Exactions au temps du Hirak : le cas du journaliste Saïd Boudour
A.T. , Algeria-Watch, 14 juin 2023
Saïd Boudour, 38 ans, marié et père d’un enfant est diplômé en traduction (Arabe-Français). Journaliste basé à Oran il est également militant au sein de la LADDH-Oran (une association de défense des Droits de l’homme). Après des formations en Europe, Saïd Boudour s’est spécialisé dans les enquêtes de terrain et d’investigations. Il est très vite confronté à la censure, aux exactions des agents de l’administration, aux passe-droits de leurs groupes d’intérêts, aux intimidations et à la brutalité des services de sécurité, surtout depuis qu’il a affiché son adhésion au Hirak.
Il est aujourd’hui accusé dans le cadre de l’affaire d’Oran « de complot contre la sécurité de l’État ayant pour objectif l’incitation des citoyens contre l’autorité de l’État, d’atteinte à l’unité du territoire national, d’adhésion à une organisation destructive activant à l’intérieur et à l’extérieur du pays et de divulgations d’informations portant atteinte à l’intérêt national ».
Saïd Boudour, dans le cours de sa profession de journaliste, s’est naturellement confronté à un appareil judiciaire directement contrôlé par la police politique. Les magistrats, juges et procureurs, ainsi que les unités spécialisées de la police fonctionnent comme en structure organisée chargée de protéger le régime et ses différentes « Issaba » (« gangs » selon le terme popularisé par le Hirak) au pouvoir. Ces groupes d’intérêts mafieux s’allient ou s’affrontent pour la captation de la rente en fonction de l’évolution des rapports de force, notamment autour de l’ancienne « Issaba », celle du défunt général Ahmed Gaid-Salah, décédé en décembre 2019, ou de la nouvelle dirigée, au moins nominalement, par son successeur à la tête de l’Etat Major de l’armée, le général Saïd Chengriha.
Main basse sur Oran, sous la coupe des mafieux
Oran, ville portuaire et capitale de l’ouest du pays abrite aussi un important réseau criminel aux ramifications étendues. Cette organisation dont on a pu mesurer l’influence depuis la chute de Abdelaziz Bouteflika, regroupe de hauts gradés de la DGSN (police), de la Gendarmerie et de la DGSI (Ex-DRS, police politique militaire) mais aussi des ministres, des élus de l’exécutif régional et des responsables des diverses administrations. Ce réseau s’appuie sur une kyrielle de puissants intermédiaires agissant au grand jour avec la complicité et la protection de magistrats notoirement corrompus.
En effet, à Oran, les semaines qui ont suivi l’éviction du président Bouteflika ont été marquées par une série de scandales et de mises en cause spectaculaires ordonnées par Ahmed Gaïd-Salah, le tout puissant chef d’Etat Major de l’époque. La ville a été le théâtre d’une vague d’arrestations inédite, illustrant encore une fois le rôle des services de sécurité et du groupe de magistrats directement instrumentés par la police politique dans les règlements de compte entre gangs du pouvoir. C’est ainsi par exemple que le redouté général Hamel, longtemps Directeur général de la Sûreté Nationale, est arrêté et incarcéré à la prison d’El Harrach. Les médias « indépendants », étroitement contrôlés par la police politique, ont bien sûr participé à ce spectacle sans précédent où les montants colossaux détournés et les immenses patrimoines illégalement constitués ont été rendus publics dans un strip-tease dévoilant toute l’étendue du détournement de biens publics, de prévarication, de trafics et de prédation par des autorités au plus haut niveau.
Le 1er juin 2018, pour avoir été le premier à évoquer l’affaire totalement scandaleuse du bateau en provenance du Brésil chargé de 701 Kilogrammes de cocaïne, Saïd Boudour est arrêté. Il échappe de peu à une mort certaine dans un accident de la route lors de son transfert à Alger par les services de Police, le chauffeur du véhicule dans lequel il se trouvait conduisait sans égards pour le code de la route à très grande vitesse.
Saïd Boudour est relâché le 4 juin 2018, sur décision du doyen des juges d’instruction de la cour de Sidi Mhamed. En 2019, il est de nouveau la cible de harcèlements du fait de ses activités de journaliste, de militant du Hirak et de membre de la LADDH-Oran.
Le 7 octobre 2019, Saïd Boudour est placé en liberté provisoire dans un dossier « d’atteinte au moral des troupes et à l’unité nationale ». Le 15 octobre 2019, la chambre d’accusation annule cette décision et décide de placer le journaliste sous mandat dépôt.
Saïd Boudour choisit alors la clandestinité. Au cours de cette période longue de quinze mois son père décède et sa famille se retrouvant sans ressources.
Les prisons inhumaines d’un Etat sans droit
Saïd Boudour finit par se rendre le 1er mars 2021 et passe une dizaine de jours dans les geôles de la Casbah, prison oranaise de sinistre réputation. Il est en sort traumatisé et sérieusement malade. Said Boudour est notamment atteint d’infections urinaire et pulmonaire. Il mène dès sa libération une campagne pour dénoncer les conditions de détention inacceptables de cette prison.
