Effondrement syrien et instrumentalisations américano-sioniste
D’al-Assad à al-Joulani : Sous-traitance turque, financement qatari et idéologie frériste
Hocine Dziri, Algeria-Watch, 27 décembre 2024
« Les États-Unis jouent un rôle majeur dans l’affaiblissement du mouvement modéré au sein de la révolution syrienne. » Cette déclaration du regretté Michel Kilo date précisément du 14 décembre 2014, soit dix ans avant la chute du régime. Bachar al-Assad. Le constat du militant syrien faisait suite à ses multiples tentatives pour éloigner l’opposition des diktats extérieurs de l’influence des diverses puissances régionales et extrarégionales qui ont transformé la Syrie en un champ de bataille pour servir leurs agendas.
Dès le début de la crise, Michel Kilo figure éminente de l’opposition syrienne maintes fois emprisonné par le régime, s’est efforcé de construire des ponts entre les acteurs et à vainement tenté de bâtir un consensus national. Il s’est adressé et a mis en garde le régime syrien sur le danger de la destruction de l’État syrien et sa mise sous tutelle de puissances étrangères. « La solution sécuritaire mène à l’intervention étrangère » avait-il ainsi déclaré en octobre 2011 lors du début du soulèvement populaire contre le régime baathiste. Ce soulèvement avait été dès ses premières manifestation pacifiques réprimé de manière extrêmement brutale par les forces de sécurité et les services de renseignement syriens pour aboutir au bout de plus d’une décennie à la division du pays et les immixtions directes de puissances étrangères.
Ancien responsable du Parti communiste syrien, Michel Kilo, intellectuel de haute stature était un militant engagé, respecté de tous. A chaque occasion, il réaffirmait son opposition aux méthodes adoptées par les autorités de Damas pour faire face aux protestations populaires. Leurs analyses et les moyens exclusivement répressifs ne correspondaient aucunement à une situation interne très dégradée dans un contexte international complexe.
Michel Kilo a poursuivi sa lutte jusqu’à son dernier souffle et a solennellement mis en garde contre l’intervention de la Turquie et de l’OTAN en Syrie. Dans sa dernière déclaration du 12 février 2021 – peu avant son décès en avril de la même année en exil à Paris – il accusait Bashar al-Assad d’avoir contribué à la réalisation des objectifs d’Israël. « Assad a garanti son fauteuil de Président près la révolution » en permettant la destruction de la Syrie en tant qu’État et société comme l’ont voulu les dirigeants de Tel-Aviv.
Bachar al-Assad… un ophtalmologiste sans vision ni perspicacité…
Michel Kilo n’est pas le seul à avoir conseillé à Bachar al-Assad de protéger la Syrie des risques mortels auxquels elle a finalement cédé. Avant lui, il y a vingt ans, feu Abdelhamid Mehri, alors l’un des dirigeants les plus éminents du Congrès National Arabe (CNA) avait également tenté de sensibiliser la direction syrienne. Lors d’une réunion avec Bachar al-Assad à Damas en marge d’une session du CNA, Abdelhamid Mehri avait demandé au Président syrien s’il envisageait de procéder à des réformes politiques du système de gouvernance pour faire face aux graves défis que devait relever la Syrie. Bachar al-Assad avait répondu en substance que « les conditions ne sont pas encore réunies pour lancer ces réformes. » La réaction de Abdelhamid Mehri était lourde de sens : « Votre réponse est la même que celle exprimée par votre père lorsque je lui avais fait part de la même préoccupation. »
Le régime d’al-Assad s’est achevé sur un coup d’état internationalement soutenu, comme il naquit d’un putsch de Hafez al-Assad en 1970 et la prise de contrôle par le parti Baath de tous les appareils de l’État syrien. Le dernier dirigeant baathiste, ophtalmologiste de profession, a démontré son absence de vision et de perspicacité, il est donc sorti de l’Histoire par les portes les plus étroites en abandonnant son pays à des groupes extrémistes, sous parrainages américain et sioniste. Immédiatement après la fuite du président déchu, Israël a mis en œuvre la destruction méthodique et intégrale des infrastructures de défense de la Syrie.
Le terroriste al-Joulani et le « combattant » Ahmad al-sharaa … La propagande médiatique de CNN à al-Jazeera
Moins de 48 heures avant la fuite d’al-Assad, al-Joulani, l’un des anciens dirigeants de l’Etat islamique et chef du Front al-Nosra, s’est manifesté sous son vrai nom, revêtu d’un costume à l’occidentale bientôt accompagné de la cravate de rigueur, dans un plan de communication à l’américaine, par une première interview très significativement accordée à la chaîne de télévision américaine CNN. Al-Joulani est depuis redevenu Ahmed al-Sharaa, et le terroriste recherché par les Etats-Unis d’Amérique, dont la tête avait été mise à prix pour 10 millions de dollars présenté comme un combattant honorable ayant affronté le régime criminel d’al-Assad.
La sortie médiatique d’al-Joulani a été suivie d’une soirée spéciale animée par al-Jazeera, qui a commencé à diffuser des images de la chute des statues d’al-Assad père et fils, images qui ont rappelé aux téléspectateurs ce que la même chaîne avait diffusé lors de l’effondrement du régime de Saddam Hussein à la suite de l’occupation de Bagdad en mars 2003.
