De l’assassinat d’Hervé Gourdel à la déstabilisation tunisienne : manipulations et intox des services secrets algériens

De l’assassinat d’Hervé Gourdel à la déstabilisation tunisienne : manipulations et intox des services secrets algériens

par Habib Souaïdia*, 27 avril 2015

Les monts du Djurdjura, au cœur de la Kabylie, sont devenus célèbres par la densité de la présence terroriste dans les années 1990. Depuis lors, la région était beaucoup plus calme, jusqu’au matin du 22 septembre 2014. Ce jour-là, sur une vidéo fabriquée à la va-vite, on voit un homme – le guide de montagne français Hervé Gourdel, enlevé la veille – assis entre deux autres armés et encagoulés : un court sermon prononcé au nom du groupe Jund al-Khilafah fi Ard al-Djazaïr (Soldats du califat en terre d’Algérie) – qui sera présenté plus tard comme une scission d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) –, des menaces adressées à Paris avec un ultimatum exigeant l’arrêt immédiat des frappes aériennes françaises contre l’État islamique en Irak (engagées cinq jours plus tôt), puis un appel de l’otage au président français. Deux jours plus tard, nouvelle vidéo, effroyable, titrée « Message de sang pour le gouvernement français » : la mise en scène de la décapitation d’Hervé Gourdel, dont l’impact politique dépassera les espérances de ses organisateurs. Puis, pour conclure le scénario, le 30 septembre au soir, une nouvelle vidéo diffusée sur le Web donne à voir un groupe d’une quarantaine de terroristes, filmés dans une forêt de cèdres : un homme apparaissant à visage découvert (présenté par la presse comme étant Abou Abdallah Othmane El-Assimi) confirme le ralliement de son groupe Jund al-Khilafah (dirigé dit-il par un certain Abdelmalek Gouri, alias Khaled Abou Souleimane) à l’organisation de l’État islamique (ou « Daech ») qui vient de créer un « califat » dans certaines régions de l’Irak et de la Syrie1.

Pour qui connaît la longue histoire, depuis près de vingt-cinq ans, de la manipulation du « terrorisme islamique » par les services secrets algériens, ce scénario tragique semblait a priori signer une nouvelle opération de ces derniers. Ce qui m’a été confirmé par des informations inédites que j’ai pu obtenir depuis aux meilleures sources.

Les trois étranges vidéos de l’enlèvement et de l’assassinat d’Hervé Gourdel

Le premier doute sur l’authenticité « islamiste » du groupe ayant revendiqué l’assassinat d’Hervé Gourdel vient d’un examen attentif des trois vidéos précitées. Sur les deux premières, on voit l’otage français, filmé par une seule caméra : des images de mauvaise qualité, loin de la mise en scène sophistiquée des vidéos d’exécution d’otages par l’État islamique. Et il faut aussi souligner un fait a priori étrange : l’extrême rapidité avec laquelle les preneurs d’otages ont pu diffuser ces vidéos sur le Web à partir des monts isolés du Djurdjura, alors même que le haut débit est si difficile d’accès en Algérie.

Une autre anomalie concerne les terroristes présents sur la première et la deuxième vidéos (au nombre de deux, puis de cinq, filmés en plan serré avec Gourdel à genoux, au premier plan). Depuis la « guerre civile » des années 1990, les « djihadistes » algériens de Kabylie ont toujours opéré à visage découvert : pourquoi ceux-là ont-ils pris soin de masquer leur visage, à l’instar de leurs homologues d’AQMI au Sahara lors de précédentes vidéos montrant des otages occidentaux ? Pour ne pas être reconnus alors que ce qu’ils laissaient voir de leur corps (des bras très peu bronzés, une évidente corpulence) n’était guère compatible avec la « légende » supposée de maquisards activant depuis des années, entre soleil et privations, dans les maquis de Kabylie ?

Autre étonnement : les deux premières vidéos n’ont à l’évidence pas la même teneur ni le même objectif que la troisième, confirmant la constitution du premier noyau de l’État islamique en Algérie. Beaucoup plus élaborée, cette dernière, où l’assassinat d’Hervé Gourdel n’est même pas évoqué, semble surtout destinée à alimenter la mécanique de propagande et de désinformation de la presse algérienne sous le joug du DRS. Elle vise clairement à convaincre les Algériens – et le reste du monde – que « Daech » se serait définitivement installé en Algérie (« information » pourtant fort improbable, qu’aucun nouveau fait n’avait d’ailleurs confirmée sept mois plus tard). Et le 9 octobre, un communiqué du ministère de la Défense annonçait : « Le campement qui servait d’abri pour le groupuscule terroriste lors de l’exécution de son acte abject a été détruit et les équipements qui étaient en sa possession ont été récupérés2. » Pour enfoncer le clou, la télévision algérienne a alors diffusé une courte vidéo montrant le « camp » où les djihadistes s’étaient réunis pour la cérémonie d’allégeance à l’autoproclamé calife de Bagdad. Comme pour souligner que ce lieu aurait été le théâtre unique de l’enlèvement de Gourdel, de son exécution et de la déclaration d’allégeance.

