Appels pour débaptiser les lieux portant son nom: Bugeaud, un maréchal qui fait honte à la France
Liberté, 21 février 2021
Des historiens, des militants anticolonialistes et des élus relancent la mobilisation. Ils estiment que les gestes symboliques de la réconciliation mémorielle annoncés par l’Élysée doivent aussi aboutir à des décisions sur la décolonisation de l’espace public.
L’historien Olivier Le Cour Grandmaison et M’hamed Kaki, président de l’association Les Oranges, sur la mémoire de l’immigration algérienne en France, ont lancé, il y a quelques jours, une pétition en ligne pour réclamer le déboulonnage des statues du maréchal Bugeaud et le retrait des plaques de rue portant son nom.
“Bugeaud, ce sont les enfumages recommandés à ses officiers en des termes très clairs sur le but poursuivi (…) Bugeaud, bourreau des ‘indigènes’ algériens qu’il a massacrés, déportés et razziés en détruisant parfois complètement leurs oasis et leurs villages livrés aux flammes”, rappelle le texte de la pétition, déjà signée par des centaines de personnes.
Sa diffusion devrait appuyer une proposition de Laurence Patrice, adjointe à la mairie de Paris, pour débaptiser l’avenue Bugeaud, située dans le 16e arrondissement de la capitale française.
Dans une déclaration au journal Le Monde récemment, l’élue communiste en charge de la mémoire et du monde combattant a indiqué “être favorable à étudier précisément le cas du maréchal Bugeaud”.
Dans d’autres villes en France, notamment à Marseille et à Périgueux (Sud-Ouest), des élus et des associations militent également pour que l’abominable chef militaire ne soit plus honoré.
“Bugeaud est le Hitler de l’Algérie. Il est le précurseur des chambres à gaz, un criminel de guerre”, observe M’hamed Kaki, en précisant que le combat en faveur de la disparition du nom du maréchal de l’espace public ne date pas d’aujourd’hui.
“Les héritiers de l’immigration coloniale et plus particulièrement algérienne, en France, sont agressés en permanence par la présence de traces de Bugeaud un peu partout, et notamment dans de grandes villes comme Paris”, souligne le président de l’association Les Oranges.
Outre l’avenue qui porte son nom dans le 16e arrondissement, Bugeaud est célébré grâce à des statues.
La première se trouve sur la façade du Musée du Louvre. Le second monument, beaucoup plus imposant, est érigé à Périgueux, où le maréchal possédait un vaste domaine agricole.
Depuis le début de la mobilisation aux États-Unis et au Royaume-Uni pour le déboulonnage des statues célébrant des esclavagistes notoires, différents groupes se sont organisés pour mener la même opération contre la stèle de Bugeaud à Périgueux. Mais leurs tentatives sont restées vaines en raison des résistances de notabilités locales.
À Marseille, des militants décoloniaux font front également pour débaptiser une école maternelle. L’été dernier, ils ont symboliquement recouvert d’un drap blanc des statues de l’époque coloniale qui décorent l’entrée de la gare centrale.
Des allégories similaires s’incrustent dans le paysage urbain de plusieurs autres villes françaises. À Paris, la façade du Musée de l’immigration comporte de nombreuses sculptures qui glorifient l’époque des colonies.
La présence française en Algérie est célébrée aussi à travers les noms qui ont été donnés aux voies publiques. En 2018, un ouvrage intitulé Le Guide du Paris colonial et des banlieues a recensé des centaines de rues concernées.
“Il n’y a pas que Bugeaud. On peut aussi évoquer Gallieni et Faidherbe, célébrés, en leur temps, pour avoir, soi-disant, apporté la civilisation sur des terres sous-développées et barbares.
Autour de l’école militaire à Paris, plusieurs rues portent aussi les noms de généraux ayant pris part à des expéditions militaires en Indochine et en Afrique du Nord.
Leur rôle durant la Première Guerre mondiale les a élevés au rang de héros, et c’est ce que les gens retiennent”, explique Patrick Silberstein, un des deux concepteurs du guide.
Son coauteur, Didier Epsztajn, évoque d’autres personnalités considérées comme de grands républicains, mais qui ont participé à la colonisation ou l’ont cautionnée, à l’instar de Léon Gambetta, directeur d’un journal financé par de gros propriétaires terriens en Algérie.
“À certains endroits, des rues ont été rebaptisées discrètement. Mais les opérations de ce genre sont encore très rares”, fait remarquer l’écrivain.
En France, le changement de la dénomination des voies publiques et des établissements scolaires est de la compétence des collectivités territoriales.Très souvent, ces décisions sont motivées politiquement.
Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs arrêtés avaient été notamment pris pour débaptiser des rues portant le nom de collaborateurs du régime nazi.
Mais, selon Didier Epsztajn, les non-dits sur la colonisation et les pressions de la droite et de l’extrême droite peuvent encore entraver les propositions similaires concernant des personnages controversés de l’histoire coloniale, comme Bugeaud.
Le chef de l’État français avait pourtant franchi un grand pas dans la restitution de la vérité, avant son arrivée à l’Élysée en 2017, en évoquant des crimes contre l’humanité en Algérie.
“Nous lui demandons aujourd’hui de passer aux actes et de faire disparaître de l’espace public les noms de criminels qui ont semé la terreur pendant la colonisation”, réclame M’hamed Kaki. En juin dernier, Emmanuel Macron a clairement dit non, en affirmant que “la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire”.
Samia LOKMANE-KHELIL
Olivier Le Cour Grandmaison, spécialiste de l’histoire coloniale et post-coloniale
“Il est indigne de continuer à honorer celui qui a été le bourreau des Algériens”
L’historien évoque une violence symbolique et une discrimination mémorielle à l’égard des héritiers de l’immigration algérienne en France.
Liberté : Pourquoi avoir lancé une pétition maintenant pour déboulonner les statues de Bugeaud et débaptiser les écoles et les rues qui portent son nom ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Cette pétition est lancée dans un contexte de mobilisation citoyenne, à Marseille notamment, et de certains élus pour le retrait du nom de Bugeaud de l’espace public. Il nous a semblé absolument nécessaire de rappeler les raisons pour lesquelles cette demande est légitime.
Bugeaud n’est pas seulement celui qui a mené une guerre totale lors de la conquête de l’Algérie et qui a théorisé les enfumades en encourageant les officiers sous ses ordres à les pratiquer.
Il est aussi un ennemi de la République puisqu’il a pris les armes contre les républicains lors de l’insurrection de février 1848 en défendant la monarchie de Juillet jusqu’au bout. À ce titre, il est absolument indigne et incompréhensible que la République continue à honorer celui qui a été un bourreau du peuple algérien et le massacreur des insurgés parisiens.
Dans le sillage du rapport Stora sur les mémoires de la guerre d’Algérie, l’Élysée a fait savoir que des gestes symboliques seront pris pour sceller la réconciliation algéro-française. Ces gestes ne doivent-ils pas inclure l’effacement du souvenir de Bugeaud de l’espace public ?
Oui, bien sûr. Ce sont des gestes qui doivent être accomplis, mais je constate que Benjamin Stora, qui connaît le rôle de Bugeaud en Algérie comme en France, ne fait aucune proposition sur ce point précis, alors que les débats sur le retrait du nom de Bugeaud de l’espace public sont dans l’agenda militant et politique depuis un certain temps maintenant.
Le retrait du nom de Bugeaud s’intègre, selon vous, dans le combat pour la décolonisation de l’espace public. En quoi cela est-il important ?
Les rues et les statues en l’honneur de Bugeaud sont une insulte aux victimes algériennes et aux républicains qui ont combattu en février 1848. D’autres hommes, connus pour avoir été des bourreaux des peuples colonisés, sont également célébrés.L’honneur qui leur est rendu est tout à fait scandaleux.
Il est incompatible avec les valeurs de la République et il constitue une violence symbolique à l’égard de millions d’hommes et de femmes, issus de l’immigration coloniale et postcoloniale. Ces commémorations représentent aussi une discrimination mémorielle et comémorielle qui s’ajoute à l’ensemble des autres discriminations subies par les populations racisées.
Certains pensent qu’il faut garder les noms de rue et les statues controversées en ajoutant des plaques explicatives. Qu’en pensez-vous ?
On peut toujours en débattre. Je pense que dans certains cas comme celui de Bugeaud, les noms doivent disparaître. Pour d’autres, il faut sans doute rajouter des notices qui précisent le rôle de certaines grandes figures républicaines dans la construction de l’empire colonial sous la Troisième République. Jules Ferry était un républicain, assurément, mais il a également été l’un des principaux artisans de la colonisation.
À ce titre, il a défendu des conceptions racistes du genre humain, qui ont légitimé l’expansion impériale française, et une politique de conquêtes meurtrière. Cela doit désormais être dit et être vu dans l’espace public pour ne pas entretenir la mythologie nationale républicaine à l’endroit de Jules Ferry et de beaucoup d’autres fondateurs et dirigeants de la Troisième République.
Propos recueillis par : S. L.-K.