Ferhat Abbas, l’anti-héros
Contribution
Ferhat Abbas, l’anti-héros
Par Badr’ Eddine Mili, Le Soir d’Algérie, 19 septembre 2012
Pourquoi l’Algérie officielle peine-t-elle ou tarde-t-elle, 27 ans après sa mort, à rendre à Ferhat Abbas ce qui lui revient et à reconnaître, avec la solennité qui sied, les éminents services qu’il a rendus à la patrie ? Sur le compte de quel inflexible préjugé, cette lenteur, cette réticence sont-elles à mettre ?
L’origine sociale, le parcours atypique de l’auteur du Manifeste? Ses déclarations controversées et pas tout à fait recoupées sur l’existence de la Nation algérienne ? Son opposition aux deux premiers présidents de la République de l’Algérie indépendante ? Son statut d’homme du savoir qui n’avait pas sa place dans le scénario du jour d’après ? Ou son profil d’anti-héros qui ne cadrerait pas avec le portrait-type du révolutionnaire pur et dur que l’historiographie du nationalisme dit radical a dressé, en traçant une ligne rouge entre «les novembristes et leurs compagnons de route», selon le mot de Lakhdar Ben Tobbal ? Pourtant, certains thaumaturges ont, dans leur bienveillante magnanimité, absous, avec une surprenante facilité, des fautes autrement plus graves qui ont failli mettre en péril les fondations du projet indépendantiste, lorsque Messali Hadj, aveuglé par l’orgueil blessé du chef détenteur de la vérité absolue, a créé la machine de guerre du MNA pour saper, à leur naissance, le Front et l’Armée de libération nationale. Ils y ont consenti, en faisant semblant d’oublier le verdict rendu par les retournements de l’Histoire qui tiennent, souvent, à la lucidité et au génie de leurs acteurs, en voulant que Ferhat Abbas débute sa longue marche par des positions réformistes, minimalistes, parfois contestables, et la termine par l’adhésion à la Révolution armée à l’inverse d’un Messali Hadj qui l’entame, en visionnaire flamboyant, et l’achève en responsable d’une tentative d’infanticide politique. C’est toute la différence qu’il y a entre la politique, art du possible, propre au pragmatisme et la politique, exercice de l’infaillibilité, propre au dogmatisme. Il y a dans ces questionnements et dans ces leçons suffisamment de motifs valables qui incitent, aujourd’hui, à revisiter le sujet et à l’arracher à l’amnésie volontaire ou involontaire qui a frappé de larges secteurs de la société algérienne, à la faveur du voile jeté, depuis 1962, sur les hommes et les idées qui ont inspiré et préparé, de près ou de loin, l’éveil de la conscience nationale. Sans céder au subjectivisme, à la naïveté ou à la tentation du synchrétisme qui sont faits pour dénaturer le sens de l’Histoire. L’intérêt qu’il y a à relire, plus attentivement, ces pages est d’autant plus nécessaire et utile que le vieux débat sur les sources idéologiques de la Révolution du 1er Novembre 1954 resurgit, en ce cinquantenaire de l’indépendance, avec une fébrilité qui en dit long sur la persistance des différends doctrinaux ayant opposé les partis politiques à l’origine de la structuration du Mouvement national entre 1918 et 1953, ainsi que sur la volonté de peser sur les choix d’avenir du système de gouvernance de notre pays. Les motivations des animateurs de ce débat ne sont, en effet, ni innocentes ni désintéressées. Chacun essaie de se repositionner sur l’échiquier pour redorer le blason de son clocher ou se fabriquer une nouvelle virginité en mettant à profit le désordre de la conjoncture, ses doutes, ses errements et ses règlements de comptes, laissant croire que l’Algérie est une auberge espagnole où n’importe quel apprenti- laborantin de passage peut venir, librement, vider ses ordures idéologiques. A lire les «analyses» et «contre-analyses» qui paraissent, régulièrement, dans les colonnes des