Problématique de la société civile en Algérie

Problématique de la société civile en Algérie

Quelques éléments théoriques et historiques

Lahouari Addi, communication à l’occasion de Universite d’été du CNES qui s’est déroulée du 1 au 3 septembre 2007

Chers amis syndicalistes du CNES,
Chers confrères universitaires,

Permettez-moi d’abord de vous remercier pour cette invitation à votre Université d’été à laquelle j’aurais voulu prendre part physiquement, mais un calendrier particulièrement chargé fin août début septembre ne me permet pas de me déplacer. J’aurais bien voulu être avec vous, d’autant que je suis vos activités syndicales régulièrement à travers la presse nationale et votre site internet qui donnent espoir pour le redressement de l’Université nationale. Votre combat pour une université digne de ce nom, productrice de savoirs, animée par des enseignants-chercheurs respectés, est un combat qui engage l’avenir. En revendiquant un alignement de salaire sur le niveau de vie – sachant que le niveau de vie à Alger est aussi élevé que dans les villes d’Europe – vous luttez pour que les compétences restent au pays, parce que, dans l’ère de la mondialisation, payer un professeur 400 euros par mois, c’est inciter l’élite intellectuelle à quitter le pays. L’enseignant universitaire est devenu en quelques années un employé paupérisé, alors qu’ailleurs, aux USA, en Europe, au Japon, il est une autorité sociale. En Algérie, c’est à peine un petit fonctionnaire luttant pour survivre dans une société où il n’est plus un modèle pour les jeunes, dans une société où l’échelle de valeurs a été bouleversée.

L’Université est le lieu de production des connaissances, le lieu où s’élaborent des théories scientifiques dont a besoin la société civile. Si l’Université est dans la léthargie, cela voudrait dire que la société civile n’en est pas une. C’est là une bonne transition puisque vous m’avez demandé de parler de la société civile en Algérie et je dois dire que c’est un thème d’actualité et extrêmement opportun pour une réflexion globale sur la situation du pays, en considérant les transformations socio-historiques des cinquante dernières années et en pensant à l’avenir prévisible. La réussite (ou l’échec) de notre pays à construire la modernité sera évaluée sur le critère d’élaboration de la société civile. Une telle affirmation, lourde de sens, nécessite une approche théorique qui mobilisera l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’économie politique et la philosophie.

La crise de la société algérienne

Auparavant, je voudrais faire une remarque d’ordre méthodologique relative au ton critique que je vais utiliser par rapport à l’expérience algérienne. La sociologie est une science critique et, à ce titre, sa vocation est de faire prendre conscience du caractère social des institutions et des représentations, surtout lorsqu’elles se cristallisent, s’ossifient et perdent leur vitalité et leur pertinence. A cet effet, critiquer l’archaïsme de la société algérienne, ce n’est pas dénigrer les Algériens, mais plutôt attirer l’attention sur des schémas culturels hérités du passé et ne véhiculant plus l’humanisme qui était le leur à une époque où ils étaient en harmonie avec l’environnement. La sociologie n’est pas un discours idéologique ou apologétique ; elle est une analyse des pratiques sociales dans leur historicité et leurs contradictions. Par pratiques sociales, j’entends l’interaction entre les hommes dans la vie de tous les jours, à travers les institutions que sont les entreprises, les administrations, l’école, l’université, les hôpitaux, la famille, l’Etat, le voisinage, les associations, etc. Toutes ces interactions se fondent sur des représentations qui leur donnent leur légitimité et leur pertinence. Or la colonisation, puis la modernité à laquelle nous avons aspirée, ont détruit les structures sociales antérieures et ont libéré des forces que nous semblons incapables de maîtriser. Chacun de nous, pauvre ou riche, exprime une malaise, en ayant le sentiment que la « vie normale » se déroule ailleurs. Cet ailleurs mythique, source de frustrations individuelles et collectives, est l’expression de notre incapacité à nous organiser pour profiter des vastes potentialités humaines et naturelles du pays. L’Algérien vit un malaise profond, dont les causes sont objectives, renvoyant à la crise profonde et globale du lien social, perceptible dans la violence politique, et aussi dans les formes brutales des rapports entre individus dans la rue, dans l’entreprise, entre fonctionnaires et administrés, dans les familles, entre frères, entre frères et sœurs, bref une crise dont l’origine est à rechercher dans la formation des classes sociales et la naissance de l’individu. Elle marque le passage d’une forme de sociabilité à une autre, une sociabilité incarnée jadis par l’oncle généreux et le voisin solidaire à une sociabilité désincarnée, asséchée, et qui ne répond qu’à l’injonction du dinar. C’est le dinar qui aujourd’hui remplace l’affabilité de l’oncle, la générosité du cousin, la disponibilité du voisin et la solidarité des gens anonymes. Ceci indique que la société civile est en cours de formation et que l’individu mesure désormais son effort sur le critère monétaire qui structure le lien social sur le donnant-donnant et « les eaux glacées du calcul au comptant ».

La crise provient de ce que le nouvel ordre social se construit dans l’anarchie, dans le rapport de force et dans la brutalité, sans que les individus aient conscience de ce qui leur arrive. On se plaint de ce que Kada a changé, ou que Belaïd a perdu le sens des valeurs ou que Réda n’a rien de son père. Certains disent que Dieu a été oublié. Pourtant, les mosquées sont aussi pleines que par le passé.
Sans nier l’intérêt individuel, la société traditionnelle, celle de la génération de nos parents et grands-parents, a toujours su canaliser l’appétit pour les richesses matérielles par les valeurs morales, le sens de l’honneur, le nif, etc. Aujourd’hui, l’échange monétaire, l’urbanisation et le salariat ont libéré les logiques de l’intérêt individuel. La famille élargie (‘ayla) où cohabitaient trois, voire quatre, générations s’est désintégrée pour laisser apparaître des espaces domestiques limités au père, à la mère et aux enfants. Si ce n’est pas le cas, faute de logement ou de travail, c’est une tendance lourde portée par les aspirations des jeunes générations. L’évolution de la structuration morphologique, malgré des résistances bien réelles, est portée par un individualisme imposé par les formes d’organisation des sociétés occidentales : appartement pour famille conjugale, salariat, voiture, etc. Important cette morphologie, sans qu’elle n’ait le choix, l’Algérie n’a pas mis en place les institutions et le droit qui vont avec. Les intérêts individuels en compétition pour les biens rares et pour les capitaux symboliques ne fondent une société que si un espace public se forme pour humaniser, un tant soit peu, les rapports sociaux. Il y a un besoin d’espace public où les intérêts privés acceptent un compromis pour protéger la substance humaine de la société. Concept sociologique, celle-ci signifie autre chose qu’une collection d’individus se disputant les biens rares arrachés comme butins de guerre et consommés dans les espaces domestiques. L’Algérie est-elle une société ou une juxtaposition d’espaces domestiques en concurrence pour les biens de subsistance ? L’exacerbation des antagonismes entre les intérêts privés impose la formation d’un espace public où l’individu n’est pas un moyen mais une fin. C’est ce passage vers la sphère publique que l’Algérie peine à réaliser. Il y a un paradoxe illustré par le contraste entre la propreté des espaces domestiques et la saleté des lieux communs dans les immeubles et dans les rues. Les intérieurs des appartements sont propres et la mère de famille n’épargne aucun effort pour rendre agréable la convivialité domestique. Cet exemple indique qu’il n’y a pas de sphère publique, non pas dans le sens spatial mais dans les sens culturel et politico-juridique. La sphère publique n’est pas la rue ou la place centrale de la ville ; elle est le lieu de sociabilité pacifiée où l’individu, en dehors de l’espace familial, établit des rapports mutuels de respect basés sur le contrat. Elle est conflictuelle, mais ses conflits sont arbitrés par la règle juridique s’appliquant à tous. Elle est le lieu où se manifeste publiquement la société civile dans ses rapports à l’Etat et dans ses activités économiques et culturelles. Société civile et sphère publique sont des notions consubstantielles et la forme élaborée de l’une renvoie au développement de l’autre.

