La grève dans le vide des ouvriers algériens
La grève dans le vide des ouvriers algériens
Florence Aubenas, Libération, 24 novembre 1998
Privatisation rampante, licenciements massifs, production tournant au ralenti… Mi-octobre, le blues des usines s’est traduit par un mouvement social ignoré par les autorités.
Au-dessus de chaque mur d’enceinte s’entortillent des rouleaux de barbelés, piqués de barre de fer, de pieux, de lances et, comme des étendards plantés sur des fortins, claque le nom des usines: «Notre usine est conserverie, tannerie, Coca-Cola. En sept ans de devenue le symbole violences, Rouiba, gigantesque zone industrielle à de notre pays en une trentaine de kilomètres d’Alger, n’a jamais été décomposition.» touché par un attentat. Pas une bombe, pas un coup Un syndicaliste de feu, rien. «Rien», répète Mourad Taous.
Il travaille depuis douze ans à la Société nationale des véhicules industriels, la reine de Rouiba, la plus moderne, la plus grande, la plus tout des entreprises d’Etat algériennes. «Ici, c’est chez nous, et on n’aurait permis à personne d’attaquer la SNVI, poursuit Taous. Pendant cette crise, notre slogan c’était: « L’Algérie d’abord », et on a accepté tout ce que voulaient nos militaires pour ne pas mettre la nation en péril face aux islamistes. Nos salaires ont dégringolé de 30 % après les mesures du FMI. On a avalé ça aussi pour que nos dirigeants ne perdent pas la face devant le monde entier. Tout ce que l’on voulait, c’est que personne ne touche à nos machines. On aurait mis le feu au pays pour ça. Maintenant qu’il y a un moment d’accalmie, j’ai l’impression de redevenir moi-même et d’avoir vécu un rêve. Est-ce que cela a vraiment existé? Et pourquoi maintenant, où on devrait aller mieux, on se retrouve misérable et nu, dans une usine à l’abandon?» Mourad Taous se fâche, parle de «trahison». Il voudrait raconter l’histoire, mais l’histoire se dérobe. «Ce serait comme si on s’était trompé tout le temps, qu’on aurait fait une vie pour rien.»
«Sacrifiés». L’atelier mécanique de la SNVI ressemble à un décor, immense et silencieux, où des groupes d’hommes en blouse vaquent d’une travée à l’autre. Le passage d’une économie socialiste à une économie de marché puis six ans de crise ont réduit le carnet de commandes de moitié. Une à une, par rangées entières, des machines se sont arrêtées. Quand une pièce tombe en panne, «même une petite de rien du tout», elle n’est plus remplacée. «Pendant longtemps, on a cru que les fournitures de rechange n’arrivaient pas à cause de la situation mais que tout finirait par se remettre en place. En fait, le pouvoir nous asphyxie pour qu’on s’en aille sans faire de bruit et pouvoir privatiser l’entreprise. On a lutté pour eux, et maintenant ils nous sacrifient», s’énerve un vieil homme. Cet été, 5 600 suppressions d’emploi, un poste sur deux, ont été annoncées par les autorités. Depuis, la peur, la peur de tout, la peur «bien plus grave que pendant la guerre, parce que là au moins on savait de quoi avoir peur», est tombée sur les ateliers.
Basés sur les primes de rentabilité, les salaires représentaient jusqu’à deux fois le Smic. «Aujourd’hui, il n’y a plus assez de travail pour faire nos heures. Le soir, l’homme doit rentrer avec son couffin plein (panier à provisions, ndlr). Elle est là, sa dignité. Notre paie baisse, et les prix flambent. Je crains de dire à ma femme combien je gagne. Elle voit bien que ma vie est faite de honte», dit un mécano. La cantine est passée de 7 dinars en 1991 à 100 tout rond cette année. Certains n’ont toujours pas osé avouer à leur famille qu’ils n’avaient plus les moyens de déjeuner. Une rumeur affirme que plusieurs salariés se sont suicidés après des compressions de personnel à Tizi Ozou. «Ils ont raison, je ferais pareil, raconte un autre. Mieux vaut une balle que la mort à petites flammes.» «Moi aussi, si je suis licencié, je meurs», glisse un mécano. «Si je reste dans un entreprise privatisée, je meurs», répond en écho son voisin. «Même si on ne me chasse pas, j’ai trop peur de travailler pour un patron. On nous dit qu’il faut maintenant être rentable et compétitif. Je ne comprends même pas ce que cela veut dire. Pour moi, un seul mot existe, celui de travail, et je l’aime. Finalement, je suis de l’avis des allemands de l’est: le parti unique, c’était mieux. Reprenez la démocratie avec vous, on n’en veut plus.» Autour, on s’est mis à rire. Les plaisanteries fusent. «Les formations politiques? Chez nous, cela ne sert à rien. Ce sont des grains de beauté sur le visage d’une dictature.» «Les élections? En Algérie, on fabrique des urnes déjà pleines.» La récente démission du président Zeroual est décrite comme une ultime mascarade. «Notre usine est devenue le symbole de notre pays en décomposition», soupire un syndicaliste.
