La 117e manifestation du hirak empêchée dans plusieurs villes : Les autorités sortent la matraque
Mustapha Benfodil, El Watan, 15 mai 2021
«N’har el Aïd kayen massira !» (Le jour de l’Aïd, nous marcherons), scandaient le vendredi 7 mai, à gorge déployée, de nombreux manifestants exaltés.
Et ce vendredi 14 mai, deuxième jour de l’Aïd El Fitr, d’aucuns parmi ces hirakistes et d’autres affichant la même détermination entendaient tenir leur promesse et se sont préparés en conséquence, sacrifiant les douceurs de la fête préférée des Algériens, les visites familiales et autres petites joies de l’Aïd pour aller s’époumoner sous le cagnard en battant le pavé.
Mais les autorités en ont décidé autrement. Ainsi, après l’interdiction désormais actée, du «mardi des étudiants», dont les manifs ont été empêchées à trois reprises, et après le dernier communiqué du ministère de l’Intérieur qui, dimanche dernier, avait prévenu qu’il n’y aurait plus de marche autorisée sans déclaration préalable, l’accueil réservé au hirak par les forces antiémeute était prévisible.
A Alger, le dispositif de police déployé était nettement plus important que celui des autres vendredis, comme nous le constaterons d’emblée aux abords de la place du 1er Mai, où une imposante armada de camions de police et de fourgons cellulaires a été mobilisée, dont des camions antiémeute équipés de canons à eau.
Le dispositif rappelait sensiblement un certain 22 Février 2019. Les forces de police investissaient les moindres interstices, bloquant toutes les issues. Des camions bleus étaient stationnés jusqu’à l’entrée de petites venelles pour parer à tout débordement. Ce même quadrillage était observé sur d’autres places fortes de la capitale.
Nous avons dû nous faufiler dans un entrelacs de petites ruelles reliant la rue Réda Houhou à Khelifa Boukhelfa pour parvenir à la mosquée Errahma. Il est 13h12.
La prière collective d’El Djoumouâa vient d’être levée. Mais contrairement aux autres vendredis, point de «Dawla madania, machi askaria» (Etat civil, non militaire) lancé en chœur par la masse des fidèles hirakistes dès la fin de l’office religieux. Nous gagnons rapidement la rue Didouche Mourad où une rangée de véhicules de police tenait l’artère névralgique en respect. Les hommes qui venaient de quitter la mosquée longent prudemment la rue, le tapis de prière jeté nonchalamment sur l’épaule.
Les riverains regagnent leurs pénates après quelques embrassades de circonstance. Une seule voix «ose» rompre ce silence pesant, celle d’une femme qui entonne des mots d’ordre du répertoire hirakiste, dont nous peinons à déchiffrer la teneur de là où nous étions. 13h20. Des cris jaillissent subitement, martelant «Dawla madania machi askaria !», lancés par de téméraires frondeurs.
C’était sur le tronçon compris entre le commissariat du 6e et le fleuriste de la place Audin. La police intervient immédiatement pour étouffer ces voix et disperser ce premier carré. Moins de cinq minutes plus tard, c’est un carré plus fourni qui se constitue, fort d’une centaine de manifestants, dont de nombreuses femmes, des jeunes, des personnes âgées… Les manifestants scandent de plus belle «Dawla madania, machi askaria !». De leur côté, les forces de l’ordre n’hésitent pas à bousculer les protestataires, les repoussant vers le trottoir pour libérer la chaussée. Un vieux lance à l’adresse d’un agent : «Vous êtes des lâches !»
Des jeunes entonnent sur un air gnawi : «Dirou wech edirou wa’Allah marana habssine !» (Quoi que vous fassiez, on ne s’arrêtera pas). 13h30. A peine le défilé arrivé à l’orée de la rue Abdelkrim Khettabi, un cordon de police lui barre furtivement l’accès à la Grande-Poste. La petite foule se rabat sur la rue Sergent Addoun quand un autre cordon de police se déploie avec fracas et se met à disperser violemment les manifestants. La tension est à son paroxysme sous un soleil cuisant.