Al-Jazeera et sa gestion de la situation montre un lien évident avec la stratégie du Diwan émirien qatari, qui a garanti un soutien financier et médiatique pour renverser al-Assad. Cette stratégie a été mise en œuvre de concert avec la Turquie, qui a garanti une couverture militaire aérienne. L’action déterminée d’Ankara a mobilisé ses moyens politique et diplomatique mais aussi, et c’est loin d’être négligeable, ses alliances et ses relais idéologiques, notamment avec les organisations fréristes, qui se réclament du parti des Frères musulmans dans le monde arabe.
Takfirisme djihadiste et Frérisme : des contreforts Afghans au plateau du Golan
La gestion des islamistes et leur inclusion dans les plans américains dans la région n’est pas nouvelle et a été utilisée dans plus d’un contexte politique et militaire dans le monde arabe. La guerre en Afghanistan, que l’Amérique a porté à bouts de bras contre l’ex-Union soviétique, a été le point de départ de l’instrumentalisation du djihadisme, alors essentiellement sous influence saoudienne, par les stratèges de Washington.
Les mouvements islamiques salafistes et Frères musulmans dans la région arabe ont en effet pu compter sur des relais de propagande dans l’ensemble des pays musulmans (et même en occident) pour enrôler des combattants, ce qui a généré le phénomène de mobilisation appelé « Afghans arabes ». Le jihad afghan anticommuniste a constitué la tribune à partir de laquelle les prédicateurs du salafisme et du mouvement des Frères musulmans se sont transformés en propagandistes actifs, dont des Algériens parmi lesquels feu Mahfoud Nahnah, Abu Jarra Soltani et d’autres, pour inciter la jeunesse musulmane à rejoindre les « freedom fighters » en Afghanistan.
C’est sous bien des aspects, la même dynamique que l’on observe aujourd’hui en Syrie. De nombreux visages du mouvement takfiriste et des Frères musulmans se sont précipités pour applaudir la chute d’al-Assad et glorifier les groupes djihadistes au moment où Israël occupait le Jebel al-Sheikh (mont Hermon) pour assurer l’élimination de la résistance et imposer sa primauté régionale.
Les droits de l’homme entre crimes apparents et génocide indicible…
Comment al-Joulani, le terroriste, s’est-il métamorphosé en Ahmed al-Sharaa, le combattant ? Hay’at Tahrir al-Sham est une organisation terroriste selon les classifications des Etats-Unis et de l’Union Européenne et comment donc les crimes d’al-Joulani peuvent-ils être considérés comme des actions acceptables ? Pour quelles raisons seuls les crimes perpétrés par les forces d’al-Assad seraient considérés comme crimes contre l’humanité ? Pourquoi les médias occidentaux restent-ils silencieux sur les violations des droits de l’homme commises par Erdogan et sur sa répression de l’opposition et des partis kurdes aujourd’hui, alors que ces mêmes exactions étaient hier mises en avant pour justifier le refus de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ?
La réponse à ces questions ne peut être obtenue si l’on refuse d’admettre que la question des droits de l’homme s’est transformée en outil idéologique utilisé comme levier et épée de Damoclès en fonction des intérêts géopolitiques de l’Occident et d’Israël. La gestion turque de la Syrie en coordination avec le Qatar est une alliance stratégique qui a permis à l’Occident d’affaiblir la Russie et l’Iran dans la région. Elle a permis à Israël d’occuper une nouvelle partie du territoire syrien et détruire les capacités terrestres, navales et aériennes de l’armée syrienne, tout en aggravant les problèmes d’un pays dévasté.
Les conditions de la chute d’al-Assad et de l’installation – provisoire, – du nouveau pouvoir indiquent que les pressions sur ceux qui gouverneront la Syrie seront multiples et proviendront de différents centres étrangers. Cette trop grande dépendance politique complique considérablement la mise en œuvre d’un quelconque programme de réhabilitation de l’Etat Syrien. Ce qui pénaliserait gravement le peuple et la société de ce pays mais qui convient parfaitement aux objectifs stratégiques hégémoniques et néocoloniaux des Américains et d’Israël.
Dans la continuité de la gestion coloniale de la région fondée sur la division et l’instabilité structurelle, le Liban en est un exemple caricatural, les puissances impérialistes confirment une longue tradition coloniale en contradiction avec le droit des sociétés arabes à construire des États et des sociétés plurielles ou coexistent pacifiquement des croyances et des appartenances très diverses. La perspective coloniale veut imposer des logiques tribales et confessionnelles pour former des bantoustans « homogènes » pour mieux contrôler une Asie de l’Ouest à très forte valeur stratégique et imposer, en le justifiant ainsi, l’état d’apartheid israélien.
La leçon première de la tragédie syrienne est que la dictature en bâillonnant la société sape les fondements de l’État. Ce faisant et en affaiblissant continuellement la cohésion nationale, ces dictatures préparent la destruction de leurs pays. Ne laissant derrière elles que ruines et fantoches délégués par les tutelles étrangères pour garantir la pérennité de leur domination. Ainsi, les tyrannies arabes, quelles que soient leurs formes et leurs références, sont en dernière instance des alliés objectifs de l’impérialisme, du sionisme et des puissances coloniales. De ce point de vue, les crimes d’al-Assad ne peuvent être prescrits car ils ont assuré la réalisation des objectifs d’Israël, que cette entité n’a pu atteindre depuis sa fondation. Plus gravement, la destruction de la Syrie en tant qu’Etat augure des jours difficiles pour les autres peuples de ce Moyen-Orient chaotique trahis par ses élites politiques et impitoyablement déchiré par les appétits coloniaux.