Dès lors que les conditions de l’auto-subsistance ont été détruites, les individus se procurent la subsistance en dehors des espaces domestiques, dans un contexte de rareté de biens fournis essentiellement par le marché mondial. Interface entre les familles algériennes et le marché international, l’Etat est pris d’assaut par les réseaux de corruption que favorise la structure néo-patrimoniale du régime dans laquelle des castes sont au-dessus des lois. Détenir une position dans l’appareil de l’Etat, particulièrement dans l’armée, la douane ou le service des impôts, c’est s’assurer une place stratégique dans le mécanisme de l’économie de rente. La corruption n’est pas propre à la culture algérienne ; elle est une tendance naturelle dans les sociétés individualistes, que la modernité a neutralisée par l’autonomie de la justice et la liberté de la presse. Dans l’économie rentière, ce qui est consommé par une famille est retiré à une autre, selon le modèle du jeu à somme nulle. C’est ce qui explique la corruption à tous les niveaux de l’Etat et aussi la dureté des rapports dans la vie quotidienne marqués par la jalousie, avec ce sentiment que le voisin ou le collègue de travail a pris la part qui ne lui était pas due.

Dépendantes de l’Etat, à travers les prix des biens alimentaires importés, les couches sociales pauvres se mettent à rêver d’un Prince juste qui limitera les libertés pour donner équitablement à chacun sa part. La popularité des islamistes a trouvé son origine dans cette structure distributive des richesses financées par la rente énergétique, et exprime par ailleurs le niveau de dépendance de la société par rapport à l’Etat. Après leur défaite politique, les islamistes ont compris que l’argent est aussi important que le pouvoir d’Etat. Ils se sont lancés dans le commerce pour accumuler des richesses qui leur permettront à terme de s’imposer à l’Etat. Mais les revendications politiques d’un homme riche et d’un homme pauvre sont différentes, et il y a lieu de croire, ou d’espérer, que l’islamisme évoluera dans le temps vers une forme de social-démocratie que la Turquie est en train d’inventer. Cependant, accumuler le capital monétaire par le commerce ou par le travail créateur de valeur ne donne pas le même poids politique face à l’Etat. La notion de société civile renvoie à l’autonomie des acteurs économiques par rapport à l’autorité politique. Si les activités de ces derniers sont à dominante commerciale et spéculative, l’Etat continuera à les dominer ; si, à l’inverse, les acteurs économiques tirent leurs revenus du travail créateur de richesses, ils soumettront l’Etat aux lois de cette création de richesses. En un mot, une économie rentière a peu de chance de donner naissance à une société civile où le pouvoir économique se sera émancipé du pouvoir politique. Cette règle est confirmée par l’expérience historique des sociétés civiles occidentales, expérience qui montre en outre que le développement économique suppose que l’autorité soit publique et institutionnalisée et que le pouvoir soit séparé en branches exécutive, législative et judiciaire. C’est à ce prix que les Occidentaux sont sortis de l’état de nature de Hobbes pour construire l’espace public de l’Etat de droit. Avant de voir si l’Algérie a les moyens de cette évolution, rappelons les éléments historiques et théoriques de l’expérience occidentale.

1. Eléments historiques et théoriques de l’expérience occidentale

La société civile est un vieux concept de la philosophie politique occidentale, dont l’origine remonte à Marsile de Padoue (XIIIèm siècle), repris ensuite par Locke, les philosophes écossais (Adam Fergusson et Adam Smith), Hegel, Marx et enfin Gramsci. Sa signification renvoie à l’idée d’autonomie des sujets vis-à-vis du pouvoir central. Cette architecture a commencé en Angleterre où l’aristocratie a très tôt limité l’absolutisme royal. Elle s’est approfondie avec l’apparition de la bourgeoisie qui accumulait des biens en dehors des rapports d’allégeance au Roi. Sa richesse ne reposait pas sur un titre de propriété délivré par le Prince ; elle reposait sur le commerce et sur l’exploitation du travail dans les manufactures. Devenue, en deux siècles, une puissance sociale, la bourgeoisie a demandé l’institutionnalisation des rapports d’autorité, la fin de l’arbitraire, la protection de la concurrence, le tout garanti par l’indépendance de la justice. La division des pouvoirs – exécutif, législatif, judiciaire – et son inscription dans le champ politique a été au fondement de l’institutionnalisation du pouvoir. Le mouvement ouvrier s’est inscrit, au XIXèm siècle, dans cette dynamique, en l’approfondissant, en arrachant d’abord les libertés syndicales et en se dotant aussi de partis révolutionnaires pour s’opposer à l’hégémonie de la bourgeoisie triomphante.

La genèse historique de la société civile a connu différentes étapes, mais il est aisé d’en saisir le fil conducteur et la dynamique socio-politique qui a restructuré les rapports d’autorité dans une période de formation de classes sociales et d’accumulation du capital, accumulation que gênait le caractère privé du pouvoir des monarchies de droit divin. Les acteurs de la société civile naissante étaient porteurs d’un projet politique structuré autour du caractère public de l’autorité, jetant les fondements de l’Etat, expression de la rationalité politique véhiculée par la société civile. L’Etat devient le champ des rapports politico-juridiques qui permettent à la société civile de se reproduire dans son autonomie. Quand la société civile s’organise politiquement, elle crée un Etat de droit dans lequel la règle juridique est impartiale et universelle du point de vue formel.
Il ne faut pas oublier, cependant, que toute cette architecture repose sur un rapport de forces dans lequel le pouvoir politique ne contrôle plus le mécanisme de création de richesses. A l’inverse de l’aristocratie pour qui le pouvoir est une fin en soi et une source de richesses, la bourgeoisie a une conception instrumentale du pouvoir, dont la finalité est de gérer l’espace public sans gêner l’accumulation du capital. Elles est plus attirée par le profit qui, à terme, lui a donné une puissance économique en dehors du champ de l’Etat. Dans l’ordre social nouveau, le sommet de la hiérarchie est occupé par le marchand, le détenteur du capital de qui dépend la prospérité du pays. En un mot, l’ossature de la société civile est la propriété privée que la bourgeoisie protège contre les tendances prédatrices et arbitraires du pouvoir politique, et le travail créateur de richesses sur lesquelles se reproduisent toutes les classes de la société, en premier lieu les gouvernants.

