Le général Smaïl Lamari et les massacres de 1997

Le général Smaïl Lamari et les massacres de 1997

Algeria-Watch, 3 septembre 2007

En Algérie, le dixième anniversaire des grands massacres commis en 1997 et 1998 n’est pas commémoré. Et pour cause. Tant de questions subsistent quant aux circonstances exactes dans lesquelles ils se sont déroulés et particulièrement quant aux responsables qui les ont commandités que l a seule évocation de ces crimes relève aujourd’hui du tabou.

Pourtant, ces massacres restent une des plaie s béante s d’une Algérie meurtrie, ne pouvant cicatriser. Pourquoi ne pas parler de ces attaques qui, en l’espace d’une nuit, ont fait à chaque fois des dizaines, voire des centaines, de victimes égorgées ? Comment comprendre que des jeunes hommes aient pu s’acharner avec sauvagerie sur des femmes, des enfants et des nourrissons ? Qui sont ces dizaines d’assaillants qui ont pu agir impunément pendant des heures aux portes mêmes d’Alger ? Pourquoi les militaires, stationnés à quelques encablures des lieux des crimes, ne sont -ils pas intervenus ? Dis ans après, c es questions et tant d’autres continuent à hanter les esprits . Elles ne trouveront un semblant d’apaisement que lorsqu’une réponse y sera apportée par des enquêtes et des procès.

Quand l’innommable est érigé en tabou

Nous ne pouvons énumérer tous les massacres qui ont endeuillé la population algérienne durant cette période. Citons seulement quelques-uns de ceux qui se sont succédé de façon infernale entre la mi-août et la mi-septembre 1997 , pour nous en remémorer l’ampleur et l’horreur : 60 personnes à Souhane près de Tablat (Médéa) le 20 août ; 64 personnes à Béni-Ali près de Chréa (Blida) le 26 août ; entre 300 et 500 personnes à Raïs (Sidi-Moussa) dans la banlieue d’Alger le 28 août ; plus de 70 personnes à Sidi-Youcef à Béni-Messous (Alger) le 5 septembre ; plus de 50 personnes à Béni-Slimane, près de Tablat (Médéa) le 20 septembre ; plus de 400 personnes à Bentalha dans la banlieue d’Alger le 22 septembre (1).

Dans les mois qui suivent, la fureur sanguinaire est sans limite. Presque quotidiennement, des hordes d’hommes armés de couteaux et de kalachnikovs attaquent des villages ou des banlieues de villes et massacrent plusieurs dizaines de victimes. L’armée algérienne , pourtant omnipotente et omniprésente, semble impuissante. Et à la charnière de l’année 1998, l’horreur dépasse tout entendement : à l’ouest du pays, dans différentes bourgades, non loin de Relizane, près de 1 000 personnes sont tuées dans les nuits du 30 décembre 1997 et du 4 janvier 1998.

Au cours des années suivantes, la fréquence de ces tueries de masse – qui avaient commencé dès 1996 – diminuera très sensiblement. Mais, n’en déplaise à ceux qui évoquent la « concorde civile » et la « réconciliation nationale » comme garants de la paix , cette pratique ne disparaîtra pas. Ainsi, le 22 octobre 2004 encore, 16 personnes sont tuées tués à un faux barrage au lieu-dit M’senou, près d’El-Hamdania (Médéa).

Malgré tout ce sang versé, malgré toutes les larmes pleurées, ce dixième anniversaire est totalement ignoré par l’Algérie officielle : aucune commémoration ; pas de stèle ; pas de veillée à la mémoire des milliers de victimes  ; pas de paroles de rescapés diffusées, dont de nombreux orphelins, marqués à vie ; pas de manifestations pour crier « plus jamais ça » ; pas de revendication de Vérité et de Justice pour toutes ces victimes doublement assassinées : à la lame et au déni. L’Algérie des « décideurs » ne veut pas se souvenir, parce qu’elle ne veut pas reconnaître la vérité. L’innommable est érigé en tabou. Et les coupables restent impunis.

Depuis 2006 , l’expression désormais consacrée par la loi pour désigner les années de sang est « tragédie nationale ». Une expression conférant aux « décideurs » le monopole de la définition des crimes et des responsabilités. Et qui vise d’abord, par une confusion calculée , à ne plus distinguer entre les différents crimes commis , à interdire la recherche et le jugement des coupables , quels qu’ils soient – en dehors de quelques-uns, aussitôt légalement blanchis s’ils se montrent coopératifs. Il ne faut surtout pas nommer les véritables responsables, les commanditaires de cette violence qui endeuille toujours l’Algérie. Ces derniers bénéficient de tous les honneurs et ont été absous de toute culpabilité.

