L’«Algérocide» : Un génocide colonial de la France en Algérie

El Watan, 27 février 2025

Le dernier sommet de l’Union africaine a donné mandat à la Commission de l’UA de documenter les crimes coloniaux, mesurer leurs impacts et élaborer une stratégie de réparations. Il appelle à engager des «actions en justice» devant les tribunaux internationaux (ex. Cour pénale internationale) et à exercer des pressions diplomatiques en vue de satisfaire ces demandes.

Ces décisions résultent d’une action concertée entre l’Algérie et le Ghana pour faire de la question des réparations un pilier de la «reconquête de la dignité africaine», combinant justice historique et développement futur.

Dans cette contribution, nous voulons montrer pourquoi l’Algérie constitue un modèle à part en raison du caractère emblématique de la violence génocidaire qui s’y est exercée et de la spécificité de sa décolonisation. Raison pour laquelle l’analyse de son expérience revêt une importance décisive dans la documentation des crimes de la colonisation.

Si partout la colonisation a été une entreprise de «décivilisation», raciste, inhumaine, destructrice des sociétés existantes, provoquant appauvrissement structurel et acculturation, il existe néanmoins des spécificités propres à des groupes de pays, engendrées par les natures des colonisations subies. Ainsi, durant une première phase d’agression coloniale (XVI-XVIIIe siècle), certains pays africains ont été victime de la traite négrière qui les a saignés de 12 millions d’âmes, provoquant une débâcle démographique, culturelle et symbolique dont les effets perdurent jusqu’à aujourd’hui, ce qui pose la question spécifique de la réparation de l’esclave.

Durant la seconde phase des colonisations (XIXe siècle), les processus coloniaux se sont différenciés prenant majoritairement la forme de pillage et de prédation systématiques au profit des métropoles. Dans de rares cas cependant (Algérie, Afrique du Sud, Namibie, Kenya, Rhodésie – aujourd’hui Zimbabwe –), la colonisation s’est caractérisée par une «invasion peuplante», d’où les problématiques différenciées en Afrique des demandes de réparations.

La colonisation de l’Algérie a commencé au moment où l’Afrique a cessé pratiquement d’intéresser les puissances occidentales (1830), à l’exception de quelques comptoirs résidus du XVIe siècle et elle a ouvert pour la France le chemin de ses conquêtes en Afrique au cours du XIXe siècle.

L’Algérie : un cas emblématique de colonisation

Son agression par la France est un cas en tous points exceptionnel : c’est la première fois dans l’histoire du monde moderne (à partir du XVIe siècle) qu’une puissance européenne entreprend de coloniser par le peuplement un pays voisin ! C’est la première fois qu’un pays chrétien colonise par le peuplement un pays musulman ! C’est la première fois que l’Etat se constitue en force colonisatrice au profit de migrants européens ! C’est enfin – en comparaison de ce qui s’est passé en Amérique – une colonisation de peuplement qui échoue à réaliser son objectif principal, minoriser démographiquement le peuple autochtone ! Ces quatre raisons vont déterminer un processus colonial caractérisé d’une part par une violence génocidaire – continuum de la dynamique historique de 1830 à 1962 – et une racialisation visant un peuple de confession musulmane substrat de l’islamophobie contemporaine.

Ces raisons expliquent en outre pourquoi la décolonisation n’a pas mis fin aux conflits culturels et symboliques et mémoriels entre la France et l’Algérie. Sur le plan historique, le seul cas comparable à celui de l’Algérie, tout en étant sa forme paroxysmique, est celui de la Palestine aujourd’hui.

La question du génocide

Le terme génocide fait l’objet d’interprétations populaires éloignées de son sens académique. Le néologisme a été inventé par Raphaël Lemkine et sa définition initiale couvrait y compris les effets de la colonisation (Dirk Moses). Le sens qu’il a pris dans la Convention internationale de 1948 est le résultat d’une âpre négociation où les Etats impériaux ont réussi à limiter sa portée temporelle et son champ d’application.

D’où l’impossibilité aujourd’hui, dans le cadre des institutions internationales et du rapport de force mondial, d’appliquer aux crimes de la colonisation la qualification de génocide. Alors, pourquoi faire usage de ce terme s’il n’a pas de portée juridique et pratique ? Cette question n’est pas débattue en Algérie, alors qu’elle l’est ailleurs, notamment en raison des problèmes cruciaux qu’elle soulève. (Voir William Gallois, Benjamin Brower, Raymond Evans, Dirck Moses et Lorenzo Veracini, etc.).

Ces travaux incitent à sortir du cadre de pensée eurocentrée et impériale, pour s’emparer des acquis théoriques contemporains et les mettre au service d’une vision autonome et souveraine dans une perspective décoloniale.

Le Génocide, une pratique sociale globale

Les travaux de Dirck Moses, spécialiste du génocide, ont largement démontré que le concept originel développé par R. Lemkine faisait bien référence dans son champ d’application aux crimes de la colonisation. C’est donc à cette définition que nous nous réfèrerons ici pour analyser en quoi la colonisation de l’Algérie a été un génocide.

Cependant, si le cadre conceptuel de Lemkine est opératoire, il est cependant nécessaire de spécifier de manière concrète en quoi a consisté pour nous Algériens la «destruction du modèle national du groupe opprimé» auquel fait référence Lemkine et quels sont les effets génocidaires du processus d’«imposition du modèle national du groupe oppresseur».

En outre, dans sa caractérisation du génocide, Lemkine insiste lourdement sur les «impératifs culturels» constitutifs de la vie du groupe humain, ils «q ui sont tout aussi nécessaires que les besoins physiologiques de base». Dans cette optique, le génocide est une pratique sociale globale visant à l’élimination des conditions de reproduction d’un groupe humain.