J’ai évoqué l’aspect génétique de la société civile, en soulignant le rapport de forces d’où elle puise sa cohérence. Mais la société civile n’est pas que cela, c’est-à-dire une morphologie socio-politique ; elle est aussi, elle est surtout une vision intellectuelle du rapport au monde. Les transformations des sociétés européennes qui se sont traduites par le déclin des sociétés agraires féodales étaient accompagnées par un mouvement d’idées qui remettaient en cause la vieille philosophie médiévale marquée par le discours. Entre le XVIèm siècle et le XVIIIèm siècle, il va s’opérer en Europe une révolution intellectuelle qui va sceller le destin de l’humanité pour plusieurs siècles. Descartes va mettre fin à l’extériorité de l’homme par rapport au monde, en mettant fin à cette croyance antique selon laquelle l’homme est un animal doué de raison. Avec Descartes, l’homme est une conscience et un sujet capable de réordonner sa vision du monde à partir de lui-même et non pas de catégories supra-organiques dans lesquelles la métaphysique le dissolvait. Kant approfondira le sillon tracé par Descartes sur deux aspects qui intéressent directement notre thématique. Tout d’abord, il établira la distinction entre l’objectivité du monde et la subjectivité par laquelle l’individu le saisit. Cette distinction fondamentale va favoriser la conscience épistémique qui permettra la naissance des sciences sociales et humaines par lesquelles la société civile imposera sa légitimité intellectuelle. Ensuite, Kant forgera la notion décisive de sujet de droit qui sera à la société civile ce que l’atome est à la physique. La société civile n’est pas un corps organique avec une âme collective et un centre transcendant ; elle est une collection d’individus que la nature a dotés de droits protégés par une puissance publique dont la mission est l’observation de la règle de droit, un droit prenant sa source dans la société elle-même.
La société civile est donc aussi une représentation intellectuelle du lien social, vécu comme pratique et posé comme objet scientifique. La science reine de la société civile est, de ce point de vue, l’économie politique, conceptualisation rationnelle des flux des richesses matérielles. L’économie politique s’est construite sur deux idées : l’une, formulée par Adam Smith, selon laquelle le travail est la seule source de richesse ; l’autre, par David Ricardo qui a expliqué que la rente est un revenu illégitime économiquement. Ces deux concepts de la problématique de l’économie politique correspondent à l’ossature de la société civile dont la sphère de la production et de l’échange est régulée par le taux de profit et le niveau du salaire. Il se forme sur cette base un système de prix interdépendants qui répartit les biens produits selon les lois du marché. La société civile s’organise économiquement sous forme de marché et politiquement sous forme d’Etat. Société civile, Marché, Etat sont les figures d’une même réalité historique, le lien social différencié, à l’intérieur duquel l’homme devient un agent historique comme il ne l’a jamais été auparavant.

J’ai rappelé ces éléments historico-théoriques de la société civile en Occident pour élaborer une approche comparative avec une société non occidentale, l’Algérie. Il faut souligner que, dans cette perspective, la société civile est un phénomène historique occidental. C’est une forme d’organisation sociale qui se distingue par l’institutionnalisation du pouvoir et la juridicisation du lien social, par sa façon de créer des richesses à travers un système de prix régulé par la concurrence, et enfin par une vision du monde qui structure le lien social autour de l’individu, acteur historique, conscience et sujet de droit. Cette matrice politique, économique et culturelle, apparue d’abord en Occident, va dominer le monde en l’influençant et en lui imposant ses critères et ses normes qui vont produire le développement au Nord et le sous-développement au Sud.

L’Algérie, à l’instar des pays du Sud, n’est ni traditionnel ni tout à fait moderne. Les individus ont été libérés des liens d’allégeance aux groupements pré-étatiques comme les tribus et les confréries ; ils ont été arrachés des formes d’autosubsistance et s’approvisionnent désormais par le biais de l’échange monétaire. La vision du monde d’il y a un siècle ne rend plus compte de la réalité environnante et le doute s’est emparé des esprits. Le temps s’est détraqué (fasd ezzaman) disait mon père. Ce qui manque à l’Algérie, c’est une élite qui accompagne les transformations sociales pour les faire aboutir en créant un Etat de droit où les rapports d’autorité obéissent à la règle juridique, en favorisant l’autonomie d’un pouvoir économique ancré dans la production de la valeur, et enfin en promouvant une culture scientifique pour libérer l’individu des anciens mythes. Ce sont là les dimensions politique, économique et culturelle auxquelles s’est heurtée l’Algérie handicapée par une élite dirigeante sans perspectives historiques.

2. La dimension politique

L’Algérie a emprunté le nationalisme aux Européens en réaction à sa domination, et s’est organisée sous forme d’Etat-nation avec un pouvoir centralisé. Elle a importé une organisation administrative sans les contrepoids institutionnels qui équilibrent les rapports d’autorité. L’Etat-nation est la destruction de tous les pouvoirs locaux et de toutes les structures comme les autorités des villages, les ‘archs, les confréries religieuses, etc. En l’absence de corps intermédiaires, comme l’a bien montré Alexis de Tocqueville, l’Etat-nation devient une machine administrative tentaculaire qui a en face d’elle une multitude d’individus inorganisés et sans capacité de se faire entendre par une bureaucratie inhumaine et fonctionnant pour elle-même. Dans le passé pré-colonial, l’Algérien n’avait pas de rapport avec le pouvoir central et ne dépendait pas de lui pour assurer sa sécurité, ou pour se déplacer ou pour se nourrir. Il n’avait pas besoin de déclarer la naissance de son fils, ni le décès de son grand-père, ou de demander une autorisation pour aller à la Mecque.

Aujourd’hui, le citoyen dépend de l’Etat dans tous les aspects de la vie quotidienne. En réalité, il dépend du marché international, par la médiation de l’Etat, pour acquérir les biens alimentaires et autres produits manufacturiers dont l’acquisition est réglementée par le jeu de la parité de la monnaie nationale et les taxes douanières.
Le rapport à l’Etat est intense, et les attentes trop grandes et ceci est nouveau dans la société algérienne. Dans le passé, le pouvoir central existait à travers ses attributions symboliques, et il se manifestait par la levée des impôts quand les groupes sociaux étaient à la merci de son armée. Comme tout pouvoir pré-moderne, il était autoritaire et prédateur. Les groupes se protégeaient contre la violence du beylik en recourant à la solidarité tribale qui, dans certains cas, était un siba déclaré. Il n’est pas fortuit qu’en 2001 une protestation citoyenne se soit dotée de structures appelées ‘arch, réactivant ainsi la mémoire collective. Bâti sur la violence et le racisme, l’Etat colonial avait continué à grande échelle la logique prédatrice du beylik, et s’était caractérisé par l’expropriation des terres à grande échelle des ruraux soumis à la famine et à l’exode. L’histoire de l’Algérie ne fait pas de l’Etat un organe émanant de la collectivité, et que ce soit sous les Turcs ou sous les Français, il a été un appareil oppresseur, extérieur aux groupes sociaux qui le percevaient comme une menace. Voulant rompre avec cette menace, le mouvement national a cherché a construire un Etat qui soit issu du peuple et qui soit surtout à son service.

En 1962, le régime avait fondé sa légitimité sur la promesse de réaliser l’idéal du mouvement national d’une société moderne et d’un Etat juste et humain. Dirigeants et administrés étaient en phase, d’où la popularité de Houari Boumédiène qui incarnait le désir du pays de se développer et de s’industrialiser. Socialisé dans l’ALN, Boumédiène voulait que l’abnégation dont avaient fait preuve les militants du FLN durant la guerre de libération, continue après l’Indépendance pour construire l’Algérie moderne. La génération de l’ALN a cherché à créer un Etat idéal, généreux, nourricier, protecteur, animé par des fonctionnaires compétents, intègres et engagés, selon la formule de Houari Boumédiène. Le projet populiste de ce dernier exigeait du fonctionnaire qu’il se mette au service des administrés dont les besoins seront satisfaits par l’Etat. Ce fonctionnaire ne rendra pas compte aux administrés, mais à ses supérieurs qui, forcément, l’évalueront sur sa capacité à leur obéir et non pas sur ses compétences. Le régime a cherché à construire l’administration idéale dirigée par des fonctionnaires bons et désintéressés, au service d’un peuple uni comme les doigts de la main. Les dirigeants s’identifiaient au peuple et, à cet effet, ils refusaient que leur pouvoir soit institutionnellement limité. Le régime concevait implicitement l’administration comme l’expression de sa bonne volonté à faire le bonheur du peuple. Si le peuple manifeste son mécontentement ou s’il demande des comptes sur la gestion des biens publics, cela est perçu comme de l’ingratitude et comme un manque de confiance en des dirigeants au-dessus de tout soupçon. Machiavel aurait dit que les gouvernants algériens ont trouvé, au lendemain de l’Indépendance, un discours approprié pour faire accepter le pouvoir absolu, mais il faut convenir qu’il correspondait aux attentes populaires et aux représentations collectives. C’est cette croyance populiste qui a coupé l’administration de la population et qui l’a menée vers la corruption.