L’un des principaux d’entre eux vient de quitter ce monde , échappant à la justice des hommes : le général-major Smaïl Lamari (dit « Smaïn ») , le numéro deux du DRS, chef de la direction du contre-espionnage (DCE) depuis dix-sept ans , est décédé le 27 août 2007, la veille du dixième anniversaire du massacre de Raïs. Tandis que les victimes de Raïs sont jetées dans les poubelles de l’histoire et que les rescapés souffrent toujours des séquelles de la douleur physique et du traumatisme, lui a reçu tous les honneurs de cette Algérie officielle qui sait remercier ses patrons.

Quelle relation entre Smaïl Lamari et les massacres de 1997 ?

On connaît l’argument ultime, asséné ad nauseam depuis dix ans par le pouvoir algérien et ses relais médiatiques – dans le pays comme à l’étranger, en particulier en France -, pour délégitimer toute demande d’investigation sur les massacres et leurs responsables : cette demande est absolument inutile, puisque les tueries ont été clairement revendiquées par les GIA (Groupes islamiques armés), et tout questionnement à ce sujet revient à « faire le jeu du terrorisme islamiste ». Un sophisme apparemment toujours efficace, qui permet aux bonnes âmes d’occulter tranquillement leur complicité objective avec les responsables de crimes contre l’humanité.

Car bien sûr, personne n’a jamais nié que les GIA, dans leur communiqué n° 51 du 26 septembre 1997, publié dans leur journal Al-Ansar , ont confirmé qu’ils étaient les auteurs des massacres (justifiés, pour la première fois, par le fait que le peuple algérien serait devenu « impie »). La vraie question est celle de la nature réelle des GIA en 1997.

Ces groupes étaient apparus en 1992 , pour conduire la lutte armée contre le régime qui avait refusé le verdict des urnes donnant la victoire au Front islamique du salut (FIS). Après le coup d’État de janvier 1992 annulant les élections, les généraux se sont lancés dans la guerre contre une population qui avait « mal voté », sans distinction entre combattants ou civils. La répression conduite par l’armée fut brutale : des milliers de sympathisants et membres du FIS furent arrêtés, déportés, torturés, liquidés. Mais face au risque d’une extension de la rébellion, notamment en raison du soutien dont elle bénéficiait dans de nombreux villages et quartiers, les chefs de l’armée et des services secrets (DRS) ont décidé de recourir parallèlement à des moyens autrement plus subversifs pour la neutraliser. Et c’est là que Smaïl Lamari, propulsé à tête de la Direction du contre-espionnage (DCE) en septembre  1990 , a joué un rôle central dans la mise en ouvre d’une stratégie « contre-insurrectionnelle »  : dès 1992-1993, afin de discréditer les vrais maquisards , ses services ont multiplié l es faux maquis, les faux moudjahidin, les faux émirs, les faux barrages, des listes de personnes ciblées et des assassinats attribués aux islamistes , etc.

Depuis 1992, le colonel Smaïl Lamari a ainsi été le « premier responsable opérationnel des actions clandestines conduites par le DRS (2) » (dirigé par le général Mohammed Médiène, dit « Toufik ») : manipulation de la violence islamiste, création des escadrons de la mort, organisation des disparitions forcées, etc. En mai 1992, lors d’une réunion à Chateauneuf regroupant de nombreux officiers de la DCE, Smaïl Lamari martèlera à ses hommes qu’il était « prêt et décidé à éliminer trois millions d’Algériens s’il le faut pour maintenir l’ordre que les islamistes menacent (3) ». Les centres de détention, de torture et d’exécutions extrajudiciaires du DRS, dont les six CTRI (antennes des services dans chaque région militaire) qu’il supervise, deviendront des usines de mort dans lesquelles disparaîtront des milliers de personnes. Le plus important de ces CTRI, celui de Blida, jouera un rôle important dans la structuration des faux groupes armés.

Homme des basses ouvres , Smaïl Lamari était aussi celui des coups tordus : dès avril 1991, alors même que la rébellion islamiste n’était pas encore née, il a mis en place des faux maquis contrôlés par des agents du DRS, prêts à accueillir des opposants qui se lanceraient dans la lutte armée (4). Et effectivement , après janvier 1992, ces derniers ne tarderont pas à se présenter. Par choix ou pour échapper à une répression des plus brutales, les jeunes vont affluer et certains seront dès le départ encadrés à leur insu par des hommes de Smaïl Lamari.

