«Où est Maurice Audin? Où est-il?»
LE PROCES DU GENERAL AUSSARESSES
«Où est Maurice Audin? Où est-il?»
La disparition du communiste torturé par les paras reste un mystère.
Brigitte Vital-Durand, Libération, 28 novembre 2001
La mémoire de Maurice Audin, disparu l’été 1957 dans la bataille d’Alger, hante depuis deux jours le tribunal correctionnel de Paris. Qu’est devenu ce jeune mathématicien communiste, enlevé puis torturé par les parachutistes français sous les ordres du général Massu? Il s’est évadé, a dit l’armée, dont l’un de ses représentants, le général Paul Aussaresses, 83 ans, est jugé depuis lundi pour «complicité d’apologie de crimes de guerre». Les parachutistes l’ont assassiné, affirment les amis d’Audin et son épouse Josette, qui l’a vu partir entre deux paras, et qui ne l’a jamais vu revenir.
Dans le livre de «révélations» sur la torture en Algérie pour lequel il est poursuivi, Services spéciaux. Algérie. 1955-1957, Aussaresses se contente d’écrire qu’Audin «disparut le 21 juin». «Pour moi qui étais un de ses amis intimes, dire qu’il ne sait pas comment Audin est mort est un mensonge insoutenable», s’est indigné hier Henri Alleg, journaliste, militant communiste, qui fut lui aussi torturé par les parachutistes l’été 1957. L’ancien directeur d’Alger républicain a 80 ans. Sa colère est intacte: «Aussaresses sait parfaitement qui a tué Audin, et comment il a été tué. On peut parler de révélations bien sélectives.» Alleg n’a pas caché au tribunal son mépris pour les souvenirs du vieux général: «Je ne suis absolument pas d’accord pour dire que ce livre a une quelconque utilité. Il est nocif. Il intéressera beaucoup plus les psychologues que les historiens.» «C’est comme lors des procès de Moscou, ironise l’avocat d’Aussaresses, Gilbert Collard, vous êtes en train de nous dire que le général est un malade mental.»
Malade non, mais silencieux. La veille, l’historien Pierre Vidal-Naquet, qui avait démontré dès 1957 la fabrication du mensonge de l’armée dans l’Affaire Audin, avait demandé solennellement au vieux général de dire la vérité. Aussaresses s’était tu. Comme il s’est tu hier, lorsque Simone de Bollardière, 79 ans, veuve du général, seul officier de son rang à avoir refusé de recourir à la torture, l’a supplié de parler. «Est-ce que je peux poser une question?», a demandé ce témoin des parties civiles. La présidente acquiesce. Alors, elle élève la voix, pleine de courage: «Où est Maurice Audin? Qui l’a tué? Je connais madame Audin, quand je la vois, je suis bouleversée, vous la martyrisez avec vos mensonges. Où est Maurice Audin?», répète-t-elle encore. «Où l’avez-vous mis? Ben M’Hidi (l’un des chefs du FLN), vous avez dit que vous l’avez pendu et enterré dans le jardin. Audin, où l’avez-vous mis?»
«Compassion». «Monsieur Aussaresses, levez-vous», ordonne le tribunal. Le vieux soldat se dresse, les bras le long de corps, et tourne son il valide vers Simone de Bollardière: «Bien qu’étant très proche du général Massu, je ne pouvais pas tout savoir, j’avais autre chose à faire.» Elle l’interrompt, furieuse: «Vous avez quand même torturé Henri Alleg!» Il nie: «A ce moment-là, il y avait des attentats imputables au FLN et non au Parti communiste algérien. Pour moi, ces hommes ne représentaient pas un intérêt majeur.» Il ne restait à Simone de Bollardière qu’à défendre son amie Josette Audin: «J’ai une compassion énorme pour elle, tout le monde lui a menti. Oui, madame la présidente, ça me rend malade.»
«En paix». Plus tard, Paul Aussaresses dira au tribunal qu’il n’a pas écrit ses «souvenirs», où il assume actes de torture et exécutions sommaires, comme un livre de confessions. «Je n’ai jamais éprouvé le besoin de soulager ma conscience», affirme-t-il. «Votre conscience est-elle en paix?» interroge la présidente. «C’est ça», répond le vieil homme en se rasseyant sur le banc des prévenus, comme indifférent.