En fait, c’est le refus du politique et de sa conflictualité qui caractérise le projet populiste niant la pluralité pour ne pas avoir à l’institutionnaliser. Cette conception ne protège pas la société des conflits politiques ; au contraire, ces derniers vont s’exprimer illégalement et en dehors des institutions de l’Etat sous des formes violentes. La violence islamiste et les violations massives de droits de l’homme apparues dans les années 1990 sont la conséquence de la négation institutionnelle du conflit. Cette utopie d’une société non conflictuelle a coupé l’Etat de ses racines sociales et en a fait paradoxalement un appareil hostile à la population. Celle-ci a alors développé deux attitudes : l’apathie et la rébellion. Le désintérêt pour la chose publique est en effet ponctué par des émeutes récurrentes qui éclatent sur tout le territoire national, signifiant que la société n’est pas articulée à son Etat, s’installant irrésistiblement dans une culture siba qui date d’un autre temps.

Le projet populiste ne voulait pas que l’Algérie soit une société civile avec ses conflits et ses divergences d’intérêts individuels ou de groupes, souhaitant que l’Algérie soit une famille nationale unie par la mémoire des ancêtres et des martyrs, devant reposer sur les valeurs de solidarité et du code de l’honneur que l’Armée incarne de par son passé et de par la nature de sa mission. Le projet consistait à absorber la société dans les rouages du pouvoir pour empêcher qu’une société civile ne se constitue. Le schéma théorique était que chaque Algérien serait un employé de l’Etat, vivant d’un salaire mensuel susceptible d’être suspendu en cas de contestation politique. Nationaliste et autoritaire, Boumédiène avait un projet destiné à l’échec. Il rêvait d’une Algérie industrialisée avec des rapports d’autorité d’un autre âge. Il parlait de révolution culturelle, mais elle signifiait essentiellement retour aux sources pour reconstituer la personnalité algérienne détruite par le système colonial. Il n’avait pas perçu que le procès de travail industriel exigeait la mise en place d’une société civile à laquelle il était farouchement opposé parce qu’il ne supportait pas que les Algériens soient en compétition ouverte pour les biens et services et pour le pouvoir.

Un tel projet est cependant en rupture avec l’anthropologie de l’homme mû par ses intérêts et recherchant toujours plus de pouvoir et plus de richesse. Obéissant à une règle anthropologique universelle, le pouvoir exécutif a mobilisé toutes les ressources pour demeurer indépendant de la société sous différents prétextes idéologiques. Pour cela, toutes les libertés publiques avaient été interdites pour ne pas gêner les dirigeants dans l’exécution de leur mission révolutionnaire, généreuse et désintéressée. Mais tout généreux qu’il soit, le Prince a ses intérêts propres : durer et échapper au contrôle populaire. La science du pouvoir, née avec Machiavel et Hobbes, nous apprend que l’homme est naturellement attaché au pouvoir et à ses honneurs, affichant « un désir insatiable d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort ». (T. Hobbes, Léviathan). Si Machiavel et Hobbes ont raison, aucun Prince n’acceptera volontairement de se dessaisir d’une partie de son pouvoir. Le Prince n’assoit cependant jamais son autorité sur la force seule. Il a besoin de la légitimer par une idéologie qui suscite l’adhésion et l’obéissance. Sans fausse conscience, dit Marx, le mécanisme de la légitimité ne pourra pas fonctionner et la force n’est jamais suffisante pour assurer la pérennité du pouvoir.

Le projet de Boumédiène était une synthèse de traditionalisme utopique, de nationalisme exclusif, de discours socialiste et de naïveté anthropologique. Boumédiène était un militant sincère, un meneur d’hommes, mais comme tous les dirigeants arabes, il n’avait aucune perspective historique. S’il avait eu au moins la culture économique de Mouloud Hamrouche, l’Algérie ne serait pas dans la situation précaire où elle est aujourd’hui. A sa mort, l’Armée n’avait plus de projet populaire et populiste, mais elle n’avait pas pour autant renoncé au contrôle de l’appareil d’Etat, tout en cherchant cette fois à éviter un Président charismatique. Depuis la disparition de Boumédiène, la direction politique de l’Etat est sortie des institutions pour se loger dans des centres de pouvoir invisibles. Le syndrome de l’OS a repris le dessus avec son schéma dual : le MTLD légal incarné par le gouvernement et le PPA clandestin incarné par le DRS. Sauf que les militants du PPA clandestin de l’époque avaient un idéal, et les fonctionnaires du DRS d’aujourd’hui n’en ont pas. Un système politique est le produit de l’histoire qui le façonne et qui lui donne sa logique, mais il peut se figer si les acteurs n’intègrent pas les changements qui se produisent en deux ou trois générations. C’est ce qui arrive au système politique algérien qui n’arrive pas à sortir de la logique de la primauté du militaire sur le civil ou le politique. Le général algérien a hérité d’un habitus qui lui fait croire que s’il ne contrôle pas l’Etat, l’Algérie disparaîtrait en tant que nation. Considérant que les civils sont des « nationalistes tièdes », il estime qu’il est le dépositaire du nationalisme et, à ce titre, il est de son droit de posséder la souveraineté en lieu et place de l’électorat, Il se comporte du reste en militant en uniforme et non en soldat de la République, et, de ce point de vue, il est révélateur que l’armée algérienne porte un sigle comme si c’était un parti politique.
Mais ce schéma de la primauté du militaire a fait faillite et n’est plus tenable. Des voix s’élèvent pour y mettre fin, y compris parmi ceux qui ont servi de devanture civile aux généraux, comme l’attestent la récente polémique entre Bélaïd Abdessalem et les généraux Touati et Nezzar, et les déclarations de Sid Ahmed Ghozali qui regrettait qu’il ait eu à exercer des responsabilités sans l’autorité qui lui correspond. Cette autorité qui leur était déléguée par le pouvoir réel et qui en démocratie provient du suffrage universel. La révolte médiatique des anciennes élites civiles du pouvoir formel va certainement s’amplifier car elles sont tenues pour responsables devant l’opinion et devant l’histoire de la situation catastrophique dans laquelle se débat le pays. La critique publique du pouvoir formel est le seul acquis positif des émeutes d’octobre 1988, mais cet acquis ne sera complet que si la critique concernera le pouvoir réel dont l’autorité non institutionnelle paralyse le fonctionnement de l’Etat.

L’échec du régime s’explique par le fait que l’amour de la patrie et le désir de la servir ne suffisent pas à préserver l’intérêt collectif. C’est ce qui amène beaucoup de personnes à se demander comment l’esprit de Novembre n’a pas survécu à l’indépendance ? Comment se fait-il que les passions révolutionnaires de la génération de Novembre 1954 n’ont pas permis à l’Algérie de construire un Etat de droit, une économie productive et un espace public où chacun profiterait de sa liberté dans la dignité ? J’ai lu dans la presse nationale, qu’à l’occasion du 45èm anniversaire de l’Indépendance, Zohra Drif a éclaté en sanglots, ne comprenant pas ce qui s’était passé pour que des jeunes cherchent à fuir leur pays au risque de leurs vies. Elle ne comprenait pas pourquoi les rapports entre individus se sont dégradés aussi brutalement et pourquoi la corruption est la règle générale dans les administrations. Zohra Drif est une héroïne de la guerre de libération, arrêtée et condamnée à mort par la justice coloniale. Elle avait tout donné à la révolution, ne sachant pas si elle lui survivrait. Ses larmes d’aujourd’hui, qui sont sincères, sont l’expression du drame de sa génération. Elle me rappelle les paroles du Commandant Moussa, un autre héros de l’ALN, qui me disait : « Ma vie est un échec. J’ai combattu la France coloniale les armes à la main, et après avoir obtenu l’Indépendance, je n’ai pas mes enfants avec moi. Ils sont tous établis à l’étranger ». Qu’est-ce que cette génération n’a pas su offrir à ses enfants pour qu’ils désirent quitter le pays ?