journaux nationaux, autour de ce thème, on arrive, difficilement, à dénouer l’écheveau bigarré des messages transmis à l’opinion par des porte-parole ou des porteplume, agissant, vraisemblablement, au nom de chefs de file rétifs à quitter le confort de l’ombre. Selon qu’ils fréquentent telle ou telle chapelle ou qu’ils s’apparentent à telle ou telle sensibilité, on apprend, dans leurs écrits, que le Mouvement indépendantiste et la Révolution armée doivent, tout ou partie, de leur genèse et de leur consécration victorieuse, soit à la Révolution française de 1789, soit au mouvement prolétarien international, quand ce n’est pas à la Nahda islamique des années 1930 ou au panarabisme nassérien ou baathiste, chaque camp s’évertuant à soutenir la prééminence de sa thèse à l’aide de références idéologiques et historiques déclarées scellées et non négociables. Des daltoniens vont jusqu’à prétendre, dans de curieuses recherches de paternité, que la Révolution algérienne «est l’enfant naturel de la générosité internationaliste » et qu’elle n’aurait pu se concevoir sans le saint héritage de la Commune de 1871, occultant le fait que les communards avaient débarqué en Algérie, par milliers, après leur échec, «condamnés» par les «royalistes» de la IIIe République à terminer, paisiblement, leurs vieux jours sur les terres prises aux Algériens, en compagnie des Mahonnais, des Bretons, des Corses et autres Allemands, Suisses, Maltais et Espagnols… sans cracher dessus ! On imagine bien, après cela, que l’ambition de ces quelques lignes, forcément limitées par l’espace imparti, est de revenir, sans discrimination, aux vérités premières et de procéder, pour les besoins du présent et de l’avenir, à une saine identification et à une évaluation non partisane des voies et des moyens empruntés et utilisés par le Mouvement national pour aboutir à la mise en route de ce fabuleux processus du 1er Novembre 1954, l’un des épisodes les plus marquants de la deuxième moitié du XXe siècle, reconnu comme tel, pour son caractère, à la fois, universel et singulier, sans précédent. Il ne serait pas superflu de comparer ces sources en fonction de leur ancienneté et de leur influence réelle sur le résultat final et de faire la part des déterminants endogènes, propres à la culture, à la sociologie et aux combats intrinsèques du peuple algérien et celle des apports exogènes, induits par le contact avec les expériences révolutionnaires ou démocratiques mondiales. Ferhat Abbas, Messali Hadj et Abdelhamid Ben Badis ont, à cet égard, représenté et porté trois courants – source qui ont fourni, à partir de la praxis des classes sociales sur lesquelles ils s’appuyaient, une partie des valeurs et des clefs avec lesquelles le Mouvement national a vécu et progressé, jusqu’à ce que la dynamique de la volonté populaire les dépasse, en optant pour le recours aux armes et donne à la doctrine de la Révolution un contenu qualitativement supérieur, propre et autonome, clairement exposé dans la Proclamation du 1er Novembre 1954 puis dans la Plateforme de la Soummam de 1956.
1 – Réformisme et Révolution
L’un des étranges paradoxes qui ont contribué à façonner l’atypisme de Ferhat Abbas est que ce natif de Taher, fils d’un agha, n’ait été à aucune école traditionnelle, une originalité rarissime dans ce terroir des contreforts du Nord constantinois connu pour être le pays des Koutamas, une population rude, très conservatrice, arabophone, attachée à l’Islam et qui contra, en 1839, aux portes de Jijel, les troupes d’invasion commandées par Saint Arnaud , l’un des premiers gouverneurs généraux de l’Algérie. On ne sait à quoi imputer cette exception dans une région qui a donné des co-fondateurs de l’Association des Ulémas algériens, à l’image de Cheikh Moubarek