D’où il s’ensuit que tout massacre n’est pas forcément génocide. A contrario, déposséder les populations de leur terre, les déplacer, effacer leur caractère national, éliminer leur élites, leurs chefs spirituels, leurs lieux de culte, les priver de l’usage de leur langue sont des facteurs constitutifs du génocide.

Ils participent à la destruction des fondements essentiels à la vie dans le but de rendre impossible l’évolution naturelle et souveraine du groupe humain. La colonisation de peuplement est intrinsèquement génocidaire parce qu’elle vise à l’appropriation et au contrôle de l’espace (terre) sur la base de la race.

Pour rendre compte de ce que la colonisation détruit, il est impératif de revenir vers la victime, elle seule peut donner la mesure de ce qui est essentiel à sa vie et qui en disparaissant rend impossible sa survie. Autrement dit, c’est à la victime de décrire la nature génocidaire de l’action du colonisateur.

Algérocide, un génocide du peuple algérien

La colonisation de peuplement de l’Algérie est un projet de remplacement du peuple autochtone par un peuple invasif. Sa réalisation a induit une politique subséquente conduite de manière résolue par le gouvernement français, mettant en œuvre des moyens militaires, économiques et institutionnels, des méthodes opérationnelles et des actions continues poursuivant le même but. La formation d’un peuplement colonial sur le sol de l’Algérie est la conséquence directe de la disparition d’un tiers du peuple algérien.

Ce crime peut être qualifié d’«algérocide», autrement dit l’élimination d’un groupe humain attaché à son sol depuis plusieurs millénaires pour être remplacé par des migrants venus d’Europe. Ce processus de disparition/remplacement constitue la matrice de l’«algérocide» défini comme pratique sociale totale qui affecte tous les aspects de la vie des autochtones. Dans cette contribution succincte, nous voulons montrer qu’il existe bel et bien un projet de génocide, il repose sur trois actions sociales de caractère génocidaire, inventées in situ en Algérie par l’armée et le gouvernement français : Razzia /Séquestre/Lois raciales.

1. La razzia ou figure emblématique du génocide : Pour réaliser les buts de la colonisation, l’armée française a théorisé la doctrine de la razzia comme méthode opérationnelle visant à massacrer et à appauvrir. Ce terme a certes été tellement galvaudé depuis lors qu’il a finalement perdu son sens originel. Des historiens ont largement documenté sa pratique, son impact et ses effets sur les populations civiles.

C’est notamment le cas des travaux de William Gallois, de Benjamin Brower et de Thomas Rid. Loin d’être une simple opération de pillage, la razzia constitue la figure centrale de la guerre totale. Dans sa pratique, c’est une attaque fulgurante sur une tribu qui commence par une tuerie collective et indiscriminée, suivie du pillage systématique des ressources du groupe, vidage des silos de blé, prise du bétail, pillage de tout ce qui peut être emporté (bijoux, tapis, habits, armes, etc.), elle se termine par une prise d’otages parmi les femmes et les enfants. La razzia est une mort au présent, un projet de mort future en s’accompagnant systématiquement par la destruction des cultures, des arbres fruitiers et des instruments de production du groupe. Ces actions ne sont ni aléatoires ni exceptionnelles, mais réfléchies et conduites pour atteindre les objectifs stratégiques de la colonisation.

2. Les dépossessions de terres et les déplacements de population : Le séquestre est une activité sociale ayant pour but de déposséder les populations des terres utiles. Plus de 5 millions d’hectares accaparés par la colonisation dans les régions du Tell. Les dépossédés sont déplacés par la force vers d’autres terres, ce qui bouleverse leur cadre de vie et les prive des avantages de leur environnement traditionnel, des ressources en eau, de l’usage des forêts, etc.

3. Législation raciale : visant à soumettre les autochtones à un pouvoir d’exception (code de l’indigénat) pour réprimer, séquestrer, déplacer, emprisonner les autochtones par mesures administratives dans tous les domaines, y compris économique.

Une fiscalité raciale (impôt dit arabe)pour pomper leurs ressources au profit du peuplement colonial ; loi sur l’état civil, pour détruire le lien social. Déportations de plus 30 000 Algériens, ce qui pose le problème spécifique de la réparation pour les communautés d’Algériens de la Nouvelle-Calédonie et de la Guyane, etc.

Ces trois entreprises ont œuvré en synergie dialectique dans une pratique sociale globale génocidaire. Elles sont tout à la fois une violence exterminatrice, un pillage économique et une législation raciale favorisant l’implantation et l’hégémonie du peuple invasif. Pour faire exister un colon sur la terre algérienne, il a fallu éliminer trois autochtones et soumettre les survivants à un ordre racial. Tels sont les «bienfaits» de la colonisation.

Figure centrale de la guerre totale de la France en Algérie, la razzia comme, le souligne Thomas Rid, est devenue une stratégie opérationnelle de la guerre moderne, dont on voit aujourd’hui une manifestation concrète à Ghaza.

Pour s’en convaincre, il faut revenir aux témoignages d’époque pour découvrir l’ampleur de l’horreur : «Il était trois heures de l’après-midi, les soldats, tourmentés par la faim, s’élançaient de maison en maison avec un acharnement qu’on ne saurait décrire. Les malheureux paysans de la vallée de Taouargha défendirent à peine leurs foyers ; on en fit aisément une affreuse boucherie qui se termina par l’incendie de quinze villages, toute la vallée était en flammes, tous les jardins regorgeaient de cadavres, parmi lesquels on pouvait compter, avec plus d’horreur que de gloire, nombre de femmes et d’enfants massacrés.»

Par Kitouni Hosni , Chercheur associé en histoire à l’Université d’Exeter (Angleterre)