Le général Aussaresses jugé pour « complicité d’apologie de crimes de guerre »

Le général Aussaresses jugé pour « complicité d’apologie de crimes de guerre »

Franck Johannès, Le Monde, 27 novembre 2001

Le procès pour « complicité d’apologie de crimes de guerre » contre le général Paul Aussaresses devait débuter, lundi 26 novembre, devant le tribunal correctionnel de Paris et durer trois jours. Il vise le récit fait par l’ancien officier de renseignement dans un livre paru en mai, où il décrit et justifie le recours à la torture et aux exécutions sommaires, notamment pendant la bataille d’Alger ; les éditeurs de l’ouvrage sont poursuivis, eux, pour « apologie de crimes de guerre ». Le général Aussaresses, ancien de la France libre, a brisé le silence sur ses activités pendant la guerre d’Algérie dans un entretien publié par « Le Monde » en novembre 2000 ; il a confirmé ses aveux dans le livre poursuivi aujourd’hui, dont il affirme, en privé, ne pas être l’auteur. Les lois d’amnistie ont empêché les tribunaux, depuis 1962, de faire le procès de la torture.
Le général Paul Aussaresses ne le cache pas : il ne regrette rien. D’abord parce que ce n’est pas son style, ensuite parce qu’il estime qu’il fallait que quelqu’un fasse le sale travail en Algérie. Il l’a fait, sans plaisir, sans pitié et sans commentaires. Il l’a froidement raconté dans un livre – Services spéciaux Algérie, 1955-1957, paru en mai aux éditions Perrin -, qui lui vaut d’être jugé à partir de lundi 26 novembre pour « complicité d’apologie de crimes de guerre ». Le vieux général n’entend pas esquiver le débat et a fait appel à une dizaine de témoins, des militaires pour l’essentiel. Et le procès impossible de la guerre d’Algérie, verrouillé par les lois d’amnistie et quarante ans de silence, risque fort de se tenir pendant trois jours devant la 17e chambre correctionnelle de Paris.

L’affaire Aussaresses est née du débat sur la torture et notamment du récit de Louisette Ighilahriz (Le Monde du 20 juin 2000), qui avait même provoqué « des regrets »chez le général Massu. Mais c’est le long entretien au Monde de Paul Aussaresses, quatre-vingt-trois ans (Le Monde du 3 mai), qui a mis le feu aux poudres : la Ligue des droits de l’homme a saisi, le 4 mai, le parquet de Paris d’une plainte pour « apologie de crimes de guerre ». Le 7 mai, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) saisissait le procureur pour « crimes contre l’humanité », suivie par le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) qui déposait plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction.

Le parquet de Paris a écarté, le 17 mai, les poursuites pour « crimes contre l’humanité », en considérant que les faits revendiqués par le général Aussaresses étaient « incontestablement constitutifs de crimes de guerre », donc prescrits et amnistiés depuis la loi du 31 juillet 1968. Sept plaintes pour « crimes contre l’humanité » ont été déposées, mais le juge Jean-Paul Valat considère, comme le parquet, que les poursuites ne sont pas possibles, et a refusé de les instruire. Les associations ont fait appel, la chambre de l’instruction rendra sa première décision le 14 décembre.

DIX-NEUF PASSAGES ATTAQUÉS

Restent les crimes de guerre puisque « les événements » d’Algérie sont devenus officiellement une guerre depuis 1999. Le procureur a considéré que même s’ils étaient prescrits, leur « apologie », c’est-à-dire le fait de les présenter sous un jour favorable, était un délit réprimé par la loi sur la presse du 29 juillet 1881, puni d’un maximum de cinq ans de prison et 300 000 francs d’amende.
Il a ainsi renvoyé devant le tribunal le directeur des éditions Perrin, Xavier de Bartillat, quarante-sept ans, le PDG de Plon, Olivier Orban, cinquante-sept ans, qui possède les éditions Perrin, pour « apologie de crimes de guerre », et Paul Aussaresses pour « complicité », conformément à la loi sur la presse.

Pour fonder les poursuites, le parquet n’a eu que l’embarras du choix. Il a attaqué dix-neuf passages, soit la moitié de l’ouvrage. La Ligue des droits de l’homme, le MRAP et l’Action des chrétiens contre la torture (ACAT) se sont constitués parties civiles, et ont cité cinq témoins, dont Louisette Ighilahriz. Les éditeurs ont fait citer trois personnes et Me Gilbert Collard, pour le général Aussaresses, dix autres, dont le général Massu, qui a annoncé qu’il ne viendrait pas, et le général Schmitt, lui aussi mis en cause en Algérie mais qui nie tout.