De mon point de vue, le mouvement national a à moitié réussi et a à moitié échoué. Il a réussi à arracher l’Indépendance mais il a échoué à moderniser les rapports d’autorité et à construire l’Etat de droit. Le Commandant Moussa, que Dieu ait son âme, avait raison d’être déçu et frustré, et Zohra Drif devrait encore plus pleurer. Si à Alger, à Oran, à Tissemsilt, vous évoquez son nom face à des jeunes qui ne connaissent pas son passé, ils vous diront qu’elle est milliardaire du fait qu’elle occupe une fonction éminente dans l’Etat. C’est ainsi qu’elle est perçue, comme le sont les Moudjahidines accusés d’être des profiteurs. Quand une société ne reconnaît pas ses héros, elle perd ses repères et renie son passé. Ceci exprime l’échec du mouvement national dans la phase post-coloniale. La raison est que la centralisation administrative n’a pas de contrepoids institutionnel et politique. L’Assemblée nationale n’est pas souveraine, les élections sont truquées, le président est désigné par les clandestins, la justice n’est pas autonome, la presse est mise sous tutelle par le chantage de la publicité, les syndicats libres sont interdits et leurs militants pourchassés par la police, etc. Tous les ingrédients de l’apathie, de l’émeute et de l’idéalisation de la vie en France sont là. En construisant l’Etat en dehors des bases juridiques et constitutionnelles, les héritiers du mouvement national ont reproduit le beylik traditionnel dont les fonctionnaires n’avaient qu’une seule motivation : l’enrichissement personnel. Et c’est ce système que les jeunes cherchent à fuir, certains au prix de leurs vies.

3. La dimension économique

En s’opposant à la formation de la société civile pour éviter qu’elle ne manifeste son autonomie par rapport à l’Etat nourricier et paternaliste, le régime a limité les capacités productives de l’économie algérienne, dont nous savons qu’elle dépend dramatiquement de l’exportation des hydrocarbures. Si jamais le prix du baril de pétrole tombe à 10 ou à 15 dollars, l’Algérie n’aura pas les moyens financiers pour importer les biens alimentaires dont aura besoin sa population. Cette situation est le résultat d’un choix politique. Le régime voulait utiliser l’économie comme ressource politique de légitimation et aussi de domination. Disposer d’un secteur d’Etat déficitaire qui distribue des « salaires politiques » sans contrepartie productive est un moyen (anti-économique) de diminuer le chômage pour acquérir le soutien de la population. L’objectif est politique : se faire accepter pour durer. Mais le prix est élevé pour la collectivité et pour le pouvoir d’achat des revenus fixes. L’injection d’une masse monétaire sans contrepartie en biens et services déséquilibre les rapports à l’intérieur du système de prix, appauvrit les plus pauvres en provoquant un transfert de valeur dont vont profiter les spéculateurs qui vont amasser des fortunes colossales. En niant le marché, le système de prix se venge de la manière la plus inhumaine. C’est ici que réside la cause des dysfonctionnements de l’économie algérienne et de la paupérisation d’une majorité de la population. La répartition des richesses en Algérie ne relève pas de la rationalité économique parce que ses paramètres ne correspondent pas à ceux du procès de production.

Si l’Algérie ne connaît pas les famines, c’est grâce aux hydrocarbures qui sont sa chance mais aussi sa malédiction. Outre qu’elles faussent les rapports sociaux, les hydrocarbures donnent à l’Etat des moyens d’affirmer son indépendance et sa puissance par rapport au monde du travail et de ne pas être attentif à la compétence des hommes et à la productivité des machines. Disposant de moyens financiers externes à la société, l’Etat ne cherche pas des compromis et résout ses contradictions politiques par l’importation des biens et par la distribution de la rente. Des réseaux de clientèle se constituent pour arracher le maximum à un Etat qui ne rend pas compte de la gestion des biens publics. L’affaire Khalifa est, à cet égard, exemplaire et montre la logique du système politique algérien. Des personnes sans scrupules, appuyées par des personnages importants de l’Etat, s’emparent d’une masse astronomique de l’argent public et l’investissent dans des affaires qui font faillite quelques années après. Cette affaire Khalifa, le plus grand scandale financier jamais survenu ailleurs, appelle deux remarques. Premièrement, si les institutions de l’Etat véhiculaient une autorité réelle, jamais ce scandale n’aurait pu se produire. Le problème de l’Etat algérien est qu’il existe des groupements d’intérêts qui sont au-dessus de lui dans la hiérarchie des pouvoirs. Deuxièmement, si la société civile était forte, elle aurait exigé la vérité pour qu’un tel scandale ne se reproduise pas. Surtout que les milliards de dinars détournés et gaspillés ont été financés par le déficit budgétaire de l’Etat, lequel a influé sur le niveau général des prix. Les sommes colossales perdues ont été financées par la perte du pouvoir d’achat des consommateurs. C’est là que réside l’importance de la culture politique et économique de la société civile, dans laquelle les organisations représentatives des différents groupes d’intérêts (unions professionnelles, syndicats de travailleurs, patronat, partis politiques, associations diverses…) surveillent jour après jour l’évolution du déficit du budget de l’Etat et son incidence sur les prix à la consommation.

Ces mêmes acteurs exigent que l’économie soit « dépolitisée » et ne soit pas utilisée comme moyen de légitimation politique. Cela suppose que la société civile crée elle-même les richesses qu’elle consomme, dégageant aussi un surplus pour le financement des missions publiques de l’Etat : armée, police, administration, éducation, santé et autres économies externes financées par la collectivité. Ceci exprime l’émancipation de l’économie comme activité productive régulée par les lois du marché. Mais l’idéologie politique du régime algérien était hostile, dès l’origine, au marché parce qu’il ne correspondait pas au projet politique populiste et au schéma d’appropriation privée du pouvoir. Surtout que le contrôle de celui-ci permet l’accès aux richesses. C’est pourquoi l’attitude du régime par rapport au secteur privé est ambiguë, et l’hostilité officielle à son égard est en fait une modalité de contrôle du procès de formation des fortunes monétaires forcément liées, d’une manière ou d’une autre, au personnel de l’Etat. Sans appui de hauts fonctionnaires de l’administration, l’accumulation des richesses ne peut se reproduire. Liés à la spéculation et à la prédation, les groupes sociaux disposant de ces richesses n’ont aucune revendication propre pour s’autonomiser du personnel politique. La bourgeoisie monétaire algérienne n’a aucune aspiration démocratique et n’a aucune envie de rompre avec un régime illibéral qui lui a donné naissance et qui l’aide à se reproduire. Elle est même contre la libéralisation des activités économiques qui risque d’élargir l’accès aux richesses. Elle vit de la rente et sait par expérience que la concurrence du marché fait disparaître la rente d’où elle tire ses revenus. Les bourgeois algériens et les gros commerçants se plaignent quotidiennement de ce que tout le monde veut s’enrichir. Il y a une conjonction d’intérêts contre le marché, y compris de la part des plus pauvres qui, craignant d’être rejetés de la consommation, souhaitent que l’Etat distribue les biens et services dans le cadre de l’économie administrée. C’est dire que l’hostilité officielle au marché a des appuis en dehors de l’Etat, dans des segments de la population qui, à partir d’intérêts différents, craignent ses dynamiques.

