. » Il est étonnant que cette seule phrase ait suffi à déclencher la logorrhée haineuse du journaliste d’Algérie patriotique. Mais cette réaction est significative de la sensibilité toujours actuelle du sujet dans l’Algérie des généraux et mérite donc qu’on s’y attarde.

Dans le monde de Nezzar et ses sbires, la vérité n’a pas de place

Rien ne vaut l’examen des faits : le général Khaled Nezzar est-il ou non un « tortionnaire » ? On sait que celui qui est le propriétaire principal d’Algérie patriotique, journal dirigé par son fils, est poursuivi en Suisse depuis 2011 pour « crimes de guerre et crimes contre l’humanité ». On sait aussi qu’en Algérie, une partie du passé, surtout ce qui a eu lieu entre 1991 et 2002, fut effacée de la mémoire officielle grâce à une atroce loi d’amnistie imposant l’amnésie comme raison d’État. Peut-être a-t-on oublié dans quel carcan, dans quel étau nous a enfermés le chef de la junte militaire et du coup d’État de janvier 1992 ?

On le sait depuis plus de vingt ans par de très nombreux témoignages irréfutables (voir notamment ceux réunis en 2004 par le Tribunal permanent des peuples), la guerre impitoyable contre les civils qui l’a suivi a engendré des monstres, des coupeurs de têtes, des camps de concentration, des centres de détention secrets, des massacres, des disparus, des tribunaux d’exceptions, des juges cagoulés rendant des « injustices » en cascade… Elle a créé des légions de terroristes infiltrés par les services spéciaux, des faux émirs et des faux groupes terroristes, des vrais et faux attentats, des assassinats ciblés, des réfugiés, des orphelins, des veuves qui réclament leur mari enlevé par les forces de sécurité ou par des groupes armés se réclamant de l’islam… Lisons les journaux d’époque, véhicules parfois de l’opinion. Écoutons ce que disaient les victimes dans la presse et sur les chaînes de télévision, là où il y avait un petit espace d’expression, avec tout leur cœur, tout leur courage et toute leur foi. Lisons leurs récits, leurs témoignages. Écoutons les victimes toujours en vie pour raconter la torture qu’elles ont subie dans les centres de détention secrets à l’époque où Nezzar était aux commandes. Une seule victime aurait suffi à la condamnation universelle, mais Nezzar et ses collègues putschistes voyaient grand, avec tout un arsenal à leur service. Ils disposaient de la menace maffieuse et constante de l’état-major, cette caste parasitaire injustifiée dans une nation de 40 millions d’habitants et qui dévore aujourd’hui 22 % du budget de l’État, des forces armées qui au cours des trente dernières années n’ont combattu que leur peuple.

J’ai vu l’injustice levant un front audacieux, l’humanité outragée, le peuple abandonné aux terroristes ou opprimé par l’armée. Mais dans le monde où vivent le général Khaled Nezzar et ses sbires, la vérité n’a pas de place et Algérie patriotique ne recule devant rien. Depuis une dizaine d’années que ses journalistes militants de la junte sont à l’œuvre, on a du mal à trouver une cause juste contre laquelle ils ne se sont pas dressés : les disparus : « c’est une supercherie » ; la dénonciation de la torture : « c’est un complot visant une institution républicaine » ; la lutte anticorruption : « nous n’avons pas de corrompus » ; l’impunité des criminels : « c’est uniquement les islamistes » ; la mise en cause des généraux tortionnaires : « ils sont républicains » ; le Hirak : « c’est un complot »… Ils ne trouvent que des qualités à tout ce qu’un individu décent désapprouve instinctivement. Les journalistes du site Algérie patriotique se sont livrés à une propagande incessante contre la justice, la presse, les militants démocratiques et la recherche scientifique, les voix libres.