Mais toute cette mise en scène présente plusieurs incohérences. D’abord, les deux vidéos du « campement » (celle des terroristes et celle de l’armée) attestent à l’évidence qu’il ne s’agissait pas d’une « base de vie » des maquisards, comme celles que j’avais pu découvrir en Kabylie entre 1993 et 1995, quand j’étais engagé comme jeune officier dans la lutte antiterroriste. On peut en déduire que les ravisseurs, membres du supposé groupe Jund al-Khilafah, n’étaient pas installés dans le secteur, mais avaient probablement été réunis dans ce lieu de passage pour une mission précise : enlever le touriste, l’exécuter puis décamper. Ensuite, dans la troisième vidéo, le groupe rallié à Daech exhibait des armes lourdes comme une mitrailleuse Douchka de calibre 12,7 ou un lance-roquettes RPG7 (les journalistes « sécuritaires » de la presse algérienne l’ont alors souligné avec insistance) ; mais rien de tel ne figurait dans les « équipements récupérés » par l’armée, selon le communiqué triomphal du ministre de la Défense rendant compte de l’assaut de ce « campement » par l’armée.

Toutes ces anomalies laissent penser que la vidéo d’allégeance à l’État islamique, diffusée le 30 septembre, a probablement été filmée avant l’enlèvement de l’otage français (puisque celui-ci n’y était pas mentionné) et que sa diffusion différée pourrait donc s’expliquer par le fait qu’elle aurait été préparée à l’avance pour signer de Jund al-Khilafah une opération en réalité « made in DRS » ; cette opération aurait alors été décidée quand ses chefs ont appris la visite dans la région du guide français, dont le sort funeste aura été le résultat du fait d’être présent au mauvais endroit au mauvais moment. Une simple hypothèse, certes, au vu de ces seuls éléments bizarres. Mais qui est largement confortée par d’autres informations factuelles que j’ai recueillies depuis, ainsi que par le simple rappel du contexte sécuritaire des deux dernières décennies en Algérie.

La longue expérience de la police politique (le DRS) dans la manipulation de la violence islamiste

À l’annonce de l’enlèvement d’Hervé Gourdel, les autorités françaises ont réagi comme on pouvait le prévoir : la succession très rapide des mises en scène chocs (l’otage enlevé, les ratissages pour traquer les ravisseurs, l’otage décapité) et des articles de presse en cascade sur la terreur de « Jund al-Khilafah », organisation jusque-là inconnue, les a laissées abasourdies. Placées dans l’incapacité de poser les vraies questions, elles étaient mûres pour apporter leur soutien total au régime algérien afin de sauver l’otage. Mais depuis quand ses dirigeants ont-ils vraiment voulu sauver des otages ? Tout au long de leur longue « expérience » dans ce domaine depuis 1992, les « champions de la lutte antiterroriste », comme aime à les qualifier la presse algérienne, ont rarement cherché sérieusement à épargner la vie des otages de groupes armés (que ces derniers soient manipulés par eux ou relèvent plus banalement du grand banditisme). Le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), la police politique du régime, est surtout une effrayante machine rôdée à fabriquer des terroristes, à semer la mort et à intoxiquer l’opinion nationale et internationale pour conforter son pouvoir (ce qui a favorisé parallèlement, depuis les années 2000, la prolifération de groupes autonomes purement délinquants, se revendiquant parfois de l’islam politique pour faire diversion).

Ce procédé de manipulation de la violence « islamiste » est classique et rejoint un schéma déjà vu : pendant la « guerre civile » des années 1990, il a été utilisé à très grande échelle par les chefs du DRS3. À partir de 2001, ces derniers ont favorisé la « politique de réconciliation nationale » qui a permis notamment de libérer des islamistes incarcérés ayant été « retournés » en prison. On a alors commencé à voir des détenus, initialement arrêtés pour leur appartenance supposée aux différents groupes armés se réclamant de l’islam (GIA, GSPC…), être relâchés des prisons algériennes. Leur nombre dépasserait le millier ; beaucoup sont restés sous la surveillance ou le contrôle du DRS, tandis que d’autres seront réinjectés dans le circuit terroriste. Abdelmalek Gouri, l’émir supposé de Jund al-Khilafah, et son adjoint Othmane El-Assimi auraient fait partie de ces prisonniers libérés.