Des cris fusent, la colère s’attise. Confusion. Ça court dans tous les sens. Une partie des manifestants fonce sur les escaliers de la rue des Frères Merouane ; certains empruntent la rue Arezki Hamani (ex-Charras). D’autres reculent en direction de la Fac centrale.
A un moment donné, un cri strident déchire l’atmosphère : c’est notre consœur de Radio M, Kenza Khetto, qui venait d’être brutalement interpellée. Les journalistes Khaled Drareni, Mustapha Bastami et Djaâfar Khelloufi seront alpagués à leur tour avant d’être relâchés un peu plus tard.
Puis, ce sont plusieurs journalistes et photographes de presse qui subiront le même sort, dont nos collègues d’El Watan, les reporters photographes Souhil Baghdadi et Sami Kharoum. «Les photographes de l’AFP, El Watan, Horizon, Liberté, et les journalistes Kenza Khatto, Khaled Drareni, Djaâfar Khelloufi, Mustapha Bastami, interpellés.
Moi et 11 autres journalistes et photographes, forcés par la police à rester au boulevard Mohammed V. On est bloqués ici depuis plus d’une heure !» alertait notre consœur Lynda Abbou de Radio M. Actualisant son alerte, Lynda précisera : «Moi et les 11 confrères et consœurs libres de quitter le boulevard Mohammed V.»
Plus de 600 interpellations au niveau national
A 14h, il n’y avait plus que les éléments des services de sécurité sur la place Audin et quelques passants furtifs. Les forces de police bouclaient hermétiquement grands boulevards et petites voies, si bien qu’il ne nous a guère été possible de prendre le pouls du côté de Bab El Oued. Mais nous savons que la marche hebdomadaire qui devait démarrer de la place des Trois-Horloges a été là aussi violemment dispersée.
Pour revenir au journal, ce fut une véritable galère. Impression d’être une souris happée dans un labyrinthe. Et Alger ressemblait à une souricière géante où tout le monde devenait suspect.
L’une des images les plus marquantes qui nous a émus hier : en traversant la rue Hassiba Ben Bouali au milieu de ce dispositif étouffant, il y avait quelques grappes de familles en tenue joyeuse. Les enfants étaient tout mignons dans leurs habits de fête.
Et le contraste était violent entre ces images bon enfant qui rappelaient qu’on était tout de même en plein Aïd, et ce décor d’une ville assiégée. Nous passerons le reste de l’après-midi à faire le point sur les interpellations massives qui ont été opérées.
Parmi les personnes interpellées : le président du RCD, Mohcine Belabbas, ainsi que Athmane Mazouz, secrétaire national chargé de la communication au RCD. Ont été interpellés également Fethi Ghares, porte-parole du MDS, et son épouse, Messaouda Chaballah, ainsi que les cadres du parti Hassan Mebtouche et Ouahid Benhalla.
S’agissant des confrères embarqués, la grande majorité d’entre eux seront relâchés. A noter cependant que notre confrère Khaled Drareni a de nouveau été arrêté. Il était toujours injoignable en fin de journée.
Selon un bilan provisoire établi par Zaki Hannache à 16h, plus de 600 citoyens ont été interpellés hier à travers le territoire national, précisément dans 22 wilayas. A Alger, le même militant qui documente minutieusement toutes les arrestations a dénombré plus de 300 interpellations.
Marche réprimée à Bouira
Amar Fedjkhi, El Watan, 15 mai 2021
La marche du 117e vendredi de mobilisation citoyenne a été interdite, hier, dans la wilaya de Bouira, et ce, pour la première fois depuis le début du hirak, le 22 février 2019.
En effet, le dispositif policier déployé dès les premières heures de la matinée et qui a opéré de nombreuses arrestations parmi les activistes, avant même le début de la marche, a usé de la force pour disperser les tentatives de rassemblement.