Ils ont mené des campagnes injurieuses contre les écrivains qui méritent d’être lus, les journalistes, les intellectuels, les opposants, les victimes de la dictature. Ils sont viscéralement anti-vérité. Seuls le mensonge, l’abêtissement et l’autoritarisme les animent. Quand le journaliste met en cause Pascal Boniface et « ses compères du qui tue qui » accusant le général Nezzar de « tortionnaire », il falsifie l’histoire établie, en lui faisant prendre une pente amnésique sur les plaintes déposées en France contre Khaled Nezzar, ainsi que sur les rapports des organisations humanitaires, les documents et les livres écrits sur le sujet. Le journaliste aurait pu au moins relater le communiqué d’Associated Press du 1er juillet 2002 qui annonçait une énième plainte déposée à Paris par neuf Algériens contre l’ancien ministre de la Défense pour « torture et traitement cruels, inhumains et dégradations ». Ou par exemple citer les communiqués de presse du parquet fédéral suisse dont l’un valait en 2018 profession de foi : « Le tribunal pénal fédéral refuse de classer l’affaire Nezzar. »

Le procès de « la sale guerre »

Il y a de l’imposture dans ce journal qui présente le procès de juillet 2002 à Paris, suite à la plainte en diffamation contre moi du général Nezzar, comme un procès « intenté par le général Nezzar contre François Gèze et sa clique ». Le summum de la bêtise et de la manipulation.

Là encore, je pense qu’un petit rappel sur ce « procès de La sale guerre » que le général Nezzar appelle le « procès de Paris » ne fera pas de mal par ce temps d’amnésie générale (voir les minutes intégrales des audiences publiées peu après par La Découverte). Quand le général Khaled Nezzar a convoqué une conférence de presse en 2001 à Alger, il s’est référé à la diffusion, le 27 mai 2001, sur la chaîne publique La Cinquième, d’une émission intitulée « Droits d’auteurs » d’une durée de cinquante minutes, au cours de laquelle sont intervenus l’historien français Pierre Vidal-Naquet et l’écrivain Noël Favrelière, dit Noureddine (ex-sous-officier parachutiste de l’armée française durant la guerre d’Algérie, il avait déserté en 1956 pour sauver des combattants du FLN de l’exécution extrajudiciaire ; il est l’auteur d’un récit Le Désert à l’aube publié par les Éditions de Minuit en 1960). Dans ce cadre, j’étais invité pour évoquer mon ouvrage La Sale Guerre, publié aux Éditions La Découverte en février ; j’ai dénoncé la responsabilité de Khaled Nezzar comme ancien ministre de la Défense dans la terrible « sale guerre » conduite par les généraux contre la population civile, et je l’ai accusé d’être un « lâche » ayant fui ses responsabilités devant la justice française après qu’une plainte pour torture a été déposée contre lui à Paris. C’est pourquoi le général m’a attaqué en diffamation. Le procès s’est déroulé pendant une semaine en juillet 2002, avec de nombreux témoins convoqués par les avocats des deux parties, dont, en faveur du général Nezzar, un certain… Mohamed Sifaoui.

Le récit fantaisiste de cet épisode par le journaliste d’Algérie patriotique reprend curieusement, et très fidèlement, l’argumentaire mensonger d’un article publié le 28 août 2007 sur le site Prochoix.org par la journaliste Caroline Fourest, qui y saluait un film controversé à la gloire de son ami Sifaoui, témoin de Khaled Nezzar (voir la critique argumentée de ce film par le journaliste Alain Gresh, et ma réponse à Fourest). Seize ans après, le journal militant s’essaie à nouveau à réécrire le réel comme au temps des propagandes à gros sabots… Alors que, quand je l’ai rencontré en 2000, Sifaoui clamait partout qu’il avait dû se réfugier en France pour fuir la persécution de l’armée algérienne (avant de s’y rallier publiquement un an après), le journaliste d’Algérie patriotique n’hésite pas à mentir avec aplomb : « Cet ancien journaliste a fui non pas le “régime des généraux” mais les hordes islamistes sauvages auxquelles François Mitterrand a ouvert toutes grandes les portes de la France pour y commettre des attentats à peine trois ans plus tard. »