Supervisé par les chefs du DRS, ce programme d’amnistie a duré des années. La sélection des prisonniers a été faite soigneusement. Ceux dont l’engagement en faveur de la paix et d’un changement de vie était connu sont restés en prison. Ceux qui présentaient un profil radical ou étaient disposés à collaborer avec les services ont été libérés. L’un des plus célèbres est Abdelfatah Hamadache, un « pot de miel » selon des officiers du DRS (car il permet de repérer les jeunes attirés, comme les mouches par le miel, par ses discours radicaux) : sitôt libéré, il a fondé un « mouvement politique » et a été propulsé par les médias comme un leader islamiste4. Cet exemple illustre bien la mainmise des services sur le discours radical relayé par les médias, ainsi que leur manipulation de la violence terroriste pour justifier leur maintien comme « dernier rempart » contre le terrorisme. Un autre exemple, plus ancien, est tout aussi édifiant : il s’agit de l’exécution par l’armée devant les caméras de télévision, le 8 février 2002, de l’« émir national » du GIA Antar Zouabri – qui était un agent du DRS – dans sa maison de Boufarik en compagnie de deux repentis5. D’après des informations que j’ai obtenues il y a quelques années, le général Mohammed « Toufik » Médiène, chef du DRS depuis 1990, lui avait promis une remise de peine, présentée comme faisant partie de l’amnistie par l’intermédiaire d’un des repentis qui l’avait ramené dans la maison familiale. Mais il n’y a pas de générosité fortuite de la part des généraux du DRS : il s’agissait de piéger Zouabri, devenu trop encombrant, en mettant de surcroît en scène sa liquidation. Cette information qui a fuité de l’appareil de renseignement montre que le régime, alors bousculé par les nombreuses révélations sur ses exactions6, voulait selon mon informateur faire un coup d’éclat, pour redorer le blason de l’armée et des services de renseignements devant l’opinion internationale.

À chaque crise au sein du régime, le bénéfice politique de ce genre de manipulation est évident, car cela conforte le discours généralement accepté par les médias occidentaux, qui voudrait que le régime et ses composantes soient le « seul rempart » face au terrorisme dans la région. Les services algériens ont toujours manipulé le « moi ou le chaos » avec une grande force de persuasion. L’épouvantail est d’une efficacité redoutable.

Des prises d’otages ayant un point commun : le DRS

Pour quiconque s’efforce d’étudier sérieusement les prises d’otages en Algérie et la guerre secrète qui en est l’arrière-fond, il devient rapidement évident que toutes les versions officielles soulèvent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses. La première chose à relever est qu’avant chaque prise d’otages, les journalistes « sécuritaires » de la presse algérienne relayant la désinformation « Made in DRS » ont annoncé la création d’un nouveau groupe armé qui aurait été le fruit d’une « dissidence subite » d’un groupe antérieur – sans qu’aucune autre source indépendante confirme l’information. Ainsi du GSPC (scission du GIA en 1997), devenu AQMI en 2006, dont des scissions ultérieures donneront le Mujao en 2011 et les « Signataires par le sang » de Mokhtar Belmokhtar en 2012, pour ne signaler que les plus notoires.

Les présumés terroristes responsables de l’enlèvement et de l’atroce assassinat d’Hervé Gourdel, membres du nouveau groupe Jund al-Khilafah, fruit supposé d’une nouvelle scission d’AQMI, ont annoncé leur dissidence et leur projet d’alliance à l’État islamique fin août 2014, trois semaines avant leur « baptême du feu », dans une vidéo sans images présentant une déclaration attribuée à Abdelmalek Gouri, alias Khaled Abou Souleimane7. Dès la diffusion de la première vidéo du 22 septembre revendiquant l’enlèvement de Gourdel, les autorités algériennes ont curieusement annoncé avoir immédiatement identifié Gouri et Abou Abdallah Othmane El-Assimi comme responsables de l’enlèvement, alors qu’ils ne sont pas identifiables dans cette vidéo, ni dans la deuxième donnant à voir la décapitation de l’otage. Et dans la troisième vidéo d’allégeance à l’État islamique, diffusée le 30 septembre, celui qui revendique à visage découvert l’adhésion de son groupe à Daech semble être El-Assimi, puisqu’il se réclame de Gouri, présenté comme l’émir de Jund al-Khilafah. Au bout du compte, ce dernier n’apparaît dans aucune de ces vidéos de propagande.

