Entretien de Rafik Lebdjaoui avec Alain Ruscio autour de son livre
« La Première Guerre d’Algérie. Une histoire de conquête et de résistance 1830-1852 »
Un Podcast Algeria-Watch, 1er novembre 2024
La parution du livre très attendu de l’historien Alain Ruscio correspond à quelques jours près au soixante-dixième anniversaire du déclenchement de la phase ultime de la guerre de libération nationale le 1er Novembre 1954. La coïncidence n’est évidemment pas fortuite tout comme le titre, « La Première Guerre d’Algérie – une histoire de conquête et de résistance 1830-1852 », de cette impressionnante somme de plus de sept cents pages. L’auteur installe ainsi d’emblée la cohérence politique et historique entre la guerre initiale de résistance des Algériens à l’invasion française et son prolongement, la guerre finale de libération nationale, phase ultime de la lutte anticoloniale qui a duré cent trente-deux ans.
Alain Ruscio, Historien et chercheur éminent, spécialiste de la colonisation française, de l’Algérie au Vietnam, est l’auteur de nombreux ouvrages très importants. Loin des préoccupations d’opportunité d’historiens de cour et de plateaux de télévision, Alain Ruscio a entrepris de focaliser son étude sur une période peu étudiée. Outre le livre, plutôt daté, de Charles André Julien1, qui couvre une période plus large allant de 1827 soit avant le débarquement à Sidi-Fredj en 1830 jusqu’à l’insurrection d’El Mokrani en 1871, la phase initiale, sans doute difficile à aborder tant elle fut particulièrement sanglante a été en règle générale plutôt sommairement évoquée par des historiens français dans des productions portant sur l’entièreté de la présence française en Algérie ou sur les relations de la France à ses provinces outre-méditerranée.
L’histoire de la conquête de l’Algérie n’est pas comme le représente le narratif colonial une geste militaire glorieuse émaillée d’événements adverses, d’affrontements erratiques avec des « tribus » ou des factions « arabes » ou « musulmanes », comme autant d’éruptions irrationnelles et sans lendemains de populations à la limite de la sauvagerie. Alain Ruscio démontre au contraire, au fil de témoignages avérés et de sources documentées, que la soi-disant épopée coloniale n’a rien eu d’épique et que la résistance des Algériens a été un mouvement profond qui s’est prolongé tout au long de l’occupation. La confrontation des Algériens à l’envahisseur puis à l’occupant a, certes, évolué, changé de forme et d’intensité mais n’a pas cessé jusqu’à la récupération de la souveraineté nationale en juillet 1962 et à l’édification subséquente de l’Etat Algérien moderne.
Cette « Première Guerre d’Algérie » est le fruit d’un vaste travail de recherche et d’analyse critique des archives officielles, militaires et civiles, de journaux et périodiques ainsi que d’ouvrages d’époque. Les événements et les séquences sont précisément énoncés et sourcés. Tout comme les portraits des acteurs de ce qui fut longtemps représenté comme une épopée par les chantres de la « Mission Civilisatrice » sont factuels et nuancés. Ce livre salutaire démolit nombre de mythes coloniaux. L’invasion de l’Algérie en 1830 n’est vraiment pas la réponse au coup d’éventail infligé en le 30 avril 1827 par le Dey d’Alger au Consul Général Deval que des générations d’écoliers français ont appris dans leurs livres d’histoire jusqu’à une période récente mais bel et bien une colonisation théorisée, planifiée et justifiée. Pas plus qu’il ne s’agissait de « libérer » les populations du joug ottoman.
Il se confirme ainsi, à l’issue d’un examen à la fois complet et minutieux de pièces d’époque et de récits de témoins directs, que la conquête a été un théâtre de la cruauté généralisée. Un long développement sanglant, méthodique et implacable marqué par les massacres de masse sur fond de pillage et de spoliation. L’armée coloniale en supériorité numérique et technique s’est continuellement heurtée à une opposition résolue mais plutôt localisée et sans coordination nationale. L’Emir Abdelkader à l’ouest du pays et Hadj Ahmed, Bey de Constantine, ainsi que les chefs de la résistance en Kabylie n’ont pu se regrouper pour former un front commun face à un envahisseur très nombreux, organisé et aguerri. Cette résistance fragmentée mais longue et déterminée a eu pour effet d’exacerber l’extrême violence d’une armée qui, dans une escalade d’atrocité croissante, invente la guerre génocidaire d’extermination des civils aujourd’hui mise en œuvre, avec d’autres moyens, à Gaza par un autre colonialisme de peuplement.
La sauvagerie d’un corps expéditionnaire composé de soudards rescapés de toutes les guerres précédentes, des déroutes napoléoniennes à l’effondrement Haïtien, dirigé par d’impitoyables pillards a horrifié certains publicistes pourtant convaincus de la légitimité de l’aventure coloniale. Mais il demeure que de larges composantes des élites intellectuelles françaises, animées par un sentiment national-chauvin qui émerge au milieu du dix-neuvième siècle et stimulées par la concurrence des puissances impérialistes, soutiennent résolument l’expansion coloniale. Les déclarations favorables à la conquête de l’Algérie, et pour certaines appelant à l’éradication des indigènes, d’écrivains et de poètes célèbres cités par Alain Ruscio éclairent la genèse de l’imprégnation raciste et algérophobe très actuelle d’une certaine idéologie française.
D’une lecture facilitée par la clarté du style et la simplicité du ton, ce livre exceptionnel offre sur plus de sept cent pages un panorama détaillé et captivant de ce qui reste une ineffaçable tragédie pour le peuple algérien et une tache indélébile de l’histoire des régimes français successifs. Les références bibliographiques, reportées sur une trentaine de pages, illustrent l’ampleur et la validité de la recherche menée par l’auteur et sa volonté de croiser ses sources d’informations. Dans un souci de précision, Alain Ruscio regrette que, ne lisant pas l’arabe, il n’ait pu exploiter les archives et documents disponibles dans cette langue. Ce qui peut correspondre à un appel aux historiens algériens …
L’approche humaniste d’Alain Ruscio, loin des attitudes circonstancielles sur un prétendu « conflit de mémoires » et des postures d’historiens de la société du spectacle, est solidement fondée sur une méthodologie rigoureuse et exigeante ; le refus de simplifications ou de raccourcis permet à l’auteur de dresser un tableau réaliste et très évocateur des deux premières décennies de sang et de spoliations de la nuit coloniale.
Le travail d’Alain Ruscio mérite bien tous les éloges. « La première Guerre d’Algérie », contribution majeure à la connaissance de l’histoire commune de l’Algérie et de la France, constitue déjà une référence indispensable. Il faut espérer que ce livre soit rapidement traduit en langue arabe pour être mis à la disposition du plus large public algérien.
Enfin Algeria-Watch apprécie tout particulièrement la dédicace d’Alain Ruscio à François Gèze, ancien Président des Editions La Découverte et membre d’Algeria-Watch, disparu le 28 août 2023 et qui n’a pas pu lire l’intégralité de ce livre.
* La première guerre d’Algérie – Une histoire de conquête et de résistance, 1830-1852. Alain Ruscio · Editions la Découverte – 2024