El-Mili. Mais le fait est que sa non-maîtrise de la langue arabe ne sera pas l’un des moindres talons d’Achille de l’homme, surtout dans ses contacts directs avec la population, notamment dans les meetings où il étalait, par contre, en français, la verve d’un orateur qui n’aurait pas démérité face à celle d’un Cicéron. Il fréquentera, donc, exclusivement, l’école coloniale et se révélera, à la suite de brillantes études secondaires et supérieures, un réformiste moderniste, pénétré des principes de la philosophie des lumières et de la démocratie libérale dont il fera son livre de chevet, apparaissant, par certains côtés, proche du modèle de Sun-Yat-Sen ou de Salama Moussa, le premier expérimentateur arabe, sous le mandat du roi Farouk, du moins pire des systèmes de gouvernance, selon la boutade de Winston Churchill. A la nuance près, qu’en Algérie, il n’y avait pas une Révolution bourgeoise à accomplir, mais, plutôt, un soulèvement national à préparer contre le système colonial. Messali Hadj était aux antipodes des origines, de la personnalité et des idées de Ferhat Abbas. Fils des monts de Tlemcen, paysan pauvre qui exerça divers métiers dont celui d’apprenti- coiffeur, adepte de la confrérie de Darkaouas, il émigra, tôt, en France où il se frotte, chez Renault, au monde de la grande production capitaliste, au syndicalisme et à la Troisième Internationale qu’il côtoya, avec Inal et Radjef, grâce à sa proximité avec le Parti communiste français. C’est au cours de cette période qu’il acquiert l’expérience du révolutionnaire indépendantiste qui lui sera d’un grand secours, lorsque viendra l’heure, pour lui, de fonder un parti d’avant-garde et de se forger une personnalité charismatique, fortement marquée par le sens de la justice qui ne déparerait pas d’avec celle d’un Auguste Blanqui, «l’Insurgé permanent» qui a dû, quelque part, inspirer certains des traits de son caractère. Il n’est pas faux de soutenir qu’il crut, lors de la fondation de l’Etoile Nord-Africaine, en France où l’émigration algérienne était bien organisée et disciplinée, dotée d’un niveau de conscience politique et d’une culture militante aguerrie, que le Mouvement ouvrier international pouvait aider à l’émancipation des peuples colonisés. Bien qu’il eût dû être édifié par le silence observé, le siècle d’avant, par Marx sur le cas de l’Algérie lors de son passage à Alger, pour s’y soigner. On appelait, à cette époque, les peuples dominés, les peuples d’Orient, en référence à la Chine, à l’Inde, à la Turquie et à l’Égypte où les étoiles montantes avaient pour nom Mao Tsé-Toung, Ghandi, Atatürk et Saad Zaghloul. Le militant progressiste qu’il fut, dut, cependant, déchanter lorsqu’il s’aperçut que les orthodoxes comme les révisionnistes du Mouvement ouvrier international subordonnaient «l’émancipation» des peuples colonisés à la prise du pouvoir par le prolétariat, le Prométhée démiurge promis par Karl Marx, reléguant aux calendes grecques l’indépendance des nations sous domination, parmi lesquelles celles du Maghreb qui n’étaient inscrites sur aucun agenda internationaliste. Sa déception s’avéra d’autant plus grande que ce fut le Front populaire qui interdisait son parti, une prémisse qui annonça la future position du PCF qui professera la thèse de «la Nation algérienne en construction» qui ne sera libérée qu’une fois son processus achevé et le prolétariat français aux commandes du gouvernement, autant dire jamais. Là aussi, la liquidation physique, dans les années 1920, de Sultan Galiev, le secrétaire aux nationalités de l’Union soviétique, accusé de déviation islamo- communiste, aurait dû renseigner davantage sur les réticences manifestées par le mouvement ouvrier international, face aux aspirations des nations composant l’Empire.