Au point qu’on peut se demander si le parcours prêté à Gouri ne relève pas d’une pure et simple « légende » fabriquée par le DRS, afin d’accréditer la responsabilité « islamiste » de l’assassinat de Gourdel. Selon les médias sécuritaires algériens, seule source d’« information » en la matière, Abdelmalek Gouri serait un jeune homme jusqu’alors inconnu des médias, subitement sorti de l’anonymat de son maquis supposé pour déclarer sa scission avec AQMI, créer Jund al-Khilafah et devenir un « super émir ». Dans un article du quotidien Al-Khabar du 13 mars 2015, un agent du DRS racontera en détail comment « ils ont exécuté Abdelmalek Gouri ». Des amis bien placés en Algérie m’ont dit que les hommes du DRS le surveillaient de longue date avec attention : ils l’ont vu évoluer en se mariant avec la sœur d’un de ses frères d’armes, s’installer dans une maison achetée aux Issers (wilaya de Boumerdès) par un terroriste originaire de Larbaâ. Tout cela sans la moindre réaction, alors que les services du DRS s’emploient depuis plus de vingt ans à faire savoir, par leurs relais dans les médias algériens, qu’ils sont toujours très prompts à repérer et à éliminer tous ceux qu’ils considèrent comme terroristes.

Il a fallu quelque temps pour comprendre la raison de cette « tolérance » : il s’agissait de donner une couverture médiatique internationale à la présence de Daech en Algérie, par l’enlèvement et la décapitation de l’otage français Hervé Gourdel. Abdelmalek Gouri était ce que les services de renseignements appellent une « caisse de résonnance », partie creuse d’un instrument ayant pour rôle d’amplifier la vibration produite par la membrane. Manipulés sans le savoir, certains de ces terroristes partaient dans les maquis marqués à la culotte. Certains seront blessés et arrêtés, d’autres mourront pour faire taire toute controverse. L’important étant qu’ils soient éliminés et ne parlent plus. Et tant pis si, au passage, quelques faibles d’esprit seront poussés à franchir la ligne rouge du crime. Abdelmalek Gouri a finalement été abattu le 22 décembre 2014, tout près de sa maison des Issers, où il rentrait comme tout père de famille rentre chez lui le soir après une longue journée de travail8. Un comportement de père tranquille, fort étrange pour un homme présenté par la propagande du DRS comme un « dangereux terroriste »…

Sept mois après le drame de l’assassinat de Gourdel, la scène a été soigneusement « nettoyée » : à l’exception du fameux El-Assimi, l’acteur principal de la vidéo précitée diffusée le 30 septembre 2014, la plupart des « terroristes » qui, selon les journalistes « sécuritaires » de la presse algérienne, auraient été impliqués dans l’enlèvement et l’assassinat du touriste français ont été liquidés un par un chez eux par des commandos de chasse du DRS9. Et non pas, comme certains ont voulu le faire croire, dans des opérations de ratissage et de recherche engagées par l’armée.

La boucle était bouclée. Et on peut malheureusement redouter que les responsables directs de l’assassinat d’Hervé Gourdel, souvent les mêmes qui ont assassiné (ou fait assassiner par des tueurs « islamistes » manipulés) avant lui des dizaines de milliers d’Algériens (ainsi que les moines de Tibhirine et nombre d’autres étrangers), resteront impunis. À moins que puissent enfin être entendues, en Algérie, en France et dans le monde, les voix de celles et ceux qui dénoncent ces horreurs depuis tant d’années…

Pourquoi les généraux algériens n’agissent-ils pas pour en finir avec AQMI ?

Ces voix peinent malheureusement à être entendues dans le climat de désinformation alimenté par les décideurs algériens, complaisamment entretenu par nombre de leurs homologues occidentaux (et les médias trop crédules), directement intéressés à avaler cette fable selon laquelle ces généraux du DRS et de l’ANP seraient le « seul rempart face au terrorisme ». Alors même que n’importe quel observateur objectif est bien obligé de reconnaître que ces généraux n’ont jamais frappé directement les groupes armés se réclamant de l’islam dans les zones où se trouvent leurs propres « terroristes ».