Ainsi infiltrés dès leur création , et au fil des purges successives, les GIA tomberont entièrement sous la coupe du DRS à partir de la fin 1995 (5). Les GIA muteront alors en de véritables instruments de lutte contre-insurrectionnelle servant les desseins de patrons prêts à tous les crimes pour mâter une population qui ne leur est toujours pas acquise. Cela ne signifie nullement que tous leurs membres étaient des agents du DRS, loin de là. De nombreux combattants ont certainement participé aux massacres, persuadés de servir leur cause, endoctrinés par de faux spécialistes en questions religieuses qui prenaient leurs ordres de la DCE ou du CTRI de Blida. L’ex-colonel Mohammed Samraoui cite ainsi un certain capitaine Djaafar Khelifati, chargé de ce genre d’écrits (6). Abdelkader Tigha, adjudant-chef du DRS en poste au CTRI de Blida de 1993 à 1997 a rapporté des faits semblables et explique également comment, à partir de la fin 1994, le DRS contrôlait la « communication » des GIA: « Quand Zitouni est arrivé, c’est nous qui avons commencé à rédiger les communiqués du GIA. […] Il y avait aussi un contact avec Mouloud Azzout, le chef de réseau chargé de la diffusion des tracts vers Londres, vers l’Europe. Il rédigeait les communiqués du GIA chez nous et c’est nous qui lui disions ce qu’il fallait dire. » (7) ».

Les massacres de grande ampleur revendiqués par les GIA ont commencé en 1996 dans des régions acquises au FIS avant 1992, où l’armée reprenait néanmoins le contrôle du terrain. Pourquoi des combattants censés dépendre de l’appui des civils les auraient-ils éliminés ? Version officielle : l es GIA auraient déclaré que les villageois ne les soutenaient pas suffisamment, s’étant éloignés de la religion et méritaient en conséquence la mort. En réalité, les GIA contrôlés par les hommes de Smaïl Lamari cherchaient surtout à éliminer les vrais groupes de maquisards qui les combattaient – dont certains avaient quitté les rangs du GIA, refusant ses dérives, tandis que d’autres étaient organisés dans l’AIS (Armée islamique du salut, créée en juin 1994) – et à punir leurs familles et leur entourage.

Les grands massacres de 1997-1998 se sont déroulés dans une situation de grande tension au sein du pouvoir. Le clan regroupant la hiérarchie militaire et particulièrement les deux chefs principaux du DRS, les généraux Mohammed Médiène et Smaïl Lamari, s’opposait alors au clan regroupé autour du président de la République, le général Liamine Zéroual, qui menaçait de s’autonomiser vis-à-vis de ceux qui l’avaient intronisé quelques années plus tôt. Ce dernier avait regroupé autour de lui certains responsables militaires, allait se doter d’un parti politique et surtout tentait de trouver une solution politique avec les islamistes en armes de l’AIS. Pour le clan des putschistes, il ne pouvait être question d’un dénouement du conflit qui les affaiblirait. Les tueries de l’Algérois effectuées par les GIA contrôlés par le DRS allaient à la fois contraindre l’AIS à la trêve , aux conditions de Smaïl Lamari, et , par le chaos créé, constituer un des facteurs qui acculeront Zéroual à la démission en septembre 1998 (8).

À partir de 1999 , les GIA disparaissent progressivement sans qu’aucune enquête sérieuse ait jamais été menée sur les circonstances des massacres . Certes, quelques hommes seront jugés et condamnés , au terme de pseudo enquêtes bâclées ne permettant même pas d’assurer qu’ils avaient vraiment participé à ces tueries. Et la plupart des égorgeurs, comme leurs commanditaires, échapperont à la justice.

Smaïl Lamari est décédé, il ne comparaîtra donc pas devant un tribunal pénal, mais nombre de ses complices sont encore là – à commencer par le vrai patron de l’Algérie, le général-major Mohammed Médiène – et ne sont pas sûrs d’y échapper. Et l’histoire n’a pas dit son dernier mot, car la mémoire d’un peuple ne s’éradique pas : Smaïl Lamari et ses comparses y resteront comme de grands assassins ayant commis de graves crimes contre l’humanité.

Notes

1- Voir la liste non exhaustive des massacres établie par Salah-Eddine Sidhoum , <www.algeria-watch.org/mrv/2002/bilan_massacres.htm>.

2- Francois Gèze et Jeanne Kervyn , L’Organisation des forces de répression , Rapport du Comité pour la Justice en Algérie soumis au Tribunal des peuples, septembre 2004, p. 18-19, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_16_forces_repression.pdf>.

3- Alors membre de la DCE, l’ex-colonel Mohammed Samraoui était présente à cette réunion durant laquelle Smaïl Lamari a tenu ces propos, qu’il rapporte dans son livre : Mohammed Samraoui , Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes , Denoël, Paris, 2003, p. 162.

4- Ibid ., p. 91.

5- Voir Salima Mellah , Le Mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation , Comité Justice pour l’Algérie, mai 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_19_mvt_islamiste.pdf>.

6- Mohammed Samraoui , Chronique des années de sang , op. cit. , p. 66.

7- Interview d’Abdelkader Tigha pour le documentaire de Jean-Baptiste Rivoire , Services secrets : révélations sur un « vrai-faux » enlèvement , « 90 minutes », Canal Plus, 1 er  décembre 2003.

8- Pour une étude détaillée, voir Salima Mellah , Les Massacres en Algérie, 1992-2004 , Comité Justice pour l’Algérie, mai 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_2_massacres.pdf>.