Rappelons que l’objectif du régime, dans les années 1960 et 1970, tel qu’il était exprimé par Houari Boumédiène, était de construire une économie productive dans laquelle il n’y aurait pas de conflit. Pour cela, le marché devait être contrôlé par l’administration qui fixe les prix des biens et services pour assurer une répartition équitable des richesses de la communauté. Le secteur économique privé a été limité, en attendant son extinction ou son absorption par le secteur public. Outre ses fonctions régaliennes de battre monnaie et de disposer du monopole de l’exercice de la violence, l’Etat devait aussi fournir l’emploi et satisfaire les besoins sociaux de la population, cherchant à se substituer au marché accusé de favoriser les riches au détriment des pauvres. L’intention était louable mais le modèle a eu des résultats contraires à ses objectifs : il a permis la constitution de fortunes privées colossales et il a paupérisé les couches moyennes élargissant ainsi la pauvreté. Le modèle est en outre miné par une contradiction majeure : la sphère de la production et de l’échange, à vocation privée, était publique, et la sphère de l’Etat, à vocation publique, était privatisée.

Il est évident que le secteur public a sa place, particulièrement dans un pays où la bourgeoisie est spéculative et le capital faiblement compétitif dans l’arène internationale. Il y a cependant une différence entre un secteur public soumis aux lois de la concurrence et producteur de richesses, et un secteur dit étatique déficitaire, financé par le budget de l’Etat et par la perte du pouvoir d’achat des revenus fixes et des plus pauvres. Un tel secteur économique n’est pas public puisqu’il ne sert pas les intérêts du public. Il sert les intérêts du régime qui en a besoin pour redistribuer la rente énergétique afin d’acheter la paix sociale. La contradiction pertinente en économie n’est pas celle qui oppose les secteurs public et privé mais celle qui distingue les activités rentières des activités productives. Le combat est entre la rente, revenu économiquement illégitime comme le souligne Ricardo, et le surproduit, valeur ajoutée qui élargit les bases de l’accumulation.

Par ailleurs, nulle part au monde, le marché n’est libre car ses forces sont tellement puissantes qu’elles menacent de désintégrer la société. Il a besoin d’être régulé pour empêcher que les monopoles issus de la concurrence faussent la concurrence et prennent les consommateurs en otage. L’Etat de droit est indispensable à une société organisée sous forme de marché pour protéger ce qu’elle a de plus humain. C’est là la problématique de Karl Polanyi qui a vu dans l’apparition du marché la plus grande transformation dans l’histoire de l’humanité. Mais la régulation nécessaire du marché ne signifie pas sa négation ou sa substitution utopique par une économie administrée. Le système de prix n’obéit à aucune injonction administrative, et c’est Léon Walras qui disait que, comme la nature, nous commandons le système de prix en lui obéissant. Si l’administration le manipule outre-mesure, il se venge sur les consommateurs à faible pouvoir d’achat, en faisant apparaître des rentes. Quand l’administration veut contrôler le marché, il se dédouble et un marché noir se forme avec sa « vérité des prix ». Le système de prix régulateur exprime un niveau de rentabilité des capitaux et un degré de productivité de la force de travail dans les conditions de la concurrence internationale, car le système de prix n’est pas national, il est mondial. Une voiture, un kilogramme de viande ou un logement ont la même valeur à Paris et à Alger.

Un système de prix rationnel, c’est-à-dire établissant des rapports de proportionnalité entre les prix, est structuré par la variable salaire qui est le prix de la force de travail. Le salaire réel est la mesure de la valeur et son étalon. C’est ce qui permet dans les conditions de la concurrence et des libertés syndicales de reproduire la force de travail. Si en Algérie le système de prix est irrationnel, c’est parce que, entre autres, le salaire réel ne permet pas la reproduction de la force de travail. Bloqué en 1963 par décret présidentiel et vidé de son contenu par les différentes dévaluations du dinar dans les années 1990, le salaire en Algérie n’incite pas les jeunes à se salarier, préférant exploiter des opportunités offertes par la spéculation. C’est ainsi que l’Algérie, qui a un taux de chômage élevé, atteignant dans certaines régions 40% des jeunes entre 20 et 30 ans, importe de la main d’œuvre chinoise pour ses chantiers.
L’Algérie dispose aujourd’hui de quelque $120 milliards de surplus budgétaire, et la question qui se pose est la suivante : comment se fait-il que cette même somme en Allemagne, en Suède ou au Japon a des capacités reproductives et pas en Algérie ? Pourquoi une telle somme est un capital économique là et une somme d’argent ici ? L’argent n’est du capital que dans le cadre du marché ; autrement, c’est une richesse destinée à la destruction par la consommation. Ceci pour dire que, comme la société civile, le marché est une construction historique où le salaire et le capital renvoient à un type de rapports sociaux incarnés par des acteurs aux intérêts divergents et aux droits formels, dans un espace où une unité monétaire investie crée une valeur supplémentaire dans les proportions de la concurrence internationale.

Une politique économique avec des perspectives historiques est celle qui prépare l’espace économique national à affronter la concurrence internationale pour exporter la valeur produite localement. Il faut rappeler que l’économie mondiale est le lieu où s’échangent les produits des différentes sociétés civiles nationales. Que produit la société civile algérienne pour le marché international ? La voiture importée, le café et le sucre consommés, ainsi que d’autres produits sont fabriqués par les sociétés française, italienne, espagnole, japonaise… Même le couscous national, nous le consommons avec une grande partie des céréales de France et du Canada. Selon des chiffres officiels publiés par le journal Liberté du 24 juillet 2007, l’Algérie a importé durant le premier semestre 2007 pour $12,80 milliards pour sa consommation productive et improductive, alors qu’elle n’a exporté pour la même période que $539 millions de produits hors hydrocarbures. Cela signifie que les Algériens ne vivent pas de leur travail mais de la rente pétrolière qui est un don du ciel et qui est susceptible de se tarir dans une vingtaine d’années. Ces chiffres indiquent la faiblesse économique de la société civile et sa dépendance vis-à-vis de l’étranger et de l’Etat, propriétaire des hydrocarbures. Celui-ci ne puise pas ses ressources financières de la société par le système des impôts et taxes. Au contraire, ce sont les groupes sociaux qui tentent de lui arracher le maximum légalement ou par l’émeute et la corruption.

