Prix littéraire civilisé et éradication résiduelle – Pour François Gèze !
Algeria-Watch, 17 Novembre 2024
Beaucoup s’interrogent sur la signification de l’attribution du prix Goncourt à l’Algérien Kamel Daoud, surtout connu pour son intense activisme médiatique en France où il relaie des obsessions arabo-islamophobes très voisines du discours de l’extrême-droite (1). Algeria-Watch, n’entend pas, bien évidemment, se prononcer sur la qualité littéraire du roman récompensé. La production romanesque du lauréat du Goncourt a fait l’objet d’éloges vibrants et de critiques féroces. On peut en penser ce que l’on voudra de ce point de vue. Il ressort clairement que la dimension centrale dans la controverse publique (comme dans la motivation d’attribution de ce prix) n’est pas d’ordre littéraire mais relève de la politique dans sa dimension la plus actuelle.
Un Goncourt en perte de prestige pour un ersatz de Salman Rushdie
En effet, il est clair que ce couronnement médiatique constitue sans la moindre ambiguïté de la part des appareils idéologiques de l’Etat français, la récompense pour services rendus à la propagande de la guerre des civilisations par un prestataire de services omniprésent, disposé à toutes les affabulations et surenchères. L’affaire était entendue dès que l’opinion a été informée que cet auteur figurait dans la sélection finale des œuvres arrêtée par les jurés du Prix Goncourt. Personne n’a donc été vraiment surpris. Algeria-Watch, encore moins, le rôle politique de ce personnage avait été identifié dès son apparition très orchestrée sur la scène médiatique française (2).
A propos de « Houris » (3), roman récompensé signalons simplement que son auteur n’a jamais remis en cause le récit officiel sur la « sale guerre » menée contre le peuple algérien dans les années 1990. Le récent lauréat vient aujourd’hui très opportunément poser à l’opposant téméraire qui risquerait d’être poursuivi au titre du notoire article 46 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale (4). Lequel article, selon le romancier agréé, « punir[ait] quiconque évoque la guerre civile ». Or cet article 46 (5), sa formulation circonvolutive n’en altère par le sens, vise celles et ceux qui, à raison, rejettent le commode, mais invraisemblable, manichéisme du narratif officiel des « bons démocrates soutenus par l’armée » opposés aux « méchants islamistes obscurantistes » …
De fait, cet écrivain n’est plus en odeur de sainteté auprès de ses ex-amis au sommet du régime non pas du fait de son livre mais en raison de ses déclarations pro-israéliennes, radicalement inadmissibles pour l’opinion algérienne, et de son soutien aux orientations makhzeniennes du chef de l’Etat français. La posture d’opposant de pacotille fabriquée par les médias français entre clairement dans un plan de communication visant à mettre sur le marché un ersatz parisien de Salman Rushdie.
L’inévitable synthèse : Islamophobie et Eradication
Dans le flot de commentaires plus ou moins étayés, plus ou moins favorables, on relève, avec une certaine perplexité, une contribution parue dans les blogs de Médiapart (6) où à l’issue d’un pesant argumentaire pseudo-nationaliste contre Kamel Daoud et son œuvre, l’auteur, chercheur semble-t-il dans une institution française, attaque François Gèze qu’il accuse, sur le registre exact de la police politique d’Alger, d’être (aussi parce qu’il est né à Casablanca !) l’un des architectes d’une soi-disant campagne anti-régime autour des atrocités commises pendant les années 1990.
Avec les éléments de langage des porte-voix de l’éradication, ce chercheur s’en prend également à l’auteur de « La Sale Guerre » (7), Habib Souaidia qu’il voue aux gémonies, convoquant Mohamed Sifaoui pour appuyer son propos. Référence qui situe très exactement ce critique. Ici comme ailleurs, les outrances langagières et la véhémence du propos ne fondent aucunement un argumentaire, toute la lumière devra être faite sur les atrocités commises à la suite du coup d’état militaire du 11 janvier 1992 (8).
