Algérie : La guerre contre les civils (Essai)
Revue de livre
Par Abbas Aroua, membre du Mouvement pour la Vérité, la Justice et la Paix en Algérie
Algérie : La guerre contre les civils (Essai), par Marie-Blanche Tahon, Editions Nota Bene, Québec, Octobre 1998, 200 pages, format 12.7 cm x 19 cm, ISBN 2-89518-004-0, Numéros de fax pour le commander : Canada : + 1 514 499 0851 – Europe : + 33 1 43 54 39 15 – Autres pays : + 1 514 671 2121, Chapitres : Introduction – Nationalité sans citoyenneté – La guerre pour l’indépendance et la construction de la «femme algérienne» – Un Etat non fondé – Une faillite politique – Le triomphe du militaire.
«Ce livre s’adresse à celles et à ceux qui, sans être quotidiennement préoccupés par ce qui se passe actuellement en Algérie, estiment la situation intolérable. […] Il a pour seule ambition d’alimenter la curiosité de son lecteur et de sa lectrice afin qu’il cherche à en savoir toujours plus et ose lui-même, elle-même, choisir le risque de prendre une initiative politique en faveur de la paix et des libertés en Algérie.» C’est ainsi que Marie-Blanche Tahon, professeure au Département de sociologie de l’Université d’Ottawa, propose son dernier essai consacré à la tragédie algérienne et qui s’articule autour de la thèse principale selon laquelle : «Les Algériens et les Algériennes sont aujourd’hui massacrés parce qu’ils ne sont pas constitués en sujets politiques.»
Afin d’argumenter cette thèse, le livre parcourt brièvement l’histoire de la période coloniale, du mouvement national, de la révolution algérienne et de l’ère de l’indépendance. Il évoque un déni de citoyenneté qui remonte à l’époque coloniale et se prolonge dans l’après indépendance. L’autorité coloniale avait accordé à l’Algérien la nationalité mais sans la citoyenneté, nous explique l’auteur. L’Algérien était doté d’un «statut personnel» qui lui permettait de soumettre la gestion de ses rapports sociaux, et notamment familiaux, à la «loi musulmane» affirme-t-elle, et d’ajouter qu’«en Algérie, la France républicaine et laïque s’est bien gardée d’appliquer son sacro-saint principe de la séparation des Eglises et de l’Etat en ce qui concerne le culte musulman.» Selon Marie-Blanche Tahon, cette situation va se consacrer après l’indépendance avec «l’étatisation du religieux».
Le diagnostic que fait l’auteur du mal que vit l’Algérie depuis l’indépendance se résume en une «fondation inaccomplie», une «occultation de la mémoire» et un «unanimisme décrété» à tous les plans qui fait «l’impasse sur les contradictions qui existent». C’est cet unanimisme entretenu sous les différents régimes qui ont gouverné l’Algérie indépendante qui a conduit ce pays à une faillite multiple : politique, économique, linguistique, etc.
Marie-Blanche Tahon porte un intérêt particulier au statut de la femme algérienne et son instrumentalisation depuis le début de la guerre de libération et jusqu’à aujourd’hui. C’est par ce phénomène qu’elle illustre «la difficile institution d’un vivre en commun qui donnerait au politique un espace pour se déployer». Elle souligne l’utilisation de l’image féminine durant la révolution comme un moyen de «trucage progressiste» et sur le discours de l’Etat socialiste algérien qui opérait une «segmentation» de la population, et qui octroyait à la femme le rôle de «gardienne des valeurs arabo-musulmanes» et de «citoyenne à part entière», un discours qui opposait, selon l’auteur, «la promotion» à «l’émancipation» de la femme. Elle ne manque pas, par exemple, de relever les contradictions entre l’effort de scolarisation des filles et la non-insertion des femmes sur le marché de l’emploi. Le code de la famille et les étapes qui ont séparé la rédaction du premier projet au milieu des années 60 et la promulgation de sa version définitive en 1984 sont également cités comme une autre facette de l’instrumentalisation de la cause féminine.
La principale critique qui pourrait être faite à l’essai de Marie-Blanche Tahon est que pour démontrer comment les Algériens «ne sont pas constitués en sujets politiques», elle s’est focalisée sur des symptômes tels que la situation de la femme ou l’instrumentalisation de la religion, au lieu de considérer la cause première du mal qui ronge le système politique algérien et qui est, selon toute vraisemblance, le fait que dans la gestion de la société algérienne, le militaire a toujours pris le dessus sur le politique. L’auteur n’a pas présenté de cadre explicatif qui éclaire le rôle de l’armée dans ce qu’elle appelle le «déni du politique» et dans le refus d’une citoyenneté effective pour les Algériennes et les Algériens. Elle aurait pu retracer la gestion par les militaires de la société algérienne depuis l’époque coloniale et jusqu’à nos jours, ce qui représente un facteur important, peut-être le principal, qui a conduit à la situation actuelle et qui la fait perdurer. En effet, si les populations autochtones étaient régies au temps de la colonisation par une «loi islamique» dans certains aspects de leurs rapports sociaux, comme le souligne Marie-Blanche Tahon, elles relevaient surtout, sur le plan administratif, des bureaux arabes et des SAS, et étaient donc gérées par des militaires. Le rôle du militaire dans la gestion des affaires de la cité va demeurer le même en Algérie après l’indépendance sous des formes voilées par des façades civiles. Ainsi, ce que l’auteur appelle un «triomphe du militaire» peut être considéré, selon une perspective différente, comme un échec du militaire, vu que la hiérarchie de l’armée algérienne a été contrainte pour la première fois en 1992, sous la pression de la contestation populaire, à dévoiler de manière brutale son rôle de premier et unique décideur dans ce pays.
