Le carnage de la prison de Berrouaghia (Novembre 1994)

Dossier Le Carnage de la prison de Berrouaghia

Témoignage du capitaine Ahmed Chouchène, prisonnier politique

Observatoire des droits humains en Algérie (ODHA), 2 avril 2005

Les événements de Berrouaghia sont une image conforme traduisant la réalité de la crise algérienne dans toutes ses dimensions. Car la victime de ce drame est la véritable victime malgré les circonstances attenantes à l’évènement et le criminel dans tout cela est aussi le véritable criminel, même s’il apparaît en tenue officielle.

Si je n’avais pas vécu les faits personnellement, j’aurais eu des doutes sur le déroulement des évènements surtout avec la campagne de désinformation organisée par les médias locaux, à commencer par la télévision et en terminant par la presse dite libre et indépendante.

1. La situation avant les faits :

La situation à la prison de Berrouaghia était calme et stable, malgré la surpopulation carcérale avec un effectif de plus de mille prisonniers islamistes, depuis 1992, dans une bâtisse qui en temps normal n’admet que le tiers de cet effectif.

Il y avait dans cette prison des hommes respectables : des professeurs d’université, des dou’ates (prédicateurs), des enseignants, des directeurs, des ingénieurs. Ils avaient le mérite d’avoir participer à la conscientisation des prisonniers, en participant à leur alphabétisation et à améliorer leur culture, ce qui a permis d’alléger leurs souffrances et d’occuper leur temps.

Cela fonctionnait ainsi jusqu’au moment où eurent lieu des transferts suspects de prisonniers et commencèrent alors les perturbations à l’intérieur des prisons sur tout le territoire national.

Nous avons ainsi entendu parler des évènements de la prison de Tizi-Ouzou, suivis des événements de la prison de Tazoult (Batna) en 1994 puis vint le tour de la prison de Berrouaghia.

Personne ne doutait que certains prisonniers transférés de Serkadji à Berrouaghia à cette époque-même étaient venus dans le cadre d’une mission précise. Le groupe transféré était constitué de quelques dizaines de personnes que dirigeait un jeune impudent du nom de Berriche Abdelfettah.

Ils réussirent à s’entendre avec le directeur de la prison afin d’encadrer les prisonniers à la place des gardiens. Je me suis personnellement opposé à ce groupuscule et j’ai attiré l’attention des prisonniers sur leurs comportements, mais le pouvoir qu’a pu obtenir ce groupuscule de la part de l’administration était plus fort que moi et que mes frères qui m’ont suivi en tentant d’éviter les dangers. C’est le cas des frères Saïd Bessayah, Cheikh Abed et du professeur Ali Boukessa.

2. Les sanglants évènements:

Dans la nuit du 12 novembre 1994 à 1 heure du matin, ce groupuscule a déclenché une pseudo-tentative d’évasion vouée à l’échec. La prison fut rapidement encerclée par les blindés à l’extérieur. A l’intérieur, une section des forces d’intervention rapide de la gendarmerie cerna le bâtiment d’où partit la pseudo-tentative d’évasion. Au même moment se déployaient plusieurs dizaines de gardiens sur le mur principal.

La situation était totalement maîtrisée par les services de sécurité avant même la levée du jour. Les prisonniers de droit commun furent évacués des lieux et il ne restait que les prisonniers islamistes encerclés par les gendarmes, les gardiens et les forces blindées. Si l’encerclement avait duré seulement trois jours, les mutins se seraient rendus d’eux-mêmes, car ils n’avaient ni eau, ni nourriture, ni armes qui leur permettaient de résister longtemps. Mais l’intention de massacre était derrière la tête des gendarmes. La preuve est qu’ils sont intervenus avec les unités de combat des plus puissantes connues au sein des unités spéciales. Et la puissance de feu était inimaginable et se chiffrait en des dizaines de milliers de tirs de tous les calibres, ainsi que l’utilisation de près de quatre-vingt dix grenades lacrymogènes dont le but était d’asphyxier les prisonniers. En plus de cela, ce groupe d’intervention était accompagné d’un commando de la mort spécialisé dans le combat au corps à corps et dans l’utilisation d’armes blanches. Ses membres étaient cagoulés et personne ne connaissait leur identité. Mais tout le monde les a vu à l’œuvre, mutilant les cadavres, plus particulièrement le cadavre d’Abdelouahab.

Au matin du premier jour des évènements, le procureur de la République demanda aux prisonniers de sortir. Ils refusèrent, de peur d’être torturés en représailles et demandèrent la présence d’un haut représentant de l’Etat et d’un représentant d’une instance des droits de l’homme. Après discussions, le procureur accepta les demandes mais les tergiversations survenues par la suite ont fini par rompre cette confiance et mettre en doute le sérieux des pourparlers.

