Solidarité avec Sihem Ben Sedrine qui a entamé une grève de la faim
Algeria-Watch, 17 janvier 2025
Sihem Ben Sedrine, née en 1950, incarcérée dans la prison de la Manouba à Tunis, a déclaré le 14 janvier 2025 entamer une grève de la faim.
Elle est accusée sans preuve d’avoir falsifié le dernier rapport de l’Instance vérité et dignité (IVD), organe de la justice transitionnelle mis en place après la chute du régime de Ben Ali en 2011. Elle est détenue depuis le 1er août 2024.
Le régime actuel de de Tunisie mène une vague de répression contre les opposants en ciblant notamment des journalistes et militants des droits humains.
Sihem Ben Sedrine avait participé comme membre du Jury au Tribunal permanent des peuples qui a examiné les violations des droits de l’homme en Algérie en 2004
Voici la déclaration de Sihem Ben Sedrine:
« J’entame une grève de la faim
Aux autorités tunisiennes :
Je ne supporterai pas davantage l’injustice qui me frappe.
La justice ne peut être fondée sur les mensonges et les calomnies, mais sur des éléments de preuve concrets et tangibles.
En conséquence, je suis décidée à m’extraire, quoiqu’il m’en coûte, de ce trou noir où l’on m’a arbitrairement jetée.
Sihem Bensedrine, prison des femmes de La Manouba – mardi 14 janvier 2025″
Communiqué des avocat.e.s de la présidente de l’IVD
Les autorités persistent à séquestrer la justice transitionnelle
Le comité de défense de la présidente de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) dans l’affaire de « falsification » du rapport final annonce avoir déposé le 24 septembre 2024 un recours auprès de la chambre d’accusation contre le rejet par le juge d’instruction d’une demande de mise en liberté de Madame Sihem Ben Sedrine.
Il importe au comité de défense de la présidente de l’IVD de souligner que :
– Un mandat de dépôt a été émis le 1er août 2024 à l’encontre de Mme Sihem Ben Sedrine par un juge d’instruction assurant l’intérim du 15e bureau d’instruction auprès du pôle judiciaire économique et financier alors que le juge précédemment en charge du dossier qui avait mené les investigations avait décidé de maintenir la présidente de l’IVD en état de liberté étant donné que rien dans le dossier ne peut en aucun cas justifier l’arrestation provisoire ;
-Le juge qui avait laissé la présidente de l’IVD en état de liberté a été subitement muté au mois d’avril 2024 ;
– Les procédures de convocation et de mandat de dépôt contre la présidente de l’IVD ont été accomplies dans une célérité inhabituelle, en l’absence de tout nouvel élément les justifiant, et sans que le juge fraîchement désigné n’ait pu avoir le temps de prendre réellement connaissance du dossier volumineux, soulevant par la même de multiples interrogations ;
– Les charges reposent exclusivement sur les accusations malveillantes et contradictoires d’une ancienne commissaire disqualifiée de l’IVD, sanctionnée par le conseil de l’IVD pour non-respect de son obligation de réserve et en raison des actes néfastes qu’elle a commis à la mission de l’IVD ;
– Un harcèlement judiciaire a ciblé depuis des années la présidente de l’IVD, les membres de son conseil, et les anciens fonctionnaires, révélant l’acharnement de l’Etat profond contre le processus de Justice Transitionnelle (JT) et son obsession à assurer l’impunité à ses agents. Les autorités sont ainsi parvenues à enterrer les procédures initiées en 2018 auprès des chambres criminelles spécialisées en JT et incriminant près de 1500 fonctionnaires de l’Etat pour faits d’homicide, de torture, de disparition forcée, de détournement de fonds publics…et le gouvernement continue de se soustraire à la mise en œuvre des recommandations de l’IVD afin de garantir la non répétition des crimes et abus du passé, de même qu’il persiste à faire fi de ses obligations légales envers les victimes de ces crimes ;
-Le comité de défense de la présidente de l’IVD exige la remise en liberté immédiate de la présidente de l’IVD et l’annulation des représailles judiciaires qui la ciblent et ce, en violation des garanties légales assurant l’immunité des membres de l’IVD et de ses agents dans l’exercice de leur mission (article 69 de la loi organique n°53 de 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle et son organisation).