Marie-Blanche Tahon consacre une trentaine de pages à l’Algérie des années 90 et surtout à la période qui a suivi le coup d’Etat militaire de 1992 et qu’elle qualifie de celle du «triomphe du militaire». Elle parle de la parenthèse démocratique, du coup d’Etat et de la répression qui s’en suivit. Elle évoque également la «mafia politico-financière» qui s’est emparée du pouvoir en Algérie et dont «les gradés de l’armée en font largement partie». L’auteur s’arrête pratiquement à l’événement de la plate-forme du Contrat national signée à Rome au début de 1995, même si elle aborde, sans entrer dans les détails, la période des massacres à grande échelle, dont certains s’expliquent, selon elle, par le mobile de la spéculation foncière dans la région de la Mitidja.
En lisant l’essai de Marie-Blanche Tahon, on trouve regrettable que la deuxième moitié de la «décennie noire» des années 90, période cruciale de l’histoire récente de l’Algérie marquée par une guerre totale décrétée sous le règne du général Zeroual, soit passée très brièvement en revue et que la quantité très dense d’événements politiques, militaires, sociaux qui s’y sont produits soient aussi peu documentés. Il est à espérer que l’auteur comblera cette lacune en consacrant l’une de ses prochaines publications à une analyse approfondie de ce qui a été appelé «la deuxième guerre d’Algérie».
Ce qui caractérise le plus l’essai de Marie-Blanche Tahon et le distingue de la plupart des écrits francophones récents sur l’Algérie, c’est la manière dont elle traite le phénomène du Front islamique du Salut (FIS). En évoquant la naissance de ce parti qui était, selon certains, anticonstitutionnelle, elle explique son accréditation par le fait que «l’existence de ce parti collait à une donnée par trop sociologique : l’immense majorité du peuple algérien est ‘islamique’.» Ensuite l’analyse que fait l’auteur du phénomène FIS a l’avantage de l’appréhender dans toute sa complexité et de ne pas recourir aux stéréotypes usuels, réducteurs et trop simplificateurs. Elle reconnaît par exemple «un des paradoxes véhiculés par le FIS : sa référence au religieux le range dans la prémodernité, mais la contestation pratique des valeurs familiales établies qu’il suscite l’inscrit dans la modernité, dans la valorisation de l’individu en rupture avec sa famille et les inscriptions communautaires sur lesquelles son état de délabrement l’amène à se figer.»
Tout en affirmant que les thèses du FIS ne correspondent pas à ses «aspirations de femme-de-gauche-démocrate», et que si elle était algérienne elle y verrait un adversaire politique, elle considère que ce parti «est (devrait être reconnu comme) un partenaire politique dans l’actuelle donne algérienne». Elle considère également que l’interruption du processus électoral et l’interdiction du FIS sont à l’origine de la violence que vit l’Algérie aujourd’hui, car, selon elle, «le coup d’Etat militaire qui met fin au processus électoral et interdit le FIS, l’expression politique du mouvement islamique, pousse les jeunes, réduits au silence politique, à recourir à l’usage des armes et de la violence, à eux-mêmes se militariser. La spirale de la violence s’ouvre, elle ne fera que s’amplifier.» Quant au retour de la paix civile en Algérie, l’auteur ne l’envisage pas sans l’ouverture du champ politique à toutes les sensibilités politiques algériennes sans exclusive. La «construction d’un espace politique dans lequel les différends s’expriment sur le mode de l’argumentation discursive requiert, affirme Marie-Blanche Tahon, la présence de tous les protagonistes, y compris celle du Front islamique du salut (FIS).»
L’un des points forts de l’essai est la manière dont l’auteur a mis le doigt sur les mécanismes par lesquels le pouvoir algérien et ses alliés occidentaux ont réussi et faire face, et plus encore, à récupérer la dynamique internationale pour une action en faveur des populations algérienne, et la mobilisation de l’opinion pour la constitution d’une commission indépendante en vue d’enquêter sur les crimes perpétrés en Algérie et surtout sur les massacres de populations civiles. Après cette mobilisation, «n’assiste-t-on pas depuis le début de l’année 1998 à une offensive d’un autre ordre ? se demande l’auteur. N’est-on pas en train d’assister à la récupération, par les gouvernements occidentaux, dont le gouvernement canadien, de l’émoi qui a étreint leur population face aux récents massacres pour renforcer le régime qui, en effectuant le coup d’Etat militaire de janvier 1992, est responsable de cette situation ?»