Tel est le cas par exemple dans les « secteurs opérationnels » de Bouira et de Tizi Ouzou où, dans les années 1990, comme je l’ai raconté dans mon livre La Sale Guerre, l’état-major de l’ANP concentrait les opérations militaires sur ceux qui incarnaient le plus grand danger à son égard et laissait des zones entières sous le contrôle de quelques groupes armés en réalité dirigés par des agents du DRS. Aujourd’hui, plus de quinze ans après, personne ne semble s’étonner du fait que des groupes armés comme AQMI et celui qui a assassiné Hervé Gourdel continuent à sévir de temps en temps dans la région, malgré la présence de forces de sécurité (régiments des forces spéciales, unités de l’ANP, de la gendarmerie et de la police) trois fois plus nombreuses qu’à l’époque. Certains « spécialistes » et autres « experts » expliquent que « cette région est montagneuse et difficile d’accès » et que « c’est normal qu’elle soit l’épicentre d’AQMI en Algérie ». Cette explication ne tient pas la route. Certes, elle est difficile d’accès, mais pas plus – voire moins – que les autres régions (celles de la Mitidja au centre, de Jijel à l’est, d’Aïn-Defla à l’ouest ou de Médéa plus au Sud).

Entre 1993 et 1995, comme jeune officier d’un régiment des forces spéciales de l’armée, j’ai eu de nombreuses occasions de travailler dans ces secteurs opérationnels de la Kabylie. J’y ai alors croisé des officiers naïfs, souvent désabusés et, en général, en complet décalage avec les réalités du terrain. Mais aujourd’hui, après des années de lutte antiterroriste, alors que les lieutenants sont devenus lieutenant-colonel, comment expliquer que rien, ou presque, n’ait changé ? Les officiers des secteurs opérationnels de Tizi Ouzou et de Bouira se souviendront longtemps du passage du chef d’état-major de l’armée, le 27 juillet 2009. Ce jour-là, le général Gaïd Salah se rendait sur place au lendemain d’une embuscade d’un groupe armé contre une patrouille militaire une semaine avant, dans laquelle deux officiers avaient été tués. L’état-major avait décidé la mise en place à partir du 4 juillet 2009 d’un nouveau dispositif sécuritaire concernant les deux secteurs opérationnels. Dans une déclaration devant un parterre d’officiers et d’officiers supérieurs, le général-major a expliqué que la stratégie consistait à « serrer l’étau contre AQMI », contenir cette organisation terroriste et la pousser dans ses derniers retranchements : « Il faut renforcer la surveillance des axes routiers par où transite la logistique et les empêcher d’agir. » Voilà la stratégie globale de l’état-major : « contenir » et « surveiller », mais pas « anéantir ».

Le régime connaît bien l’obsession des Occidentaux pour les djihadistes et en joue parfaitement. Est-ce un hasard si chaque orgie barbare organisée par un groupe terroriste est suivie d’une opération d’envergure pour anéantir les coupables ? Alors une question se pose d’elle-même : pourquoi ne pas en finir avec AQMI une fois pour toutes ? Les deux secteurs opérationnels n’ont jamais vu autant de casernes, de militaires et de moyens qu’au moment où furent diffusées les vidéos de l’enlèvement et de la décapitation d’Hervé Gourdel.

Après l’annonce de la mort atroce du touriste français, les journalistes « sécuritaires » de la presse algérienne ont écrit de nombreux articles expliquant que les unités de l’Armée nationale populaire (ANP) multipliaient les « ratissages » pour trouver les assassins dans toute la région, souvent très loin du lieu de l’enlèvement. Alors que, comme le relatera le quotidien El Watan le 9 octobre 2014 : « Le campement où s’est tenue la réunion de la katiba “Jund al-Khilafah” pour faire allégeance à Daech a été découvert par les unités de l’ANP dans le massif de Aït-Ouaban, à Iboudrarène, à moins d’un kilomètre de lieu du rapt du ressortissant français Hervé Gourdel10. » Une contradiction qui conforte l’hypothèse d’une manœuvre tordue des chefs du DRS, alors toujours englués dans une lutte sourde avec leurs collègues généraux à la tête de l’état-major de l’ANP.

2013-2014 : tensions entre l’état-major de l’armée et le DRS

Dès le départ, ces derniers ont été placés devant une situation embarrassante et dans l’incapacité d’évaluer la situation, perdus qu’ils étaient dans leur mensonge d’avoir « vaincu le terrorisme » en Kabylie : l’ultimatum irréaliste donné par les ravisseurs était trop court pour faire quoi que soit. Les organisateurs de l’assassinat voulaient que l’état-major de l’ANP apparaisse comme incapable d’agir, pour sauver l’otage comme pour traquer les ravisseurs. Des militaires patriotes bien informés de l’affaire m’ont indiqué que, dans cette sinistre mise en scène, deux types d’opérations distinctes ont été conduits simultanément, mais séparément : le dispositif militaire mis en place par l’état-major de l’ANP pour tenter de retrouver Hervé Gourdel en 48 heures afin de sauver la face ; et les actions ciblées des « commandos de chasse » du DRS pour éliminer les supposés responsables de l’enlèvement de l’otage, déjà identifiés et sous surveillance depuis longtemps – des hommes publiquement et nommément désignés par le même DRS, sans qu’aucun observateur indépendant n’ait pu évidemment vérifier si c’était vrai.