Le général Maurice Schmitt, chef d’état-major des armées de 1987 à 1991, ancien d’Algérie cité par la défense, est persuadé que ce livre est l’uvre d’un «homme fatigué», «enregistré et rédigé par une plume auxiliaire qui n’est pas celle d’un officier supérieur». Lui ne l’aurait jamais écrit, ni publié. Il se demande même si le livre a été «provoqué». Par qui? Dans quel but? Il ne sait pas, jette le doute. Maurice Schmitt a contesté le témoignage de Louisette Ighilahriz, citée par les parties civiles. Cette militante du FLN a consacré un livre au récit des tortures qu’elle a subies de la part des paras français. Et a reconnu hier que s’il avait «le choix entre sauver une centaine d’innocents et procéder à un interrogatoire sévère d’un coupable avéré», il n’hésiterait pas: «Je choisis l’interrogatoire, au risque de perdre une partie de mon âme.».
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Josette Audin, 69 ans. Son mari a été torturé à mort en 1957 par l’armée à Alger. A porté plainte après les révélations d’Aussaresses.
JOSETTE AUDIN EN 7 DATES
1932
Naissance à Alger.
1952
Rencontre avec Maurice Audin. Le mariage a lieu quelques mois plus tard.
11 juin 1957
Arrestation de Maurice Audin par l’armée française, à Alger.
21 juin 1957
Audin est déclaré «disparu».
4 juillet 1957
Plainte déposée par Josette Audin pour «homicide volontaire».
Avril 1962
Non-lieu. L’affaire Audin est officiellement close.
16 mai 2001
Josette Audin dépose plainte contre X pour séquestration.
Deuil blanc
Par Antoine De Baecque, Libération, 27 novembre 2001
A 69 ans, Josette Audin vit au cinquième étage d’un immeuble de Bagnolet. Entourée des photos de ses trois enfants et de ses multiples petits-enfants, elle serait une vieille dame comme tant d’autres s’il n’y avait aussi la photo, en noir et blanc, d’un jeune homme d’une vingtaine d’années, les cheveux sombres relevés sur un visage serein. Maurice Audin avait 25 ans, mathématicien, assistant à l’université des sciences d’Alger, militant communiste, arrêté le 11 juin 1957 vers 23 heures à son domicile par l’armée française, conduit au centre de triage d’El-Biar, torturé dans la nuit, puis toutes les nuits suivantes. Il en est mort dix jours plus tard.
Le 21 juin, Audin est déclaré «disparu» par les autorités militaires, après que son assassinat a été maquillé en évasion par les parachutistes. Personne n’a jamais retrouvé son corps. Depuis, Josette vit pour son mari, rencontré à 20 ans à la fac d’Alger, père de ses trois enfants, dont le dernier est né un mois avant l’arrestation. Dès le 4 juillet 1957, elle porte plainte pour homicide volontaire. On lui fait comprendre qu’elle ferait mieux de se consacrer à ses tâches enseignantes. Elle écrit lettre sur lettre au Monde et trouve quelques relais à Paris. En novembre se fonde le Comité Audin. Le 2 décembre 1957, la Sorbonne accueille la soutenance de thèse de Maurice Audin, «qui ne se présente pas», mais se voit chaleureusement félicité par le président du jury, Laurent Schwartz, l’un des plus prestigieux mathématiciens français.
Puis c’est Henri Alleg, journaliste communiste d’Alger républicain, arrêté un jour après Maurice Audin alors qu’il se rendait chez lui, rue Flaubert, torturé par les mêmes soldats. Alleg raconte cette amitié et la torture dans la Question (Minuit). Audin y est une victime exemplaire, ne bronchant pas sous la torture, «en slip, allongé sur une planche, des pinces reliées par des fils électriques à la magnéto, fixées à l’oreille droite et à l’orteil du pied gauche». Mais Alleg n’a vu ni la mort d’Audin ni son «évasion». Autre relais: un jeune assistant en histoire à la faculté de Caen, Pierre Vidal-Naquet, qui souligne, archive après archive, incohérence après incohérence, le maquillage du meurtre en évasion. De cette enquête minutieuse naît un livre réquisitoire, l’Affaire Audin.