Sur le fond comme dans la forme, ce procès post-mortem d’un grand intellectuel engagé dans la défense des droits de l’homme et de l’amitié entre les peuples algérien et français est à la fois indigne et inepte. François Gèze, un des fondateurs d’Algeria-Watch, éditeur notamment de nombre de livres majeurs sur l’histoire de l’Algérie, était un homme de paix et de droit qui condamnait avec la même sévérité les auteurs de tous bords de crimes de la « sale guerre ». François Gèze, homme de culture élevée et de discernement politique, n’avait pas grande considération, c’est une litote, pour ces romanciers de la renégation promus par les médias oligarchiques français et des maisons d’éditions parisiennes dont il connaissait parfaitement la ligne éditoriale.
François Gèze a compté parmi les quelques hautes voix qui se sont prononcées contre un coup d’état militaire, matrice de toutes les violences, qui a précipité le peuple algérien dans un interminable cycle de privation des libertés et de régression généralisée.
La mobilisation démocratique massive de la société algérienne, le Hirak, a parfaitement situé les responsabilités des acteurs d’une crise qu’une arrière-garde désespérée tente vainement de masquer par des incantations. L’ami François adversaire résolu du courant arabo-islamophobe qui contrôle l’espace médiatique français, demeure, même après sa disparition, la hantise des ultimes et très sinistres chantres de l’éradication. Il est en effet révélateur que la critique d’une plume mercenaire se conclut, à la faveur d’un détour pervers, par l’improbable et choquante mise en cause d’un des trop rares intellectuels français qui a très courageusement et de manière totalement désintéressée, pris le parti des populations pacifiques face à une effroyable guerre contre les civils.
Leurs divergences formelles ne faisant guère illusion, il se confirme une nouvelle fois que les mandataires de la guerre des civilisations et les résidus de l’éradication partagent les mêmes compulsions et une semblable vindicte.
Notes
1. « Pour qu’un écrivain des Suds puisse réellement parler, se faire entendre dans les médias mainstream, il faut faire comme Kamel Daoud : acclimater sa plume afin de participer activement à l’enrichissement d’un nouveau dictionnaire des idées reçues nommé l’« arc républicain », prêcher vaillamment à son lectorat que le Rassemblement national (RN) serait plus fréquentable, plus « républicain » et « patriote » que La France insoumise (LFI), le Nouveau front populaire (NFP) et un « Mélenchon auto-hamassisé ».
Passage extrait de « La fascination de Kamel Daoud pour l’extrême-droite » de Faris Lounis in Orient XXI publié le 4 septembre 2024 https://orientxxi.info/magazine/la-fascination-de-kamel-daoud-pour-l-extreme-droite,7574
2. Voir « La résidence très politique d’un écrivain algérien » – Omar Benderra – Algeria-Watch – 4 février 2019. https://algeria-watch.org/?p=70937
3. « Houris » – Kamel Daoud – 416 pages – Gallimard (15/08/2024)-Prox Goncourt 2024
4. « La charte pour la paix et la réconciliation nationale » – Ordonnance n° 2006-01 du 28 Moharram 1427 correspondant au 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. https://www.interieur.gov.dz/index.php/fr/dossiers/168-la-charte-pour-la-paix-et-la-reconciliation-nationale.html
5. « Art. 46. – Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250.000 DA à 500.000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double. »
6. « Kamel Daoud le fabulateur et les classes décadentes » de Yazid Ben Hounet- 5 novembre 2024 – Mediapart https://blogs.mediapart.fr/yazidben-hounet/blog/051124/kamel-daoud-le-fabulateur-et-les-classes-decadentes
7. La sale guerre – Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne, 1992-2000- Habib Souaidia – Editions La Découverte – 232 pages – 23 février 2012
8. Habib Souaidia a été attaqué en diffamation à Paris par le général Khaled Nezzar chef de la junte qui a pris le pouvoir en janvier 1992. A l’issue d’un procès tenu à Paris du 1er au 5 juillet 2002, le général a été débouté. Les minutes de ce procès hors normes ont été réunies dans un ouvrage intitulé Le procès de » La Sale Guerre « – Algérie : le général-major Khaled Nezzar contre le lieutenant Habib Souaïdia – Habib Saoudia – Editions La Découverte – collection Cahiers Libres – 516 pages – 31 octobre 2002