Le général Aussaresses, lui, ne nie rien. A peine arrivé à Philippeville, en 1955, les policiers « me firent vite comprendre que la meilleure façon de faire parler un terroriste qui refusait de dire ce qu’il savait était de le torturer ». Ces policiers n’étaient « ni des bourreaux ni des monstres mais des hommes ordinaires », « dévoués à leur pays ». « Je ne tardai du reste pas à me convaincre que ces circonstances expliquaient et justifiaient leurs méthodes, conclut le général. Quand il fallait interroger un homme qui, même au nom d’un idéal, avait répandu le sang d’un innocent, la torture devenait légitime dans les cas où l’urgence l’imposait. » C’est toute la défense du général Aussaresses : « un renseignement obtenu à temps pouvait sauver des dizaines de vies humaines ». Si l’homme n’avouait pas, il était tué ; s’il avait avoué, on l’exécutait ; s’il était impliqué dans les attentats mais que ses aveux importaient peu, on le fusillait de toute façon, pour « ne pas encombrer » la justice.

Alors commandant, Paul Aussaresses torture et exécute à grande échelle, pendant la bataille d’Alger, en 1957. Il massacre les Algériens, les femmes s’il le faut – Gisèle Halimi échappe de peu à une arrestation -, et il s’apprête à s’attaquer aux Français de métropole, les porteurs de valise, lorsqu’on le charge d’une autre mission : « d’un notable musulman à un notable français, il n’y avait qu’un pas et j’étais bien décidé à le franchir ». La première fois que Paul Aussaresses torture de ses propres mains, l’homme meurt sans rien dire. « Je n’ai pensé à rien. Je n’ai pas eu de regrets de sa mort. Si j’ai regretté quelque chose, c’est qu’il n’ait pas parlé avant de mourir. »

« IL FALLAIT LES TUER, C’EST TOUT »

Après le massacre d’El-Halia, il a soixante prisonniers sur les bras. « J’ai été obligé de passer les ordres moi-même. J’étais indifférent : il fallait les tuer, c’est tout, et je l’ai fait. » Une semaine plus tard, il en abat une centaine d’autres. Entre deux carnages, il casse les grèves par la force, casse la figure du serveur du mess qui refuse de lui passer un plat. Il tue, à longueur de journées et de nuits – « j’étais le chef d’orchestre de la contre-terreur » -, et emmène les suspects à la villa des Tourelles, dans la banlieue d’Alger. « Le cas de ceux qui entraient aux Tourelles était considéré comme assez grave pour qu’ils n’en sortent pas vivants. »

Jusqu’ici, il n’a été contredit par personne, qu’il affirme que la quasi-totalité des soldats français étaient plus ou moins au courant de la torture « mais ne se posaient pas trop de question », ou que le gouvernement socialiste de Guy Mollet savait tout : le ministre de l’Algérie, Robert Lacoste, avait même un double quotidien de son journal de bord. Paul Aussaresses a ainsi révélé le rôle d’un magistrat, le juge Jean Bérard, « qui avait pour mission de tenir le cabinet de François Mitterrand, le garde des sceaux, directement informé de ce que nous faisions ». Aucun historien n’avait jamais entendu parler de ce magistrat. Qui a pourtant bien existé, dans une de ces zones d’ombre où se tient encore l’essentiel de la sale guerre d’Algérie.

 

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« Un soldat qui a fait son travail pour la France »

Dans son deuxième livre, publié à la veille du procès, le général Aussaresses raconte comment, fils de bonne famille du Sud-Ouest, volontaire pour rester dans l’armée après l’armistice, il est devenu gaulliste par hasard, puis s’est engagé dans les services spéciaux de Londres. Après la guerre, il devient membre des services secrets, où il participe à de nombreux « coups », de l’Indochine à l’Algérie. Dans son livre, le général Aussaresses laisse entendre, sans l’affirmer clairement, que François Mitterrand, ministre de l’intérieur, lui aurait demandé de « neutraliser tous les agents du FLN liés au terrorisme » en utilisant au besoin « tous les moyens appropriés » avec la garantie d’une « totale impunité ». A la fin de l’ouvrage, Paul Aussaresses dresse un parallèle entre le 11 septembre 2001 et la bataille d’Alger, se présente comme « un soldat qui a fait son travail (…) pour la France puisque la France le lui demandait ». (Pour la France. Services spéciaux 1942-1954, Editions du Rocher, 274 pages, 124,63 francs, 19 euros.)

 

 

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