En effet, à la place des Martyrs, d’où débutent habituellement les marches du vendredi, les services de police, qui ont occupé l’esplanade en installant des véhicules blindés et antiémeute, ont usé de canons à eau et de gaz lacrymogènes pour disperser les manifestants, a-t-on constaté sur place. La foule grossit. Les marcheurs arrivent notamment des localités de Haizer et surtout d’Ath Laâziz.
D’autres depuis les quartiers environnants. Plusieurs personnes ont été interpellées et embarquées dans les fourgons cellulaires, a-t-on constaté sur place. Selon une source policière, une trentaine de manifestants ont été arrêtés. Au centre-ville, tout comme à proximité des édifices publics, un nombre important de policiers était également déployé afin d’interdire tout rassemblement et tentative d’occuper la rue.
La foule, qui a décidé d’emprunter un autre itinéraire, a été stoppée maintes fois par les services de sécurité. Le département de Kamel Beldjoud avait souligné, dans un communiqué rendu public au début de la semaine écoulée, qu’il est «nécessaire de rappeler ce que stipule la Constitution de 2020, qui soumet la liberté de manifestation au régime déclaratif, et il est important d’insister sur la nécessité pour les organisateurs des marches de déclarer l’heure du début et de fin de manifestation, son itinéraire et les slogans à scander auprès des services compétents».
C’est ce qui explique sûrement le recours à l’interdiction de la marche d’hier dans la ville de Bouira et dans d’autres régions du pays. La marche a été à maintes reprises réprimée par les policiers en usant de gaz lacrymogènes, notamment à proximité de l’Etablissement public de santé de proximité ( EPSP), Kasdi Merbah.
Pas moins d’une dizaine de personnes ont été arrêtées sur place. Il faut préciser, par ailleurs, que jamais le chef-lieu de wilaya de Bouira n’a connu un dispositif policier aussi impressionnant. Toute la ville était habillée en «bleu». A l’heure où nous mettons sous presse, la situation est toujours tendue.
Des dizaines d’arrestations à l’est
S. Arslan, M.-F. Gaïdi, Khider Ouhab et Lazhar Baâziz, El Watan, 15 mai 2021
Le vendredi 14 mai a été une journée bien particulière à Constantine. En ce deuxième jour de l’Aïd El Fitr, marqué par une importante circulation automobile au centre-ville en raison des visites familiales, un dispositif impressionnant des engins et des véhicules des services de police ainsi qu’un déploiement en nombre de policiers en uniforme et en civil ont été constatés bien avant 10h, notamment sur les places Amirouche, des Martyrs et 1er Novembre, ainsi que la rue Abane Ramdane, points traditionnels des rassemblements pour les marches du vendredi dans la ville.
Déjà peu avant midi, des personnes ont été interpellées par des policiers en civil au square Bachir Bennacer, lieu de regroupement des hirakistes avant la prière du vendredi. Elles ont été embarquées à bord de véhicules de la police. La tension était bien perceptible, surtout que des policiers en civil munis de talkie-walkie ont pris position à plusieurs endroits, fermant pratiquement tous les accès vers les artères accueillant les marches chaque vendredi. L’intention d’interdire la marche d’hier à Constantine était bien affichée.
A la rue Larbi Ben M’hidi, où se trouve la mosquée Djamaâ El Kebir, connue aussi pour être un point de départ des marches, plusieurs véhicules de police étaient stationnés bien avant la prière. A 13h30, moment habituel du rassemblement avant le départ de la marche, les rafles parmi des marcheurs suspects et ciblés se sont poursuivies. Les policiers ne toléraient aucun regroupement, même devant le plateau d’un vendeur occasionnel de pizzas.