2- Le temps des illusions
Allié aux icônes de la bourgeoisie constantinoise, Benjelloul et Belhadj Saïd, leaders de la Fédération des élus, Ferhat Abbas a pensé, jusqu’à la fin des années 1930, que les classes favorisées qui avaient accédé à l’exercice, même limité, des professions libérales et à la production capitaliste, même réduite à son expression manufacturière de base, pouvaient représenter une alternative politique au nationalisme dit radical et conduire, avec l’appui des élites éclairées, les Jeunes Algériens de l’émir Khaled, petit-fils de l’émir Abdelkader et des Ulémas de Abdelhamid Benbadis, fils d’un fonctionnaire de la préfecture de Constantine, un bloc socio-politique crédible avec lequel le pouvoir colonial accepterait de dialoguer. La revendication de l’égalité en droits avec les Français et, par conséquent, l’assimilation des Algériens, avec le maintien de leur statut personnel que miroitera le projet Blum-Violette, s’inscrivit dans cette «stratégie pragmatique» qu’il partagea avec les Jeunes algériens et les Ulémas rejoints par le Parti communiste algérien au Congrès musulman, réuni le 7 juin 1936 à Alger, six ans après les fastes de la commémoration du Centenaire. marge de manœuvre du contexte, d’alors, était-il la meilleure voie à emprunter pour faire avancer la cause nationale et faire changer de cap au colonat ? Certainement non, puisque Ferhat Abbas, comme Messali Hadj, remit les pieds sur terre en se rendant compte qu’il s’était illusionné sur les capacités de l’Administration française à donner suite aux revendications consignées dans «la Charte revendicative du peuple algérien». C’est pourquoi il fut contraint de changer de tactique et d’accentuer la pression, tout en persistant à vouloir faire cavalier seul, refusant d’adhérer au PPA qui, soit dit en passant, n’avait rien à voir avec un parti ouvrier comme certains continuent à le présenter, étant, comme son nom l’indique, le parti de tout le peuple algérien dirigé par des chefs lettrés, issus des rangs de la Fonction publique, de la petite bourgeoisie commerçante et de transfuges de l’AEMNA. Une parenthèse doit être ouverte, ici, pour relever la supercherie sémantique, par trop spécieuse, utilisée par certains historiens français repris par quelques-uns de leurs collègues algériens, établissant une dichotomie entre «nationalisme plébéien» et «nationalisme patricien» qui ne renvoient à aucune réalité sociopolitique algérienne connue.
3- Le temps du réalisme
La Seconde Guerre mondiale fut, pour Ferhat Abbas, le tournant qui lui offrit les conditions les plus favorables pour affiner sa vision et apparaître comme un leader capable d’interpeller les puissants dirigeants du monde, les saisissant en 1943 de son Manifeste du peuple algérienqui demande l’abolition de la colonisation, le droit du peuple à disposer de lui-même et une Constitution pour le pays. La formation des «Amis du Manifeste», son arrestation, à la suite du 8 Mai 1945, la création de l’UDMA après l’UPA, donnèrent toute la mesure de l’envergure d’un chef, internationalement connu, auréolé d’un humanisme et d’un pacifisme qui captèrent, pendant un temps, une certaine audience. Mais cela ne suffisait plus. La guerre mondiale et ses ravages, les promesses non tenues, les massacres de Setif et de Kherrata étaient passés par là. Les partis modérés des colonies, le réformisme et le dialogue avec les franges libérales de la colonisation de peuplement avaient fait leur temps et n’avaient plus le vent en poupe, pas plus que les élections, pour la plupart truquées, auxquelles, étrangement, autant l’UDMA que le PPA-MTLD persistaient à prendre part, au nom du légalisme. L’espoir placé par Messali Hadj dans l’internationalisme prolétarien fondit comme neige au soleil, de la même façon que celui nourri par Ferhat Abbas de donner naissance à un processus d’émancipation pacifique bâti, dans un esprit proche du bourguibisme, sur un compromis d’étape, partit en fumée, sans laisser de traces, après que le projet Blum-Violette fut vidé de sa substance. Finalement, ce qui revint à la surface et prévalut, maturé par plus d’un siècle de dépossession, de dépersonnalisation et même de génocide, ce fut le retour aux sources, au principe du compter sur soi, une leçon de grande politique, administrée par la conscience nationale formée par la résistance et les combats pour la survie, menés par l’émir Abdelkader, El Mokrani, Cheikh Bouaamama, Cheikh El Haddad et Cheikh Bayoud, un patrimoine avec lequel le peuple a voulu renouer en accélérant la marche de l’Histoire, même si l’organisation sociale, l’armement, les techniques militaires opposées par ces révoltes à un adversaire autrement plus développé, les vouèrent à l’échec, en raison de leur caractère rudimentaire et arriéré.