Ce « message de sang » adressé à la France rappelle inévitablement celui des « Signataires par le sang », le groupe de Mokhtar Belmokhtar, dissident d’AQMI, qui avait réclamé l’arrêt de l’intervention militaire française au Mali en attaquant le site gazier de Tiguentourine (In-Amenas) le 16 janvier 2013 : au moment même où cette prise d’otages était en cours, circulaient déjà dans les milieux militaires algériens l’information du très grave différend, dans la gestion de crise de l’événement, entre les officiers de l’état-major et ceux du DRS présents sur place11. Un différend qui se soldera par la mort de trente-huit otages occidentaux, un Algérien et vingt-neuf terroristes, tous tués par les tirs des hélicoptères du DRS.

Les services secrets occidentaux sauront également très vite par qui leurs ressortissants ont été tués. Mais tenus qu’ils étaient par leur collaboration « antiterroriste » avec les services algériens, ils ont caché cette réalité. Furieux de ce crime du DRS, les chefs des services américains et britanniques ont toutefois fait savoir aux généraux de l’état-major de l’ANP que cela ne devait plus jamais arriver, et qu’ils devaient impérativement mettre fin aux agissements et à l’autonomie des chefs du DRS. D’où le regain de tension entre les deux pôles du pouvoir militaire algérien, qui s’est traduit en septembre 2013 par l’éviction d’importants officiers supérieurs du DRS. Celui-ci a perdu de sa superbe, certains de ses officiers les plus influents sur la scène médiatique comme le colonel Faouzi, ou sécuritaire comme le général-major M’henna Djebbar, patron de la DCSA, ayant été officiellement limogés. De même que le général-major Athmane Tartag, dit « Bachir » (et de son vrai nom El-Bachir Sahraoui), alors à la tête de la Direction de la sécurité intérieure (DSI) et responsable direct du massacre de Tiguentourine – lequel sera plus tard discrètement recyclé comme « conseiller » à la présidence de la République pour y être l’« œil du DRS »12

Puis, en janvier 2014, mandaté par l’état-major et par le clan présidentiel, le secrétaire général du FLN a lancé une violente et très surprenante attaque médiatique contre « Tewfik », le patron du DRS, l’accusant de tous les maux de l’Algérie13. Et le 6 février 2014, coup de tonnerre : la presse annonce qu’un bras droit de ce dernier, le très discret général Abdelkader Aït-Ourabi, dit « Hacène », chargé de la lutte antiterroriste au sein du DRS depuis plus d’une dizaine d’années, a été arrêté avec plusieurs de ses collègues par l’état-major pour « constitution de bandes armées, détention et rétention d’armes de guerre, fausses déclarations sur le stock d’armes utilisées ou mises à sa disposition dans le cadre de ses prérogatives (lutte antiterroriste)14 ». Mais curieusement, deux semaines après la mise en examen de cet officier supérieur et d’autres officiers du même département dans des affaires de terrorisme, les médias algériens n’ont plus rien dit des accusations gravissimes portées à leur encontre. Un silence qui paraît encore plus éloquent avec l’embarras des habituels intellectuels médiatiques, ces théoriciens stratosphériques des organisations terroristes, habituellement si prompts à analyser chaque acte terroriste dans El Watan ou dans Le Soir d’Algérie.

C’était en tout cas la première fois qu’un haut gradé du DRS était publiquement mis en cause pour « constitution de bandes armées » (entendre : création de « groupes islamistes » manipulés par le DRS). La principale explication de cet épisode incroyable est sans doute à rechercher du côté de… la Tunisie.

Djihadistes manipulés en Tunisie

Le 22 mars 2015, après la sanglante prise d’otages du musée du Bardo à Tunis, Beji Caïd Essebsi, le nouveau président de la République tunisienne, a déclaré, visiblement énervé, dans une interview à la chaîne française I-Télé : « À chaque fois qu’un groupe terroriste est débusqué en Tunisie, il a un chef algérien. » Réponse immédiate du ministre de l’Intérieur algérien, Tayeb Belaïz : « Le terrorisme n’a pas de nationalité, n’a pas de pays, n’a pas de religion, n’a pas de couleurs et n’a pas d’humanisme. Il peut se manifester dans n’importe quel territoire et moi je ne fais pas de différences entre les terroristes quel que soit leur nom15. » Sauf que pour nombre d’observateurs avertis – et peut-être pour le chef de l’État tunisien lui-même –, un de ces noms est celui… du DRS.