Face aux efforts des ONG qui exerçaient une pression sur lui et à un élan citoyen qui s’amplifiait jour après jour, le régime a opté pour une stratégie toute simple : favoriser des solutions de substitution afin de faire oublier le principe même de la commission d’enquête. Ainsi, selon Marie-Blanche Tahon, «après avoir brandi le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat souverain, le régime algérien a pris soin de sélectionner quelques invités qui, à leur retour, ont répandu sa bonne parole et fustigé ceux qui se refusent à embrasser le camp des ‘éradicateurs’.» Ces invités «triés sur le volet», soumis aux «conditions strictement définies par le régime algérien», à l’exemple des députés de la troïka européenne, de la délégation des Parlements européen et canadien, et qui sont proclamés «experts internationaux en démocratie», annoncent dès leur retour d’Alger «que la démocratie existe en Algérie puisqu’ils l’ont rencontrée.» Si l’on se fiait à leur vision trop réductrice, «il suffirait d’envoyer une délégation commerciale sur les pas de la délégation parlementaire pour ‘aider’ l’Algérie à résoudre ses problèmes économiques et il suffirait de recevoir une délégation de députés et de sénateurs algériens dans le ‘meilleur pays au monde’ afin de les initier aux arcanes des institutions parlementaires pour peaufiner la démocratie qu’ils incarnent.»
Selon Marie-Blanche Tahon, le régime militaire algérien veut exploiter efficacement une véritable «rente du terrorisme», car «la lutte contre le terrorisme dont se revendique l’armée algérienne est un excellent argument pour accorder des prêts et des aides financières à l’Algérie.» L’armée engage à cet effet «ses journaux et ses démocrates» et se fait relayer «par la plupart des médias occidentaux et aujourd’hui par les touristes politiques, des vieux ‘nouveaux philosophes’ aux parlementaires, qui vont faire leur petit tour à Alger.» L’auteur redoute en fait que ces visites aient «trois conséquences : caution accordée à la ‘démocratie’ algérienne ; vente d’armes à l’armée algérienne pour accroître la répression du ‘terrorisme’ et démantèlement des ‘réseaux terroristes’ en Europe. Les deux dernières conséquences résultent de l’amalgame savamment entretenu depuis six ans entre ‘terrorisme’ et ‘expression politique’. Amalgame destiné à justifier la répression, quelle que soit sa forme.» Le rôle actif dans la tragédie algérienne de la communauté internationale et notamment les institutions et les gouvernements qui soutiennent le régime algérien par le biais d’une ‘aide’ financière est souligné. «Cette ‘aide’ internationale, qu’elle vienne du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris ou de divers gouvernements, est largement utilisée pour alimenter la répression contre une population civile toujours insoumise.»
Il apparaît clairement de cet essai que l’expérience de cinq années que Marie-Blanche Tahon a passées comme enseignante au Département de sociologie de l’Université d’Oran (1975 – 1980), couronnée par une thèse de doctorat sur la condition féminine en Algérie, lui ont fourni des éléments objectifs solides pour bien apprécier et appréhender la réalité sociologique algérienne. Elle se démarque ainsi des certains sociologues et historiens qui avancent la thèse de la «culture algérienne de la violence» comme explication des massacres que vit l’Algérie actuellement. Elle est sans ambigüité à ce sujet : «Ce n’est pas ‘l’Histoire’ qui justifie la violence actuelle. Encore moins un gène violent qui sommeillerait en tout Algérien. Mais, la violence actuelle, débridée – parce qu’il n’y a pas d’Etat qui assume sa fonction de protéger les Algériens et les Algériennes à l’intérieur des frontières nationales, parce qu’il n’y a pas d’Etat pour exercer ‘la violence légitime’ – peut utiliser n’importe quel prétexte, dont ‘l’Histoire’, pour se donner libre cours.»
Le séjour de l’auteur en Algérie a fait également qu’elle traite un sujet aussi délicat avec une sensibilité particulière. Cette étude sociologique n’a pas un caractère strictement académique. Elle se veut un éclairage de l’extérieur d’une situation complexe en vue de contribuer à la compréhension de ce qu’il se passe dans ce pays meurtri qu’est l’Algérie, une compréhension indispensable à toute initiative de paix. «Ma position n’est pas neutre, affirme l’auteur, je m’efforce depuis plusieurs années de contribuer à soutenir les possibilités qu’une solution politique soit trouvée à la crise ouverte par le coup d’Etat militaire du 11 janvier 1992.» Une solution «en faveur de la paix et des libertés en Algérie.»