4- Le temps de l’engagement révolutionnaire
Ferhat Abbas n’eut aucune peine à reconnaître les nouvelles réalités et à s’engager dans la voie révolutionnaire tracée par le 1er Novembre 1954. Dès lors que le sang avait coulé, selon sa propre expression, il se résolut à rejoindre les rangs du FLN, en avril 1955, après avoir dissous l’UDMA et pris langue avec Abane Ramdane chez qui il décela, dès l’entame, des convictions voisines des siennes, l’esprit du dialogue, l’attachement à la démocratie et à la modernité en plus d’un sens politique aigu. L’esprit «Abane Ramdane», l’homme appliqué à élargir les bases sociales et politiques de la Révolution, pour lui faire atteindre le point de non retour ne fut pas étranger à l’ascension de Ferhat Abbas qui gravit, rapidement, les échelons de la hiérarchie de l’Organisation. Membre du CNRA et du deuxième CCE, il fut porté, le 19 septembre 1958, à la tête du premier Gouvernement provisoire de la République algérienne, 128 ans après l’éclipse de l’Etat algérien. Avec beaucoup d’équidistance, il réussit, tant bien que mal, à préserver les équilibres fragiles d’un gouvernement affaibli par les forces rivales, lancées dans la course au pouvoir, pressentant la fin proche de la guerre. Remplacé par Benyoucef Benkhedda, il se retrouva, à l’indépendance, aux côtés de l’Etat-Major général de l’Armée des frontières et du groupe de Tlemcen dirigé par Ahmed Ben Bella. L’Histoire ne dit pas les raisons de ce ralliement qui fit, certainement, violence à son attachement à la légitimité du CNRA. Connaissant, néanmoins, les craintes que l’homme nourrissait pour l’unité du peuple, on suppose qu’à choisir entre le wilayisme qui aurait dépecé le pays et l’usage de la force pour sauver l’Algérie d’une congolisation et d’une implosion certaine, il opta pour la seconde solution qu’il espéra provisoire. Elu, en septembre 1962, président de la première Assemblée constituante de l’Algérie indépendante, il est dans son élément, croyant pouvoir profiter de cette position dans l’architecture du pouvoir, pour donner corps à son vieux rêve d’une démocratie fondée sur le pluralisme d’avant 1954 et, probablement, sur un projet socioéconomique d’inspiration libérale. Mal lui en prit. Dessaisi de la rédaction du projet de Constitution au profit du Bureau politique du FLN, réuni en congrès, dans un cinéma d’Alger, il est contraint de démissionner, ayant, visiblement, compris que les tenants de la ligne révolutionnaire rechignaient à voir un ancien «udmiste» jouer les premiers rôles et apposer son empreinte à un texte aussi fondamental. Il n’avait plus aucun autre recours, s’étant, lui-même, coupé de toute voie de retraite après avoir approuvé le Programme de Tripoli dont les deux points fondamentaux — le gouvernement de l’Etat par le parti unique et l’option socialiste — lui interdisaient d’entreprendre tout projet alternatif qui lui aurait tenu à cœur. Sans assise politique structurée et un peu perdu dans un système qui n’était pas taillé à sa mesure et où il se sentait en porte-à-faux, marginalisé et à l’étroit, il est, injustement, interné dans le Sud, une région que «visiteront» plusieurs leaders de la Révolution, avant et après 1965. Ainsi, après un combat de 40 années, Ferhat Abbas, le chantre de la démocratie, et Messali Hadj, l’indépendantiste précoce, piégé par le culte de la personnalité, sont renvoyés par l’Algérie officielle, dos à dos, comme s’il y avait un parallélisme des formes à respecter dans l’excommunication. A tort, parce que, si l’égarement du second l’a amené à combattre le FLNALN par les armes, il faut reconnaître au premier le courage et la probité de s’être remis en question, en dissolvant son parti, en s’engageant dans la Révolution et en acceptant, plus tard, de présider aux plus hautes destinées de l’Algérie en guerre. Tragique destin que celui de ces deux hommes qui se respectaient, malgré leurs divergences de fond et qui ne partageaient qu’un seul point commun : ils étaient, tous les deux, mariés à des femmes d’origine française, Messali Hadj avec Emilie Busquant, d’ascendance lorraine, et Ferhat Abbas avec Marcelle Stoetzel, de parents alsaciens, née en 1909 à Bouinan. C’est dans l’appartement de cette dernière, rue Siguéne à Setif, que Ferhat Abbas rédigea le Manifeste du peuple algérien avec son ami, le pharmacien, Mohammed El Hadi Djemame. Arrêtée le 8 Mai 1945, Marcelle Stoetzel fut emprisonnée, successivement, à El Harach, au camp d’Akbou et à Relizane. A sa libération, en mars 1946, elle convola avec Ferhat Abbas, au cours d’une cérémonie religieuse présidée par Cheikh Mohammed Bachir El Ibrahimi, à Kouba, en présence d’Ahmed Francis.