4. La dimension culturelle

L’économisme des années 1960 et 1970 a sous-estimé la culture dans l’histoire des sociétés, et en a fait un reflet passif des conditions matérielles. Il convient à la vision traditionnelle qui réifie les structures, correspondant du reste à une conception d’un ordre social qui ne peut être changé que du « haut », c’est-à-dire par la volonté du chef. Il n’est pas étonnant que l’économisme, comme pratique d’Etat, ait été l’idéologie quasi-officielle des systèmes à parti unique. Il a trouvé dans le champ académique un allié appréciable, le structuralisme, philosophie qui dissout l’homme dans un système qui lui échappe. Il n’était pas contradictoire que le régime algérien qui avait un projet politique archaïque, ait cherché à doter le pays d’une industrie lourde et d’une technologie moderne. Pour Boumédiène et Belaïd Abdessalalm, une machine a la même productivité au Japon et en Algérie. C’est cela l’économisme et le fétichisme technique qui ne perçoit pas que la technologie est un aspect d’un rapport social qui renvoie à un niveau de développement historique et à une vision culturelle de la nature et de la société. La machine est l’aspect technologique d’une organisation sociale dans laquelle le capital et le travail passent un compromis : le niveau de la productivité marginale du capital et celui du taux d’exploitation du travail sont liés aux taux de salaire et sont en rapport avec la concurrence internationale. La rentabilité n’est donc pas inhérente à la machine mais à l’organisation sociale et au procès de travail au cœur des rapports sociaux. Ce sont là des « événements mentaux » avant de devenir des « événements physiques » pour reprendre les concepts du philosophe américain Donald Davidson. Tout ce que fait l’homme, tout ce qu’il entreprend est de la culture, construction intellectuelle par laquelle la société s’organise et l‘individu appréhende la réalité environnante. Ce dernier n’a pas une perception immédiate de la réalité empirique ; celle-ci est saisie à travers des schèmes culturels qui structurent les rapports à autrui et à la nature. C’est par l’action culturelle que l’homme comprend la nature et arrive à la maîtriser. Dire que la culture est un reflet passif des conditions matérielles, c’est nier que l’homme est un acteur historique qui crée les conditions sociales de son existence.
Il faut réfléchir à cette synthèse paradoxale entre un projet politique archaïque et un discours socialiste lié à la critique scientifique du capitalisme. Le marxisme vulgaire a été instrumentalisé par des courants anti-modernité dans la Russie soviétique et dans de nombreux pays arabes se réclamant du socialisme spécifique. Pour légitimer leur hostilité à l’Etat de droit et au multipartisme, Boumédiène comme Nasser ont eu recours à l’idéologie socialiste fournie par les communistes arabes qui rêvaient d’une société sans classe en enjambant la phase capitaliste. C’est ce qu’ils appelaient « la voie non capitaliste de développement » qui s’était révélée une voie de non développement. Ce que Nasser et Boumédiène appréciaient dans le socialisme, dont ils rejetaient par ailleurs le fondement philosophique, c’était le système du parti unique qui justifiait l’appropriation du pouvoir et son caractère absolu, et l’étatisation de l’économie pour empêcher que des acteurs économiques, notamment les travailleurs et le patronat, ne revendiquent leur autonomie. Les communistes étaient favorables à ce régime, inconscients de leur contradiction : en s’alliant idéologiquement au régime, ils s’opposaient à l’émancipation des travailleurs comme élément constitutif d’une société civile en formation. Les communistes arabes étaient des militants sincères de la cause nationale, mais ils présentaient une faiblesse théorique majeure : ils sous-estimaient le contenu de la perspective historique du marxisme ainsi que le caractère révolutionnaire du salariat et du capital dans une situation pré-capitaliste. Cette faiblesse les a prédisposés à être des alliés de la culture politique traditionnelle hostile à la société civile. Ils portent en outre une autre responsabilité. Se réclamant de Marx, ils ont empêché l’Université, où ils étaient hégémoniques jusque dans les années 1960 et 1970, de s’imprégner de la révolution intellectuelle des XVII-XVIIIem siècles, taxant Descartes, Spinoza et Kant de philosophes bourgeois, laissant intacte la domination de la philosophie platonicienne sur la culture arabe. Ce que les communistes ne voyaient pas, entre autres, c’est que, sans la révolution opérée par Kant, la critique scientifique de Marx de l’idéologie bourgeoise et de la fausse conscience n’aurait pas été possible.

L’Algérie, et le monde arabe en général, ont raté trois révolutions qui ont changé le cours de l’histoire de l’humanité et qui ont mené vers la présente mondialisation : la révolution intellectuelle des XVII-XVIII siècles, la révolution industrielle du XIX siècle qui l’avait préparée, et enfin la révolution scientifique et technique des années 1960 et 1970. Le mouvement national s’est extasié face aux deux dernières et a refusé la première qui est à leur origine. Il est frappant que, dans tout le monde arabe, il n’y a pas un seul philosophe moderne de dimension internationale, alors que la culture arabe a produit par le passé de grands penseurs. S’il y a un domaine où l’Université algérienne a du retard, c’est en philosophie, la discipline qui permet d’aborder les questionnements de toutes les sciences. Et surtout la discipline qui permet de conforter la conscience épistémique au sujet des pratiques sociales, c’est-à-dire de rendre possible et légitime l’analyse du lien social et des institutions. La conscience épistémique est au fondement des sciences sociales qui se constituent un public appelé à s’élargir. Elle est enseignée par la philosophie dans les lycées, et elle se propage dans différentes couches de la société qui fournissent les lecteurs pour la sociologie, l’histoire, l’économie politique, la psychologie, la linguistique, etc . La faiblesse de la production en sciences sociales s’explique par la quasi-inexistence du public.

La figure historique de la modernité, c’est la société civile qui a opéré en Occident des transformations radicales dans la culture pour faire de l’homme une conscience et un sujet. La culture est représentation et volonté comme l’affirme le philosophe allemand A.Schopenhauer, et dans la modernité, elle est représentation de soi dans le monde, affirmation de soi qui a commencé avec le cogito cartésien (« je pense donc je suis ») qui a enclenché le processus de subjectivation de l’individu libéré des structures organiques et des conceptions métaphysiques du Moyen-Age. La culture est aussi volonté de s’émanciper de l’ordre naturel et de produire du lien social en dehors des schémas immuables du passé. De ce point de vue, nous constaterons que l’émergence et l’évolution de la société civile en Europe ont été accompagnées par une forte créativité culturelle dans la philosophie, l’art, la musique et, un peu plus tard, les sciences sociales et humaines. Toute cette activité culturelle, qui a consacré « l’usage public de la raison » selon l’expression de Habermas, indique que la société civile se dote de moyens intellectuels pour affirmer son autonomie par rapport à la nature. La métaphysique platonicienne a été démantelée par Descartes, Spinoza et Kant et, suite cette rupture, le monde a changé, des bouleversements spectaculaires se sont opérés dans les visions du monde et dans les connaissances. Karl Jaspers, philosophe allemand, parle « de changement axial dans l’histoire de l’humanité », comparable à la révolution néolithique qui avait permis la naissance de l’agriculture. Avec Descartes, Spinoza et surtout Kant, les Européens ont opéré une rupture radicale avec la philosophie antique que la culture arabe partageait avec eux. Avec Kant, l’Europe et le monde arabe changent de temporalité historique. Je veux dire que les Occidentaux se sont donnés les moyens intellectuels qui leur permettront de maîtriser l’évolution de leurs sociétés, d’organiser leurs économies et aussi de dominer le reste du monde militairement par le passé et politiquement et idéologiquement aujourd’hui.
Pourquoi après le XIXè siècle, la révolution intellectuelle européenne n’a pas eu d’écho en Algérie ? Il faut dire que le système colonial n’y avait pas intérêt, mais ce n’est pas la seule explication. Le mouvement national, à l’exception du courant de Ferhat Abbas, identifiait l’Occident au système colonial. Tout ce qui provenait de l’Europe, en dehors de la technologie, était dévalorisé, en premier lieu les idées et la vie intellectuelle. C’est ainsi que le schéma intellectuel des élites est resté celui de la philosophie médiévale selon lequel le monde est objectif, obéissant aux lois de l’Etre suprême qui a créé un royaume où l’homme est un invité de passage. La vie terrestre est éphémère et prépare à l’au-delà. Evidemment, cette conception ne provient pas de l’Islam, même s’il y a des versets dans le Coran qui la confortent. Le fameux hadith du prophète (« il faut penser à l’au-delà comme si nous devions mourir demain et travailler comme si nous étions éternels ») invite l’homme à s’enraciner dans le monde, ce qui est une posture moderne. Se sentir étranger sur terre est un sentiment qui appartient à la culture médiévale dans laquelle l’homme n’a pas conscience de lui-même. Il cherche à se fondre dans l’ordre naturel auquel il appartient comme être vivant. Dans cette vision, le lien social est structuré par le sang et par les rapports de parenté dans le cadre d’échange de femmes appréciées sur leurs capacités procréatrices. La famille est vécue comme groupe biologique fondé par le géniteur que les descendants mâles garderont en mémoire pour deux ou trois générations. Soudés par l’échange des femmes, les groupes sociaux se constituaient comme des êtres collectifs dont la vocation est de cultiver la mémoire des ancêtres. Rattaché à la nature par le sang, le lien social s’étendait aux morts par la mémoire qui maintenait une organisation où le groupe est la finalité de l’individu. Celui-ci n’est pas une conscience, un sujet ; il est plutôt un élément socio-biologique d’une structure se suffisant à elle-même, une partie non dissociable d’un tout inséparable. Mais l’homme n’est pas seulement un être biologique. C’est aussi un être humain avec des facultés intellectuelles comme la raison, la mémoire, l’imagination utilisées pour construire son monde social qui lui paraîtra à son insu naturel. La naturalité du lien social est compensée par un imaginaire qui dédouble l’existence, celle des corps biologiques et celle des âmes. Le corps obéit à l’instinct et, en cela, il appartient au règne animal. Il est éphémère et corruptible, à l’inverse de l’âme, partie de la personne qui échappe aux contingences de la nature. Le monde est double : celui de la vie terrestre est trompeur et éphémère, et celui de la vie céleste est vrai et éternel. Au premier appartiennent le corps biologique est ses impuretés, et au second appartient l’âme pure destinée à vivre avec les anges. Cette vision, qui provient de l’islam médiéval et de la philosophie platonicienne, sert de fondement à la culture algérienne et trouve un prolongement dans le soufisme qui en est l’expression mystique. Le soufi, c’est celui qui veut disparaître en tant que corps pour vivre en tant qu’âme. Il mortifie son corps pour le rendre insensible au monde sensible, considéré comme faux, trompeur et inutile. Le soufi est un platonicien qui cherche à fuir la caverne où les hommes, enchaînés, ne voient que des ombres, selon la fameuse allégorie de Platon. Cet imaginaire exprime la volonté de se libérer de la naturalité et de l’animalité, mais le soufi ne croit échapper à la nature qu’en tombant dans des excès que l’islam a condamnés.