Les djihadistes « de base » égarés qui prétendent agir au nom de l’islam pour semer la terreur en Tunisie ignorent évidemment que certains de leurs « émirs » ont pu prendre leurs ordres à Alger, comme cela aurait été le cas dix-huit mois auparavant. C’est ce que m’ont affirmé plusieurs de mes anciens collègues toujours en fonction au sein des forces de sécurité algériennes, révoltés par ces pratiques. Ils m’ont expliqué que, suite à la répression d’actions terroristes perpétrées à l’été et à l’automne 2013 dans les zones montagneuses tunisiennes frontalières de l’Algérie16, les militaires tunisiens ont récupéré sur les corps de djihadistes algériens (qu’ils avaient tués dans ces maquis) des téléphones portables et des puces SIM. Et là, surprise : leurs enquêtes ont montré que plusieurs de ces puces avaient conservé la trace de communications avec des numéros de téléphone de responsables du DRS à Alger (voire leurs « pseudos »)… C’est ce que, selon mes correspondants, des militaires tunisiens ont alors révélé aux services de renseignements américains, qui auraient du coup demandé à nouveau aux chefs de l’ANP d’en finir une bonne fois pour toutes avec ces manipulations des chefs du DRS – d’où l’arrestation (très provisoire) du général Hacène.

Pourquoi cette intrusion des services algériens dans la manipulation du « terrorisme islamiste » tunisien ? On ne peut sur ce point que formuler une hypothèse, mais qui semble assez vraisemblable quand on connaît les vieilles pratiques du DRS. À l’été et l’automne 2013, après les assassinats des opposants laïques Chokri Belaïd (en février) et Mohamed Brahmi (en juillet) – officiellement attribués aux « salafistes » –, le gouvernement dirigé par le parti islamiste Ennahda était très fragilisé (il tombera d’ailleurs en décembre). Les chefs du DRS, soucieux de prévenir le risque de « contagion démocratique » en Algérie (perçue comme une menace pour leur pouvoir), auraient dans ce cadre répété leurs méthodes éprouvées depuis vingt ans : manipuler des extrémistes islamistes (« salafistes », « djihadistes », etc.) pour tenter d’empêcher la démocratie de s’installer durablement dans la « petite sœur » qu’est la Tunisie.

On mesure ainsi à quel point les dirigeants du DRS sont impliqués dans l’exportation du terrorisme dans la région, et jusqu’où ils sont capables d’aller pour le manipuler à des fins politiques. Les groupes djihadistes armés, parfois en conflit entre eux, faisant allégeance à qui les manipule le mieux, gangrènent donc le pays bien au-delà du seul massif du Djurdjura – notamment dans le Sahara et au Mali17. Ils sont entretenus par le DRS comme une sorte de pépinière sous surveillance permanente, structurée en réseaux d’influence et mafieux et dont on médiatise plus souvent les guerres que les connivences. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’enlèvement d’Hervé Gourdel, la prise d’otages d’In-Amenas, les actions terroristes en Tunisie et d’autres qui pourraient suivre. Cette politique a fait ses preuves dans les années 1990, lorsque la manipulation a atteint son paroxysme et que des centaines de terroristes manipulés commettaient des carnages effroyables au sein de la population qui les soutenaient.

En conclusion, je peux donc affirmer que, selon mes informateurs, la restructuration du DRS survenue fin 2013 et au début de 2014 n’est pas uniquement liée aux luttes internes dans les coulisses du pouvoir ni aux suites de l’attaque terroriste contre le site gazier d’In-Amenas : c’est aussi une conséquence de la découverte des liens du général Hacène avec certains « émirs » agissant sous ses ordres en Tunisie. D’où la création, en décembre 2013, d’une « commission spéciale de sécurité » par l’état-major de l’ANP et la présidence pour tenter de venir à bout des officiers du DRS qui conservaient le monopole sur l’information et le renseignement (sur les dossiers de corruption, mais aussi sécuritaires) et entretenaient des liens suspects avec les djihadistes.