Après une nuit blanche de négociations stériles où les gendarmes ont ôté toutes les barricades, le procureur de la République lança à 5 heures du matin un ultimatum aux prisonniers en leur disant : « si vous ne sortez pas vivants à 8 heures, les gendarmes vous sortiront morts ». Effectivement, à 8h 15 commença l’assaut du bâtiment, les gendarmes tirant de tous les côtés. Des morts et des blessés tombaient. Les prisonniers se bousculaient pour entrer dans la salle A. Des centaines d’autres restèrent dehors, faute de place. Ils furent alors des cibles directes et privilégiées des tirs d’armes de type FMPK. Des morceaux de corps humains volaient dans toutes les directions. C’était une effroyable boucherie que ne peut réaliser qu’un criminel de guerre.

Le procureur de la République ne pouvait plus se maîtriser devant de telles images. Il s’écria de toutes ses forces : « Cessez le feu ! Cessez le feu ! Espèce de criminels, sinon je vous envoie en prison ! »
Mais le chef des gendarmes l’insulta et le traita de tous les noms et les tirs continuèrent jusqu’au moment où le procureur menaça directement les gendarmes de prison et entra dans le champ de tir entre eux et les prisonniers.

J’étais dans la cellule n° 28, parmi les plus proches du champ des forces d’assaut. J’étais prêt à affronter la pire des situations. J’ai pu avoir une vision totale des événements dans tous leurs détails. Je ne peux pas trouver d’excuses à ceux qui pointent une arme de défense anti-aérienne et des dizaines de fusils d’assaut, tirant avec une telle intensité de feu sur des prisonniers sans défense à une distance qui ne dépasse pas 25 mètres, sous prétexte qu’ils n’ont pas exécuté les ordres de sortie de la bâtisse. Tel est le premier spectacle que j’ai eu à voir.

Quant au second, il s’est produit après la sortie des survivants du bâtiment. Ces derniers furent contraints de traverser une double haie de gardiens armés de barres métalliques de 14 mm de diamètre. Le prisonnier fut soumis à une bastonnade en règle de la porte de sortie du bâtiment à la cour distante de 200 mètres. Il arrive dans la cour totalement assommé et meurtri par les coups de barre de fer. Il est totalement déshabillé pour être parqué avec 400 autres prisonniers dans une salle conçue pour vingt personnes et comportant un seul WC et sans eau. Les prisonniers resteront ainsi debout durant de nombreux jours, soumis à un tabassage en règle et à la torture systématique trois fois par jour.

Quant au troisième spectacle, il s’est déroulé dans la salle A, lorsque les gendarmes ont ouvert le feu à la sortie des prisonniers. Le détenu Abdelali a été sorti du rang et exécuté.
A ce moment, une vingtaine de survivants refluèrent vers la salle et refusèrent de sortir, craignant de subir le même sort. Les gendarmes ont alors versé de l’essence à l’aide de tuyaux puis ont embrasé la salle avec des grenades. La majorité des détenus furent calcinés. Ceux qui respiraient encore furent achevés.

Après l’évacuation du bâtiment en question, ils ont entassé une cinquantaine de cadavres, dont beaucoup étaient calcinés et certains totalement déchiquetés, dans la cour de la prison, durant toute la nuit à la merci des chats errants, avant de les transporter et de les ensevelir le lendemain dans deux fosses communes en deux lieux connus de Berrouaghia.

C’est ainsi que plus d’un millier de prisonniers dont de nombreux blessés par balles seront soumis par la suite à une sauvage punition collective qui ne peut s’effacer de la mémoire.

Il suffit de dire que des asticots sortaient de notre peau et que nous sommes restés dans une salle sans pouvoir étendre nos jambes, vue le surnombre et l’étroitesse des lieux. Nous faisions la chaîne pour faire nos besoins dans l’unique WC et sans eau dans la plupart du temps. Tout comme les prisonniers punis marchaient pieds nus et pratiquement totalement dévêtus dans la neige durant des heures.
Ce crime commis à l’encontre des détenus de la prison de Berrouaghia est une tragédie humaine. Et ses auteurs sont des criminels, sans crainte de Dieu ni des hommes. Car ce qu’ils ont réalisé n’était ni nécessaire, ni obligatoire ni légal. Par cette dénonciation, je ne disculpe point les responsables apparents de la tragédie qu’étaient certains prisonniers qui ont été entraînés dans cette tentative d’évasion par quelques agents des « services » dissimulés parmi eux. Nous avons pu en dévoiler certains, mais je persiste à dire que leur responsabilité dans la tragédie n’est pas fondamentale, car en tout état de cause, ils sont eux aussi des victimes. Ils n’avaient pas les moyens de provoquer les dégâts, contrairement aux forces de sécurité qui avaient devant elles de nombreux choix pour éviter cette hécatombe. Mais elles ont prémédité le crime avec insistance et une telle bassesse.

J’ai vécu cette tragédie dans tous ses détails que je ne peux développer dans ce témoignage mais j’apporterai les moindres petits détails dans mes mémoires si Dieu Veut et je citerai certains instigateurs de leur nom et tout le monde verra que cet événement n’est pas un fait passager mais une petite image de la nature de ce régime corrompu, méprisant la dignité humaine et qui s’appuie sur le crime et le terrorisme dans sa gestion quotidienne. Il n’est pas permit à une personne digne ou propre de travailler au service de ce régime.

Londres. Août 2003