Le soufisme a été combattu par la Nahda qui a été le mouvement le plus audacieux qu’a connu le monde arabe depuis deux siècles. Mais la Nahda n’a pas été suffisamment loin dans la rupture intellectuelle, se contentant de dénoncer les dérives sociales du soufisme sans en détruire les fondements métaphysiques. La raison est que Mohamed Abdou, le plus grand penseur musulman du XIXèm siècle, a reconduit la doctrine ash’arite qu’il a restaurée pour la rendre compatible avec le positivisme européen dont il était un adepte. Or la doctrine ash’arite repose sur la philosophie platonicienne qui est un obstacle épistémologique au développement des sciences humaines et sociales. La philosophie moderne a dû détruire la conception platonicienne pour unifier la vision du monde construite sur une dualité interne à l’histoire, celle de l’objectivité du monde et de la subjectivité de l’individu. L’antagonisme corps-âme est abandonné et remplacé par l’opposition objectivité-subjectivité qui va donner naissance à la conscience épistémique et ouvrir le champ épistémologique des sciences sociales et humaines. Dans les pays arabes, cette évolution était fermée en raison de la domination de la philosophie platonicienne qui porte encore les habits de la vieille théologie musulmane que la Nahda n’a pas transformée. La Nahda a autorisé le musulman à acquérir les sciences de la nature (physique, biologie, chimie…) mais elle ne l’a pas préparé à s’ouvrir aux sciences sociales et humaines comme l’économie politique, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire, etc. Il y a eu quelques tentatives, vite étouffées dans l’œuf, comme celle du Cheikh Ali Abderrazak, disciple de Mohamed Abdou, condamné au silence par un autre disciple, Rachid Rédha et par les vénérables Cheikhs d’Al Azhar.

Ce n’est pas l’islam qui s’est opposé à la rupture intellectuelle et ce n’est pas l’islam qui a réduit au silence la réflexion du Cheikh Ali Abderrazak ou encore de Taha Hussein. Je sais que c’est un sujet sensible, mais en islam, le plus important c’est la foi, et la foi se vit dans des formes culturelles marquées par l’histoire. Les sciences islamiques du passé, comme le fiqh et le kalam, qui ont été à la base de la brillante civilisation arabo-musulmane, ne correspondent plus ni aux mentalités nouvelles des musulmans, ni au savoir scientifique accumulé depuis cinq siècles. Ce savoir ne remet pas en cause la foi ; il la pousse à s’exprimer dans des formes intellectuelles nouvelles.
La foi dans la société civile devient individuelle et le rapport à Dieu se fait sans intercession de quiconque. C’est en cela l’originalité du Protestantisme qui s’est séparé de l’Eglise romaine et qui, de ce point de vue, rejoint une caractéristique de l’islam. Dieu ne loge ni dans les temples où sont adorés les pierres, ni dans les koubates des marabouts intercesseurs ni dans les zerdates des confréries extatiques. Il est dans le cœur du croyant dont la conscience est seule juge de la sincérité de la foi. L’islam a des ressources pour s’adapter à la modernité et aux pratiques de la société civile, espace des mou’amaltes, étant entendu que les ‘ibadates sont liés à l’espace privé. Ce qui a manqué au monde musulman, ce sont des théologiens pour réinterpréter le Coran en dehors de la conception platonicienne qui a dominé jusqu-là.

De ce point de vue, l’université a un rôle à jouer, pour peu que l’Etat manifeste du respect à son égard et lui donne les moyens pour produire de la connaissance et faire naître le public à la conscience épistémique, c’est-à-dire à l’idée que le lien social est susceptible d’être un objet d’étude scientifique. Pour cela, il faut s’imprégner de la philosophie de Kant qui, par ailleurs, devrait être « islamisé » tout comme les mu’tazila avaient « islamisé » Platon et Aristote, ce qui avait donné de l’éclat à la civilisation musulmane. La société civile aura achevé sa formation lorsqu’elle se sera dotée de moyens intellectuels pour se penser comme source du pouvoir et comme entité souveraine dont les membres, sujets de droit, donnent mandat à des élus pour exercer cette souveraineté en leur nom. Ce sont là les concepts politiques à travers lesquels l’Etat de la société civile s’organise, concepts élaborés sur une base philosophique par Kant.

En conclusion, chers amis, je voudrais rendre hommage à une figure emblématique de la société civile en Algérie, Maître Ali Yahya Abdennour, militant du PPA-MTLD, militant du FLN et compagnon de Aïssat Idir, fondateur de l’UGTA. Ali Yahya Abdennour, dont je conseille à tous la lecture de son dernier ouvrage La dignité humaine, parue à Alger, a su donner au nationalisme algérien des valeurs universelles et modernes, comme personne ne l’a fait avant lui. Attaché à son pays comme toute sa vie l’a montrée, il nous rappelle constamment que l’Algérien, avant d’être un citoyen, est un être humain méritant dignité et respect. Sans le respect des droits de l’Homme par l’Etat, nous enseigne-t-il, le 1er Novembre 1954 aura été inutile et nos martyrs seraient morts pour rien.

L’existence de votre syndicat et sa vitalité, malgré un environnement politico-administratif hostile, est porteur de ce message qui donne tout son sens à la société civile. Votre combat syndical par ailleurs rappelle à qui de droit que l’Université est une institution primordiale pour le développement du pays et, à ce titre, elle mérite que des efforts énormes y soient investis. Le plus urgent, à mes yeux, est la valorisation sociale de l’enseignant universitaire pour retenir les compétences et pour y attirer de nouvelles. C’est à ce prix que l’Université pourra produire les moyens intellectuels dont a besoin la société civile pour son développement.

Lahouari Addi
Professeur de sociologie à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon
Professeur invité à UCLA, Californie, USA