5- Le temps de l’opposition
N’étant pas homme à s’accommoder de la résignation et de la réclusion, Ferhat Abbas consacre la période qui va de sa libération en juin 1965 à sa remise en résidence surveillée en 1976, à écrire et à faire paraître ses principaux ouvrages post-indépendance, Autopsie d’une guerre et L’indépendance confisquée où il explique les tenants de «l’imposture» imposée au peuple. Contrairement à Messali Hadj, il répugne au zaïmisme et ne développe aucune addiction au pouvoir dont il dénonce le césarisme et «les déviations», à la veille de l’adoption de la Charte nationale, dans le fameux «Appel au peuple algérien» qu’il signe avec les anciens anti-messalistes, Benyoucef Benkhedda et Hocine Lahouel ainsi qu’avec Cheikh Kheireddine, un de ses anciens alliés ulémistes d’avant-guerre. La réponse du gouvernement Houari Boumediène fut instantanée. Après lui avoir fait subir une féroce campagne de presse, le présentant sous les traits d’un bourgeois anti-socialiste, il le fit assigner à résidence, avec ses compagnons et confisqua ses biens. Rendu à la liberté en 1978, il garda le silence jusqu’à sa mort, partant dans la solitude d’un homme, reclus dans une position indigne de sa stature de chef d’Etat. Et dire que son destin aurait été tout autre s’il était demeuré président du GPRA jusqu’aux négociations d’Evian qu’il aurait conduit, ès-qualités, un scénario de politique- fiction qui n’aurait jamais été autorisé ni par les 3 B, ni par Nasser, ni par de Gaulle qui ne voulaient pas avoir, en face d’eux, un homme du savoir, rompu à la politique, au sens le plus noble du terme. Le nationalisme populaire, centralisateur à l’excès, qui avait été choisi, à l’indépendance, dans une version socialo-bureaucratique, comme un modèle de société et une voie de développement destinés à jeter les fondations d’un Etat national, supposé incarner et prolonger Novembre, rejeta, en bloc, et l’héritage de Messali Hadj et celui de Ferhat Abbas, jugés non conformes à l’orthodoxie. Si, pour le premier, malgré un soupçon de réhabilitation, apparemment, d’inspiration «humanitaire», la cause est entendue, sachant de quoi il s’était rendu coupable, pour le second, les choses devraient, en principe, en aller autrement. Dans une conjoncture brouillée par «la boulitique», un des savoureux mots de Ferhat Abbas qui veut tout dire, son héritage et son exemple devraient, au-delà des rancunes anciennes, donner à réfléchir sur la possibilité d’y recourir pour donner à l’Etat national, dans l’esprit d’un Novembre actualisé, les dimensions de droit, de liberté et de démocratie qui lui font, encore, défaut. Ce serait la moindre des justices que l’Algérie lui rendrait, elle qui ambitionne d’être à la hauteur d’un monde qui avance très vite mais qui n’hésite pas à écraser les peuples sans Histoire, sans culture, sans perspectives et sans Etat national démocratique. Au lieu de perdre leur temps à prêcher, qui l’ouvriérisme préhistorique, qui l’islamisme de la discorde, qui le capitalisme de la mamelle, nos «idéologues» qui n’ont retenu de l’Histoire que ses borborygmes, devraient s’atteler à cette tâche d’intérêt vital pour la société algérienne d’aujourd’hui et de demain. La question est posée et le débat est ouvert.
B. M.