Pour en savoir plus:
Tunisie : pourquoi Bensedrine est en prison
Ayachi Hammami, ancien ministre des Droits de l’homme, est l’un des quatorze avocats du comité de défense de Sihem Bensedrine. Leur engagement pour les droits et les libertés au temps du régime du président Ben Ali (1987- 2011) avait certes déjà rapproché l’ancienne journaliste – devenue présidente de l’Instance vérité et dignité (IVD) entre 2014 et 2018 – et l’homme de loi issu de la gauche tunisienne. Mais ce qui semble les avoir soudés est la publication du rapport final de l’IVD, le 24 juin 2020, par Hammami, alors qu’il faisait partie du très bref gouvernement d’Elyes Fakfakh, qui n’a tenu que six mois.
« L’emprisonnement de Sihem Bensedrine [le 1er août 2024] entre dans le cadre de cette série de violations commises à l’issue de la dérive autoritaire du pouvoir actuel. Son enfermement fait partie de la vague d’arrestations abusives qui a touché ces derniers mois journalistes, influenceurs, personnalités politiques, défenseurs des droits humains, activistes de la société civile ou encore des jeunes, simples et anonymes usagers des réseaux sociaux », estime l’avocat. L’ancien ministre précise qu’il est lui-même frappé d’une interdiction de quitter le territoire et n’est pas autorisé à apparaitre dans les lieux publics. Le 10 octobre 2023, il comparaissait auprès du pôle judiciaire antiterroriste dans l’affaire dite du « complot contre la sûreté de l’État », qui met en cause une cinquantaine de prévenus, essentiellement des hommes et des femmes politiques, dont six sont sous les verrous depuis février 2023. Auparavant, le 10 janvier 2023, Me Hammami avait comparu devant un juge d’instruction après une plainte en diffamation de la ministre de la Justice, pour avoir critiqué son action. Mais ni l’épée de Damoclès de la prison ni l’interdiction d’apparaître dans l’espace public – « une mesure impossible à appliquer ! Puisque sortir de chez moi correspondrait à outrepasser la décision du juge » – ne l’empêche de continuer à batailler pour la liberté de l’ex-présidente de la Commission vérité.
Un feuilleton judiciaire entamé dès 2019
Bensedrine est détenue depuis bientôt six mois pour une seule accusation, qui ne date pas d’hier : celle d’avoir « falsifié » le rapport final de l’IVD, contre de l’argent. L’affaire, dont Justice Info avait longuement fait état dans cet article, remonte au 26 mars 2019, au moment de la publication du volumineux document de près de 2.000 pages sur le site officiel de l’Instance.
C’est alors qu’Ibtihel Abdellatif, ex-présidente de la Commission femme à l’IVD, clame dans les médias que la version qui fait foi selon l’IVD est différente de celle envoyée au président tunisien Béji Caied Essebsi (2014-2019), le 31 décembre 2018. Dès le mois de mars 2021, Bensedrine est auditionnée en qualité de témoin par la brigade centrale des crimes financiers relevant de la Garde nationale. Mais les charges et les attaques venant de plusieurs politiques et journalistes s’intensifient et le parquet, saisi du dossier par l’instance nationale de lutte contre la corruption, ouvre une information judiciaire contre Bensedrine.
Ce n’est que deux ans plus tard que le dossier se réveille : le 7 mars 2023, Bensedrine publie sur sa page Facebook un message informant le public de sa convocation par le pôle judiciaire économique et financier, cinq jours plus tôt. Elle précise qu’il lui a été signifié une mesure d’interdiction de quitter le territoire et ajoute que le juge lui a notifié son inculpation pour « s’être procuré des avantages injustifiés », avoir « causé des préjudices à l’État » et pour « falsification » du rapport final.
L’affaire concernée par ce passage controversé du rapport a été instruite et transférée par l’IVD à la justice. Y sont poursuivis 23 hauts fonctionnaires de l’État et hommes d’affaires, pour trafic d’influence, malversations, abus de position, abus de confiance dans la gestion des fonds publics. « Ces hauts responsables et hommes d’affaires soupçonnés de détournement de fonds publics, dont certains sont toujours en fonction, restent à ce jour impunis », résument les quatre avocats présents à la conférence de presse organisée à Tunis, le 4 décembre dernier, par le comité de défense de Bensedrine.