Mais là aussi, la manière de transformer le témoin de Nezzar est tout aussi bancale. « Fuir les hordes islamistes », comme s’il y avait en Algérie deux régimes, un « militaire » et l’autre « islamiste » ? Que dire alors du rapport de Reporters sans frontière (RSF) qui a soutenu Sifaoui en 2000 en affirmant : « Mohamed Sifaoui a subi un véritable harcèlement et reçu des menaces de la part des militaires pour avoir tenté d’enquêter sur certains assassinats et sur la question des “disparus”. Craignant pour sa vie, il dut s’exiler fin 1999 » ? C’est sur la base de ce témoignage – résultat de la naïveté de RSF, abusé par Sifaoui – que l’OFPRA a accordé le statut de réfugié politique au témoin du général Khaled Nezzar. Je pourrais continuer à citer d’autres faits vérifiables, mais à quoi bon tenter de convaincre des gens qui écrivent des articles sans aucun rapport avec les faits ? Je conseillerais à quiconque veut s’essayer à comprendre l’Algérie et son histoire récente de laisser tomber les livres du général Khaled Nezzar et des « démocrates non pratiquants » éradicateurs algériens, qui ressemblent un peu à ceux des régimes fascistes d’autrefois et qui sont fort ennuyeux.

Mon intention première n’était pas d’examiner en détail les articles orduriers et mensongers de tout ce qu’a écrit la presse algérienne sur cette période, mais il y a quelque chose dont il me fallait absolument parler. Comme, semble-t-il, bien peu vont le faire, je veux m’élever contre l’attitude vile et lâche adoptée par la presse nationale et nombre d’intellectuels et journalistes algériens devant la falsification et la manipulation de l’histoire dans ce pays. Ce qui m’inquiète, c’est l’attitude de ces intellectuels, écrivains et journalistes, qui disent partager la version des faits du régime, quelle que soit la direction qu’elle prenne – dans le passé, comme dans le cas présent, ils se sont abaissés jusqu’à prétendre que « les disparus en Algérie ont rejoint les maquis » ! Ils devraient se rappeler qu’on finit toujours par payer sa malhonnêteté et sa couardise. Et qu’on ne peut imaginer que, pendant des années, on peut se comporter en lèche-bottes propagandiste de la dictature, ou de tout autre régime, puis retrouver un beau jour une normalité mentale.

Ils devraient se rappeler qu’en 2019 le général Khaled Nezzar, toujours poursuivi en justice pour crimes de guerre en Suisse et menacé en Algérie de poursuites pour « complot contre l’autorité de l’armée et de l’État », s’était provisoirement auto-exilé à Barcelone après avoir fui la justice militaire algérienne (mais son entregent lui a permis de revenir ensuite sans difficulté). Et qu’en septembre 2019, on a vu à la télévision publique le puissant ex-chef du Département de renseignement et de sécurité (DRS), le général Mohamed « Tewfik » Médiène, escalader les marches du tribunal militaire de Blida ? (Il y sera condamné à quinze ans de prison, mais gracié en 2021.) À l’heure où j’écris ces lignes, plus de cent cinquante officiers et généraux-majors – la fine fleur de l’armée « républicaine » et qui ont fait « des grandes écoles » comme l’a rappelé Khaled Nezzar – sont en prison pour corruption, complot, trahison… et j’en passe. Même si c’est d’abord le résultat de luttes de clans et de règlements de comptes entre « décideurs » et si le citoyen ordinaire n’a aucune idée de l’énormité d’un tel scandale, cela montre en tout cas le vrai visage de la caste de généraux prétendument « républicains » qui possède l’Algérie. Et que leurs complices civils ne sont pas à l’abri des règlements de comptes. En ira-t-il un jour de même pour leurs relais en France ?