Ainsi, dans une salle prévue pour 45 prisonniers, sont entassés, en pleine pandémie, plus de 250 détenus dormant pour la plupart à même le sol et se partageant une seule salle d’eau. Pour se soulager le matin, les détenus doivent parfois faire la queue pendant deux heures. Obligés de boire l’eau saumâtre d’un unique robinet, y compris pour prendre les médicaments qui arrivent sans emballage et passent de mains en mains. Les détenus sont très peu nourris, avec le plus souvent du pain rassis comme seul repas. Cette situation est aggravée par le fait que les prisonniers ne peuvent même plus bénéficier du couffin bimensuel, en raison de la suspension des visites familiales.
Soumis de surcroît au trafic des produits alimentaires à des tarifs exorbitants au bénéfice d’une mafia de responsables au sein des maisons d’arrêt, les détenus affaiblis sont les victimes désignées de la Covid-19. Le nombre de prisonniers infectés par le coronavirus et atteints des graves pathologies liées aux conditions de détention et à l’absence totale d’hygiène et de soins, atteint des sommets. Comble de l’absurde dans l’inorganisation, les gardiens eux-mêmes sont, bien sûr, contaminés…
Dans sa gestion policière de la pandémie, le pouvoir, entre cynisme et inconcevable incompétence, a ainsi réussi à faire de ses établissements pénitentiaires des foyers de propagation de la Covid 19, et, sans aucun doute, de bien d’autres pathologies.
La fabrication des complots
A sa sortie de prison, Saïd Boudour reprend ses activités professionnelles. Il est arrêté alors qu’il filme une des manifestations du le Hirak le 23 avril 2021. Il est inculpé en tant qu’acteur du soi-disant réseau de « l’affaire d’Oran ». Cinq individus en civil l’interpellent brutalement. Après lui avoir asséné un coup de pied au ventre, il est insulté, roué de coups et traîné sur plus de cinq cent mètres et jeté dans un fourgon cellulaire. Sous le choc de cette arrestation, Saïd Boudour est à nouveau battu lors d’un changement de véhicule. Alors qu’il est transféré dans un autre fourgon, des agents lui portent des coups et lui crachent au visage. Ces multiples agressions provoquent des ecchymoses ainsi que des saignements au niveaux du visage, du coude et du genou. C’est dans cet état, qu’il arrive avec le reste des détenus au commissariat du 6ème arrondissement d’Oran. Son téléphone portable lui est alors confisqué.
À deux heures du matin, les responsables policiers décident de son transfert au service de la sûreté de wilaya d’Oran où commence une mise sous enquête poussée. Trois commissaires mènent un simulacre d’interrogatoire au cours duquel ils s’acharnent contre Saïd Boudour pour lui faire endosser des accusations aussi graves qu’irréelles. Les policiers lui assignent ainsi le rôle de chef du Hirak à Oran et l’interrogent pendant de longues heures sur ses liens et ambitions politiques, ce à quoi il répond qu’en tant que journaliste, il a des ambitions professionnelles et pas politiques.
Les agents lui présentent alors une liste de noms : Kaddour Chouicha son collègue à la LADDH-Oran, Mustapha Guira membre de Rachad et Yasser Rouibah avec lesquels il n’avait aucun lien. À la suite de l’interrogatoire, Said Boudour est informé qu’il va être présenté devant le procureur le dimanche 25 avril 2021, soit 48 h après son arrestation.
Les tribunaux de l’arbitraire
Le 25 avril 2021 à une heure du matin, douze agents de la BRI (Brigade de recherches et d’investigations) appuyés par des individus en civil accompagnent Said Boudour à la Brigade mobile de la Police judiciaire (BMPJ) de Dar Beïda à Oran où il est placé en isolement total. Durant son incarcération il n’a aucun contact avec le monde extérieur. Le lendemain matin, les enquêteurs procèdent à un autre interrogatoire, toute la vie de Said Boudour est passée au peigne fin, son enfance, sa trajectoire professionnelle, son parcours académique, jusqu’à l’histoire de ses proches et sa famille. Le 28 avril 2021, le domicile de Said Boudour est perquisitionné par une douzaine d’agents d’escouades mixtes (BRI, BPMG, Cyber Criminalité et Gendarmerie) qui confisquent notamment des relevés bancaires datant de 2016 et 2017.
Présenté au procureur le 29 avril après six jours de garde à vue, Said Boudour a des difficultés à marcher, il boite et sa chemise est tachée de sang. En essayant d’expliquer au procureur les sévices (pourtant encore visibles) qu’il a subis, il constate que les certificats médicaux décrivant ses blessures ont été retirés d’un dossier vide de tout élément prouvant les faits qui lui sont reprochés. Les éléments présentés par la police, un organigramme complètement fabriqué est censé établir l’existence d’une conspiration. Il s’agit d’une pure construction sans aucune réalité ni substance et que n’étaye aucun élément probant. En attendant son procès, Saïd Boudour est placé sous contrôle judiciaire le 29 avril 2021.
Saïd Boudour et le reste des accusées de l’Affaire d’ Oran vont comparaître le 15 juin 2023 devant le Tribunal de Dar El Beida.
Les accusations, sans aucun fondement, portées contre le journaliste Saïd Boudour et les autres hirakistes d’Oran relèvent du pôle de lutte contre le grand banditisme et le terrorisme, il encourt de ce fait de très lourdes peines de prison.