Par ailleurs, « la version du rapport de 2018 était inachevée et les membres de l’instance devaient le réviser en janvier 2019, comme le confirme un procès-verbal de l’instance consulté par Human Rights Watch », déclare l’ONG dans un communiqué appelant à la libération de Bensedrine, le 30 septembre 2024.
Quel risque représente Bensedrine ?
« Rien ne justifie juridiquement l’émission du mandat de dépôt contre Sihem Bensedrine : elle ne représente ni un danger pour l’État, ni pour elle-même, ni ne peut intervenir sur le cours de l’affaire. Puisque le rapport final de l’IVD, objet du différend qui l’oppose à la justice, est déjà publié sur le Journal officiel », insiste Me Hammami.
Le comité de défense de Bensedrine exige ainsi, dans un communiqué du 4 décembre – intitulé « Les autorités persistent à séquestrer la justice transitionnelle » – la remise en liberté immédiate de l’ancienne présidente de l’IVD et l’annulation des poursuites judiciaires qui la ciblent, « en violation des garanties légales assurant l’immunité des membres de l’IVD et de ses agents dans l’exercice de leur mission ».
Membre du comité, Me Abderraouf Ayadi, ancien député de l’Assemblée nationale constituante (2011-2014) et ancien prisonnier politique du temps de Ben Ali, explique : « J’ai demandé au juge en charge de l’affaire à quelle catégorie de risque il s’est référé pour placer Bensedrine en détention préventive. Il a refusé de me répondre. De par le monde, la justice est garantie par deux piliers : la présomption d’innocence et une magistrature indépendante. Ces deux principes font défaut chez nous. Le caractère politique de cette affaire est patent. En réalité, l’ancienne présidente de la Commission est poursuivie pour avoir mené jusqu’au bout sa mission dans le cadre de la justice transitionnelle et dévoilé la vérité sur les mécanismes de la répression ».
Au cours de la conférence de presse, le comité de défense de l’ex-présidente précise que le juge en charge de l’instruction de son dossier avait décidé de la maintenir en liberté. Or, ce juge a été muté en avril 2024 au tribunal de Jendouba (Nord-Ouest de la Tunisie), en dehors du mouvement annuel des magistrats. « Nous avons appris qu’il subissait actuellement des sanctions en étant interdit de siéger », note Me Fethi Rebii. Ainsi, le mandat de dépôt émis à son encontre, le 1er août 2024, « dans une célérité inhabituelle, en l’absence de tout nouvel élément le justifiant », provient d’un juge d’instruction assurant l’intérim du bureau d’instruction, déclare le comité.
Deux demandes de mise en liberté refusées
Dès le 8 août, trois experts des Nations unies ont estimé, dans un communiqué, que l’arrestation de Bensedrine « pourrait s’apparenter à un harcèlement judiciaire […] pour le travail qu’elle a entrepris » en tant que présidente de l’IVD et qu’elle « semble viser à discréditer les informations contenues dans le rapport, qui pourraient donner lieu à des poursuites judiciaires contre les auteurs présumés de la corruption sous les régimes précédents ». L’affaire est toujours en instruction et, dans ce cadre, une détention préventive peut se prolonger, en Tunisie, jusqu’à quatorze mois. Deux demandes de remises en liberté de ses avocats ont été refusées, à ce jour. En prison, Bensedrine, aujourd’hui âgée de 74 ans, a subi un audit fiscal approfondi, sans que ce contrôle ne révèle des transactions et des mouvements « suspects » au niveau de son compte bancaire, selon ses avocats.
La détention de Bensedrine coïncide avec la mise en suspens totale des chambres spécialisées, chargées de juger les affaires pénales issues des travaux de l’IVD. Restées incomplètes depuis la nouvelle saison judiciaire en septembre 2024, les chambres sont interdites de siéger. « Nous sommes convaincus qu’un jour ou l’autre, peut-être à long terme, le processus de justice transitionnelle reprendra et le gouvernement mettra en application les recommandations du rapport de la commission vérité. Nous espérons que ce jour arrivera alors que nous sommes encore en vie », sourit Me Hammami.