Tout cela, Josette Audin l’a lu, depuis Alger, où elle continuait d’habiter. Elle ne comprenait pas toujours «les motivations de ces intellectuels», elle qui se veut «modeste», mais elle espérait que ces engagements permettent qu’on découvre enfin la vérité. Devant le HLM de la rue Flaubert, les paras d’Alger n’ont joué la comédie que quelque temps, surveillant les entrées, puis s’éloignant définitivement, confirmant l’épouse dans sa certitude: Maurice est mort. Sans laisser de trace. Le travail du deuil était impossible, psychiquement, et cependant il devait s’effectuer, volontairement. Ce fut l’engagement le plus éprouvant de Josette Audin: croire coûte que coûte à la mort de son mari, malgré les rumeurs rassurantes. «On m’a dit qu’il allait revenir, qu’il était gardé dans un « camp noir », où les militaires plaçaient les torturés trop abîmés, le temps qu’ils se refassent. Mais je n’ai jamais cru à cette fiction.» Maurice Audin n’est ni un fantôme ni un disparu, encore moins un évadé, c’est un «cadavre sur parole». Mais elle s’accroche: «Tout se sait toujours.»
La justice de France a tout fait pour se débarrasser de l’encombrant introuvable. Le 22 mars 1962, un décret amnistie «les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne». En décembre 1966, la Cour de cassation rejette l’appel du Comité Audin et déclare l’affaire «éteinte». Josette Audin rentre en France à cette même époque: elle vivra avec et pour ses enfants. Mais n’oubliera pas son époux: elle ne s’est jamais remariée. Vivre avec ce mort-absent est pour elle «une torture morale» qui répond à la torture physique endurée par Maurice Audin, comme une sorte d’hommage.
«Y penser toujours, n’en parler jamais», cette devise est la sienne. Même si elle admet quelques entorses. Discuter, par exemple, avec des cinéastes qui se sont intéressés à l’affaire. Truffaut, qui abandonne un projet de film en 1962, déclarant au mensuel Clarté: «Un tel film ne satisferait ni madame Audin, ni le Comité Audin, ni moi-même, parce qu’il faudrait rechercher les raisons de chacun et donc se pencher, vous allez sursauter, sur le drame de conscience du général Massu, qui a admis et couvert la torture en Algérie.» Laurent Heynemann, ensuite, jeune cinéaste qui adapte en 1977, pour son premier film, la Question d’Henri Alleg. Josette y est représentée à l’écran. C’est normal, mais ça la gêne; elle défendra pourtant le film. Elle assiste aussi, plus récemment, à la soutenance de thèse de Raphaëlle Branche, jeune historienne qui démonte les mécanismes de la torture durant la guerre d’Algérie. Josette Audin est discrète, son émotion rentrée, son militantisme entêté mais modeste, elle refuse toujours de se placer en avant, «car c’est indécent de parler de soi».
Elle se sent solidaire de toutes les femmes et mères de «disparus», Argentines, Chiliennes, Algériennes. «Quand on parle de l’un, on parle de tous, murmure-t-elle, et cela s’applique à tous les camps, tous les pays.» Cette «communiste de cur» n’a jamais pardonné l’idéal trahi, en URSS comme ailleurs: «La torture, c’est atroce, dans n’importe quel cas, dictatures fascistes comme démocraties populaires ou maintenant encore en Algérie.» Et elle sourit en confessant: «Je pense qu’on aurait été d’accord, avec Maurice.»
Lorsque, récemment, Josette Audin lit les mémoires du général Aussaresses, elle redescend dans l’arène. Son avocate, Nicole Dreyfus, dépose plainte contre X pour séquestration, «afin d’établir la vérité et de rendre justice». Aussaresses, alors commandant des paras d’El-Biar, reconnaît avoir ordonné au lieutenant Charbonnier d’«interroger» Audin, puis, dans ses mémoires, il se défile: «Comme on sait, Audin disparut le 21 juin.»
Josette est persuadée que Charbonnier a tué son mari sous la torture ou l’a étranglé, mais si elle dépose plainte contre X, c’est qu’«ils sont tous les assassins de [s]on mari». Elle se déclare «prête à la confrontation», mais devant la justice. Et refuse de rencontrer en privé le fils d’André Charbonnier, mort en 1995 avec le grade de colonel et la Légion d’honneur, tout comme Aussaresses ou Massu: «Si la vérité doit advenir, il faut que cela soit devant tout le monde, devant la justice de la République.»
Josette Audin reste pessimiste: «Les politiques sont frileux sur ce sujet, ils n’assument pas. Jospin fait un pas en avant, un pas en arrière. La France est indigne de son idéal, car il vaut mieux être fils d’un torturé que fils d’un tortionnaire.»
Au début du mois d’octobre, la rumeur a couru: une «rue Maurice-Audin» devait être inaugurée à Paris. Mais rien n’est venu. Alors que s’ouvre le procès Aussaresses, la vérité n’est toujours pas là, 45 ans après les faits. «C’est long», conclut Josette Audin.