Hosni Kitouni* : «Côté algérien, il y a ceux qui veulent aider Macron à être réélu et ceux qui jouent une autre partition»
Nouredine Nesrouche, El Watan, 15 mai 2021
-Le discours du chef de l’Etat et celui du porte-parole du gouvernement, à l’occasion de la Journée de la mémoire, divergent sur le point de la repentance. Comment expliquer cette double position ?
Si un mot pouvait qualifier la communication officielle sur le dossier de «l’histoire et de la mémoire», c’est bien confusion. Plusieurs locuteurs interviennent pour ne pas dire la même chose. Or, si on veut être entendu et pris au sérieux par la partie adverse, mais également par sa propre opinion par souci d’efficacité et de pédagogie, il est nécessaire d’avoir un discours clair et concis. Dignité et gravité doivent en être les maîtres mots. A-t-on oublié en haut lieu qu’il s’agit là de 132 années de la vie et de la mort de notre peuple, de la disparition de millions d’êtres, de destructions irréparables, d’atroces horreurs, de souffrances innommables ? Nul n’a le droit de traiter de ces sujets à la légère.
Or, en la matière, on a l’impression qu’il y a chez les officiels algériens une absence de vision cohérente sur les devoirs qu’impose ce passé et sur les exigences à formuler à la partie adverse en vue de solder ses comptes. D’où ces discours contradictoires qui renvoient sans doute aussi à des divergences politiques entre les centres de décision quant à la relation avec la France. L’autre partie ne peut que se réjouir de voir qu’en Algérie il y a autant de clochers que de sons de cloche et cela doit en amuser plus d’un de nous voir empêtrés dans nos irrésolutions et nos confusions verbeuses.
-Le président français multiplie les gestes envers Alger, mais se garde de joindre l’acte à la parole, qualifiant la colonisation de l’Algérie de crime contre l’humanité…
Les périodes préélectorales sont en France un moment décisif pour gagner des parts d’électorat. L’initiative de l’Elysée de janvier dernier entre en partie dans ce cadre. M. Macron avait besoin de revenir sur ses déclarations antérieures par trop clivantes faites à Alger, qualifiant la colonisation de crime contre l’humanité, et à son retour d’Israël où il a rapproché la guerre d’Algérie de la Shoah. Il veut maintenant s’installer politiquement dans le juste milieu entre les différents lobbys mémoriels. Donner aux uns sans mécontenter les autres. Dans cette perspective, il a déjà fait des gestes envers l’Algérie et la diaspora algérienne, comme le retour des crânes de nos martyrs et les dossiers Audin et Boumendjel. Il entend prochainement en faire aux harkis et aux pieds-noirs. Un jeu de balançoire qui ne peut aller plus loin dans une France prise à la gorge par la montée fulgurante d’un nationalisme ténébreux, manifesté tout récemment par les deux tribunes des militaires en retraite et en activité, qui accusent les principales autorités du pays de lâcheté face à la menace islamiste et met en garde sur le risque d’une «guerre civile» en France.
-Et côté algérien ?
Je crois que du côté algérien, on a pris acte de cela, et il y a ceux qui veulent aider Macron à être réélu et ceux qui jouent une autre partition. D’où cette impression de jeu de yoyo que donne la communication officielle, dans un contexte marqué par le déclin des lobbys mémoriels traditionnels : un effet de générations accentué par la faillite du parti FLN et la mise à l’écart de l’ONM. Le pouvoir politique a donc une plus grande marge de manœuvre. Je crois que nous assistons à une sorte d’effet de tectonique des plaques au sein du sérail. Les choses bougent sans trouver leur juste équilibre. Dans ce contexte, la relation à la France est un enjeu de pouvoir et d’intérêts majeurs. L’histoire et la mémoire ne sont ici que prétexte à autre chose.
-M. Belhimer a exigé la reconnaissance par la France de ses crimes contre l’humanité en Algérie…
Je vous l’avoue, je suis sidéré par l’usage immodéré d’une terminologie non maîtrisée dans le discours officiel : génocide, crimes contre l’humanité, repentance, réparations sont des termes précis qui appartiennent à des corpus théoriques ou rhétoriques et doivent donc être maniés avec précaution. Quand M. Belhimer qualifie les événements du 8 Mai 1945 de génocide, il pèse mal ses mots, car le néologisme en question inventé par Raphaël Lemkin a reçu une définition juridique par la Convention de Paris de 1948, et ne peut être appliqué aux meurtres collectifs du 8 Mai 1945.
Le faire, c’est manquer de rigueur et parler pour ne rien dire. En outre, en empruntant au président Macron la qualification de la colonisation de crime contre l’humanité, il fait montre d’un suivisme affligeant. Car la notion de crime contre l’humanité a été établie à la suite de l’Holocauste, et une sorte de norme mondiale des droits de l’homme a été formulée dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Les groupes politiques ou les Etats qui violent ou incitent à violer ces normes, tel qu’elles figurent dans la Déclaration, sont considérés comme relevant des pathologies politiques associées aux crimes contre l’humanité.
-Ça ne s’applique pas au cas algérien ?
La colonisation comme processus global n’a jamais été considérée comme un crime contre l’humanité dans les chartes et conventions internationales, et l’historien Benjamin Stora juge cette qualification anhistorique. Cependant, certaines de ses pratiques en sont éligibles. Il est donc nécessaire d’établir le lien entre pratiques et processus global pour enfin arriver à une connaissance, juridiquement et historiquement inattaquable. La torture est un crime contre l’humanité, mais est-ce que le démantèlement des tribus l’est aussi et en quoi ? Dans les deux cas, il faut définir le caractère criminel de l’acte et ses auteurs. D’où la nécessité de dépasser l’usage superficiel et désordonné de cette notion pour lui donner un contenu, un sens précis conforme au droit international ou pour le moins à l’éthique décoloniale.
-Où en est-on sur ce chemin ? La démarche officielle n’a-t-elle rien apporté pour atteindre cet objectif ?
C’est un travail ardu, long, complexe qui doit mobiliser l’expertise des historiens, des anthropologues, des sociologues, des juristes pour fouiller les archives, recueillir toutes les traces possibles dans un effort conjugué afin de reconstituer le passé et cerner l’ampleur des désastres dont notre peuple et notre société furent les victimes. En regardant les choses sous cet angle, on verra alors combien le discours officiel est bien superficiel et en deçà de ce que fut la colonisation : l’entreprise la plus ignoble et la plus destructrice qu’ait inventée l’Occident depuis 1492 pour dominer le monde, s’emparer de ses richesses, anéantir tout ce qui résiste à la marchandisation.
C’est ce travail qui doit être fait, savoir au juste ce qu’est la colonisation de peuplement, définir ses préjudices et déterminer les réparations à exiger dans une formulation officielle et irrévocable.
Nous n’avons donc rien à attendre ni de la France ni de ses historiens. Car pour être pris au sérieux, il faut commencer par produire notre propre récit des événements, définir nos exigences en matière de réparation matérielle et morale en vue de solder les contentieux du passé. Toutes choses qui doivent être soustraites aux politiques et à leurs marchandages de circonstances.
Propos recueillis par Nouri Nesrouche
* Chercheur en histoire et auteur de Le désordre colonial