Dans cette « guerre de clans » économique et politique, celui du général « Tewfik » Médiène, rompu de longue date à la manipulation du « terrorisme islamique » aux niveaux national et régional afin de se rendre indispensable auprès des puissances occidentales, a certes été affaibli. Mais il a résisté et, dès février 2014, un compromis avec l’état-major a visiblement été trouvé : les attaques médiatiques contre le DRS ont cessé brusquement et l’arrestation du général Hacène et de ses collègues n’a eu officiellement aucune suite. C’est dans ce climat délétère que, sept mois plus tard, est intervenu l’enlèvement/assassinat d’Hervé Gourdel, dont beaucoup d’éléments semblent attester qu’il s’agit d’une initiative d’officiers du « clan Tewfik » pour marquer leur territoire face à l’état-major de l’armée. Et pour rappeler aux autorités françaises que, face au terrorisme toujours présent, l’assistance du DRS était aussi indispensable que celle de l’ANP…

Notes

*? Auteur du livre La Sale Guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales algériennes, La Découverte, Paris, 2001.

1 Voir Madjid Makedhi, « Nouvelles images de Jund al-Khilafah. Une vidéo et des indices », El Watan, 2 octobre 2014. La vidéo, postée sur Youtube le 30 septembre 2014, était visible à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=ZuDlFMDBfy4 (visionnée le 25 avril 2015).

2 Voir l’article de la journaliste « sécuritaire » du quotidien francophone El Watan : Salima Tlemçani, « Sur les traces des terroristes dans le massif du Djurdjura », El Watan, 9 octobre 2014.

3 Voir l’étude détaillée de Salima Mellah, Le Mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation, CJA/TPP, www.algerie-tpp.org, mai 2004.

4 En décembre 2014, ce pseudo-« imam salafiste » a défrayé la chronique en lançant un appel au meurtre contre le journaliste-écrivain Kamel Daoud (voir Algeria-Watch, « L’imam salafiste du régime algérien et l’écrivain camusien : fausse polémique et vraie manipulation », 21 décembre 2014).

5 « Spectaculaire opération des forces combinées, vendredi à Boufarik. Le film de l’élimination de Antar Zouabri », Quotidien d’Oran, 10 février 2002.

6 Voir notamment mon livre : Habib Souaïdia, La Sale Guerre, op. cit. (et aussi Algeria-Watch, « Autour du livre La Sale Guerre »).

7 Tarek Hafid, « Terrorisme. Des dissidents d’Al-Qaïda se rallient à l’EI », Le Soir d’Algérie, 15 septembre 2014. Voir la vidéo (en arabe) postée sur YouTube le 10 novembre 2014 – qui aurait donc été initialement diffusée le 27 août 2014 – sous le titre « L’organisation Soldats du califat en terre d’Algérie prête allégeance à l’émir de Daech » (visionnée le 25 avril 2015).

8 Voir Moncef Wafi, « Parmi les trois terroristes éliminés aux Issers : le chef du groupe qui a égorgé Gourdel abattu », Le Quotidien d’Oran, 24 décembre 2014.

9 Voir notamment : « L’adjoint de Gouri parmi les terroristes abattus. Jund al-Khilafah décimé par l’armée à Boumerdès », El Watan, 11 avril 2015.

10 Salima Tlemçani, « Sur les traces des terroristes dans le massif du Djurdjura », loc. cit.

11 Comme je l’ai rapporté un mois après ce drame : Habib Souaïdia, « Révélations sur le drame d’In-Amenas : trente otages étrangers tués par l’armée algérienne, au moins neuf militaires tués », Algeria-Watch, 11 février 2013.

12 Il est important de souligner que Djebbar et Tartag sont deux des principaux responsables des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis par les « forces de sécurité » durant les années de la « sale guerre » sous les ordres de leurs chefs, les généraux Tewfik Médiène et Smaïn Lamari (voir Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Algérie : la machine de mort, octobre 2003).

13 Voir Algeria-Watch, « Algérie : explications sur la crise au sommet du pouvoir », 10 février 2014.

14 Ali Graichi, « Le général Hacène interpellé. Adjoint du général Toufik, il est accusé d’activités séditieuses », Algérie Express, 8 février 2014.

15 Voir Azzeddine Bensouiah, « Attentat du Bardo : Alger recadre Tunis », Liberté, 28 mars 2015.

16 Parmi de nombreux articles de la presse algérienne, à décoder évidemment, voir notamment : Salem Ferdi, « Vaste opération sur le mont Chaambi : l’Algérie impliquée, malgré elle, dans les polémiques tunisiennes », Le Quotidien d’Oran, 3 août 2013 ; Moncef Wafi, « Opération de l’armée tunisienne contre des terroristes : accrochages près de la frontière algérienne », Le Quotidien d’Oran, 13 octobre 2013 ; et Sana Harb, « Le terrorisme se rapproche de la capitale, les Tunisiens s’inquiètent », Maghreb émergent, 18 octobre 2013.

17 Voir François Gèze, « Le jeu trouble du régime algérien au Sahel », Institut Tribune socialiste, avril 2013.

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