Dans les rangs des manifestants, la peur commençait à s’installer au vu des fourgons qui passaient, surtout parmi les femmes, dont certaines ont été interpellées par des policières, selon des témoins oculaires. «J’ai appelé mon amie pour l’avertir de ne pas venir pour le moment ; la situation n’est guère rassurante», nous a confié une habituée du hirak rencontrée aux alentours de la place des Martyrs. «C’est la première fois que la marche est formellement empêchée depuis la reprise du 22 février dernier, lorsque l’on avait forcé le dispositif de sécurité pour imposer les marches ; cette fois-ci ils ont très bien préparé les choses, surtout que le centre-ville est vide et le terrain leur est favorable pour bien maîtriser la situation ; nous sommes en train de vivre un vrai musellement pour nous empêcher de marcher», nous a révélé un citoyen.
A 15h, les traques des hirakistes identifiés se poursuivaient même dans les quartiers populaires de la vieille ville de Constantine. Des groupes de policiers en civil faisaient un véritable ratissage dans les moindres coins du centre-ville à la recherche de hirakistes suspects.
Des interpellations ciblées
A Annaba, depuis la matinée d’hier, coïncidant avec le 117e vendredi du hirak, un important dispositif sécuritaire a été mis en place autour du Cours de la Révolution et même aux alentours réduisant à néant toute tentative d’engager une marche. Ainsi, de nombreux engins bleus et même civils étaient stationnés, tout autant qu’un effectif civil couvrant les lieux. Et comme pour donner l’impression que l’ambiance de l’Aïd y est, des vendeurs à la sauvette de jouets, des photographes avec leurs bêtes de somme et autres clowns ont été autorisés, exceptionnellement, à activer sur le Cours, occupant ainsi la majorité des espaces.
Parallèlement, nombreuses sont les personnes, soupçonnées de faire partie du hirak, qui ont été interpellées avant même d’accéder à la plus importante place publique de la wilaya. Mieux, les filtres des services de sécurité ont été installés à l’entrée de la ville où tous les véhicules douteux qui ne sont pas immatriculés à Annaba ont été sommés de rebrousser chemin. Hormis les multiples arrestations, aucun incident majeur n’a été constaté.
A Skikda, plus de 25 hirakistes, selon des posts publiés sur les réseaux sociaux, ont été interpellés hier au moment où ils s’apprêtaient à entamer leur 117e marche. Un impressionnant dispositif sécuritaire a été, par ailleurs, constaté au niveau des axes habituellement utilisés par les hirakistes comme lieu de rassemblement. En plus de la présence massive des forces antiémeute et des policiers en civil, beaucoup d’engins des forces de sécurité ont été déployés le long de l’itinéraire habituel des marches, notamment au niveau du rond-point de Bab Kcentina.
C’est au niveau de ce rond-point que les forces de l’ordre ont commencé leurs interpellations afin d’empêcher les marcheurs de regagner l’avenue Didouche Mourad, l’axe principal de la ville, contraignant, dans la foulée, l’ensemble des hirakistes à fuir les lieux. A relever que les personnes interpellées, du moins la plupart d’entre elles, semblent avoir été préalablement ciblées.
A Jijel, la situation n’était pas différente. Un imposant dispositif de sécurité a été déployé sur les axes habituels de rassemblement. Un scénario qui se répétait chaque vendredi dans cette ville où les hirakistes parvenaient à accomplir leur marche. Cette fois-ci, les choses ont complètement changé et les policiers sont passés à l’action. On apprend que plusieurs personnes ont été interpellées et amenées aux commissariats, dont notre correspondant Fodil S. qui a pu nous informer de son interpellation par sms vers 16h.
A Aïn Beïda, dans la wilaya d’Oum El Bouaghi, le dispositif sécuritaire a été déployé au niveau et autour de l’esplanade du jardin public de la ville, avant la prière du vendredi, expressément pour empêcher tout rassemblement. Nous avons appris que de jeunes hirakistes ont été embarqués par les policiers.
Les réseaux sociaux se sont tout de suite enflammés pour signaler que quelques jeunes marcheurs ont été chassés et d’autres embarqués. Chekaoui Newfel, président de l’Association des jeunes chômeurs, parle, lui, de quatre jeunes arrêtés par la police.