Comme un mendiant qui exhibe ses plaies, Taous pousse devant lui un chariot où se perdent trois tournevis. «Avant, ce chariot-là, il était trop petit. Les outils tombaient tellement il y en avait.» Il y a douze ans encore, 18 000 ouvriers travaillaient ici, bien trop pour la production de l’établissement, dont nul ne veut aujourd’hui détailler le chiffre. Mais, le socialisme bombait le torse en Algérie: la SNVI, c’était la fierté du pays. Tout homme d’Etat en visite était conduit en pèlerinage dans l’atelier mécanique. «La température du pays se prend à la SNVI», avait coutume de dire un dirigeant de l’Ugta, le syndicat unique. L’usine de Rouiba en était le fer de lance. Tous les mouvements commençaient chez nous, raconte Mustapha, qui usine des boulons. Les émeutes d’octobre 1988, qui amorcèrent le changement de régime et firent plusieurs centaines de morts, démarrèrent ici dès septembre. Mustapha y était et, pendant des années, il était fier de raconter ce souvenir-là. «Cela devait être le 25 ou le 26 septembre 1988, dit-il. Chadli (président à l’époque, ndlr) avait dit à la télévision: « En Egypte, le peuple se révolte parce que le pain a augmenté de cinq sous. Ici, personne ne bouge, alors que les prix ont doublé. » Chez nous, un dirigeant ne dit jamais gratuitement ce genre de choses. C’est toujours des messages. Nous, à la SNVI, on a compris qu’il faisait des appels du pied au peuple pour qu’on aille sur le pavé. Avec les dirigeants, on était comme père et fils à l’époque. Alors, deux jours plus tard, lorsque la direction générale nous a annoncé que la prime de jouet de 100 dinars (donnée à la rentrée scolaire, ndlr) était supprimée, on a immédiatement débrayé. Quand la grève a saisi la rue, on a commencé à se faire du souci. Tout de suite, on est rentré à l’usine pour la défendre contre le vandalisme.» Un de ses collègues abrège d’un geste: «Puis Chadli est revenu à la télé: boum boum, voilà la démocratie. Aujourd’hui, je me dis qu’on s’est bien fait manipuler. Et ça, c’était que le début.»
Gros audit. Le processus de privatisation s’enclenche. Dans son bureau, à la SNVI, le directeur général se souvient d’une étude d’évaluation de l’entreprise, «un gros audit commandé à une société sérieuse, étrangère». On l’avait averti de l’initiative par fax, comme toujours. «On le surnomme d’ailleurs « monsieur Fax », précise un cadre. Les décisions viennent d’en haut, ils nous communiquent les directives et on applique. Point.»
L’annulation des législatives, remportées par le FIS (Front islamiste du salut), puis l’instauration par l’armée d’un régime d’état d’urgence, en 1992, tombent juste avant la remise du rapport. Les projets de restructuration disparaissent derrière la fumée des bombes. En avant pour le tout-sécuritaire; le reste, on verra plus tard. De toute façon, la crise a plongé dans le coma des pans entiers de l’économie. Le secteur du bâtiment est à l’arrêt ou presque, les transports aussi. Hors de l’algérois, à l’intérieur du pays, des centaines de petites entreprises publiques deviennent la cible d’attentats. «A cette époque, les travailleurs aimaient à dire que le terrorisme faisait le travail de licenciement laissé en friche par le ministre des Finances», dit en souriant un cadre de l’Ugta. En six ans de violences, l’Algérie passe du plein emploi socialiste à 30 % de chômage, selon l’hypothèse la plus basse.
30 000 grévistes. «Et puis, d’un coup, en 1997, l’audit a resurgi», se souvient Omar, qui fume encore une cigarette, en attendant que la journée s’achève. Toutes les échéances électorales viennent d’être verrouillées, même si un certain nombre de partis dénoncent la fraude. «Le pouvoir savait qu’il n’avait plus besoin de nous, il pouvait y aller. Pourtant, il n’a pas osé nous prendre de front. Dans chaque entreprise concernée, les plans d’application commencent de la même façon: les salaires ne sont plus versés, tout simplement, raconte un syndiqué. Dans le bâtiment, ils en sont pour l’instant à seize mois de non-paiement. Certains s’en vont d’eux-mêmes, quand ils ont la chance de trouver un travail ailleurs. Les autres pleurent. Puis, quand cela devient n’importe quoi, un plan social dégringole. On propose le départ, et c’est la ruée. Parfois aussi, on décide la liquidation, comme cela a été le cas pour tout le réseau des magasins de distribution de l’Etat. Nous, on attend notre tour.» Le 19 octobre, à l’appel d’une confédération regroupant quatorze entreprises, près de 30 000 ouvriers ont débrayé pour tenter de réagir. «Après, on a essayé d’entamer des négociations. Mais on n’a même pas réussi à avoir quelqu’un au téléphone dans le plus petit des ministères. Le vide absolu, comme si on n’existait pas», reprend un responsable syndical à la SNVI.
L’été dernier, dans les journaux algériens, ceux de la SNVI ont lu qu’une délégation de l’ONU en visite à Alger allait venir dans leur usine de Rouiba. Ce fut comme une bouffée d’espoir, éperdue, où se mêlait la nostalgie des temps glorieux: «De nouveau, les puissants du monde allaient défiler en parade à la SNVI», se félicitait Mourad Taous. Les ateliers entiers se sont lancés dans des préparatifs. Certains avaient peur de ne pas avoir le temps de parler, «de ne pas pouvoir tout dire ou peut-être de ne pas oser». Alors, ils ont préparé des petits mots à glisser à leurs visiteurs. Tout était prêt. Ils ont attendu un jour, deux jours, trois jours. La délégation n’est jamais venue. Les petits mots, ils les ont encore dans la tête. C’était: «Attention, on va vous mentir. Ici, nous allons tous très mal.» Un autre avait juste écrit: «Au secours».