Témoignage de Habib Souaïdia

Témoignage de Habib Souaïdia

Paris, le 3 octobre 2005

Je suis un homme qui croit fermement à la justice et aux droits de l’homme. Comme un homme qui a souffert de la persécution organisée dans son pays par un régime autoritaire. J’ai payé le prix fort pour mes idées en refusent l’intolérance et l’inacceptable. En mai 2000, j’ai du quitter mon pays, l’Algérie, et devenir un réfugié sans patrie : je vis depuis en France, où j’ai obtenu le statut de réfugié politique en 2001. En exil, et malgré les risques de ma démarche, j’ai travaillé pour faire connaître la vérité sur les multiples violations des droits de l’homme en Algérie et sur la nature du régime militaire algérien, notamment avec mon livre La Sale Guerre, publié à Paris en fé-vrier 2001.

Il n’est pas toujours facile d’être déraciné. Cela devient difficile lorsqu’on est humilié dans le pays a qui on a demandé protection et sécurité et qui vous a accueilli. Cela devient carrément pénible lorsqu’on est arrêté sans aucun motif par les représentants de cet État puis battu, humilié et mis en cellule durant 24 heures comme un criminel.

C’est ce qui m’est arrivé le samedi 17 septembre 2005 à Paris, et qui m’a valu de passer mon plus terrible week-end depuis que je suis en France. Mon seul tort – peut-être – est d’être d’origine magrébine et de m’être trouvé au mauvais moment au mauvais endroit.
J’écris ces lignes dans le seul but de dénoncer les faits graves de brutalité policière dont j’ai été victime à la station de métro Châtelet ce samedi-là, en fin d’après-midi. Je n’étais ni recherché ni soupçonné ou menaçant, je rentrais simplement et tranquillement chez moi. Et soudain, alors que je marchais dans un couloir du métro, au milieu de plein d’autres anonymes, voilà que mon physique semble avoir inspiré un groupe de policiers : l’un d’eux me fait signe, et j’ai compris qu’il allait me demander mes papiers. Prêt à obtempérer, tant ce type de demande est devenu habituel, je me suis dirigé calmement vers lui en glissant ma main dans la poche intérieure de mon blouson, où se trouvaient mes papiers, pour les lui présenter. Et c’est alors qu’il a paniqué : mettant une main sur son arme, il m’a brutalement plaqué au mur avec l’autre.

Très choqué, j’ai demandé ce qui se passait. En guise de réponse, le policier a continué à me crier dessus : « Sale… [il s’est retenu de dire le mot suivant], vous n’avez rien à demander ! Tu vas voir ce que c’est de vouloir protester ! Ici, tu la fermes ! » En même temps, ses collègues m’ont passé les menottes. Une policière a pris mes papiers dans la poche intérieure de mon blouson, où je leur avais dit qu’ils étaient, et j’ai été fouillé avec une extrême brutalité. J’ai protesté contre ces pratiques. Alors, ils m’ont plaqué au sol et ils ont commencé à me frapper dans tous les sens, comme s’ils voulaient me transformer en serpillière. J’étais collé au sol comme si j’avais été frappé par la foudre. J’ai bien hurlé, j’ai bien protesté, mais menotté et plaqué au sol, j’étais totalement impuissant. Les coups de genou continuaient à venir s’écraser sur mon dos et ma colonne vertébrale. Des coups réguliers et incessants. Portés d’une façon caractéristique, dont j’ai compris plus tard comment ils font mal sans laisser de traces. Comme un naufragé qui coule et s’étouffe sous les coups et le poids de quatre grands gaillards déchaînés, j’ai tenté de me débattre, évidemment sans résultat.

Après plus d’une demi-heure de ce passage à tabac, j’ai été amené, toujours menotté, au poste de police de la station de métro « Les Halles », où j’ai été accusé de « rébellion » par une officier de police judiciaire, qui n’a écouté aucune de mes explica-tions. Ma carte de résidence dans les mains, réticente, elle m’a dit : « Monsieur le réfugié politique est donc mécontent ? » Plus tard, « le réfugié politique » est devenu pour les policiers, par moquerie, mon nouveau nom.

Après qu’une deuxième fouille ait été effectuée, toujours très brutalement, ils m’ont demandé de signer un procès-verbal, que j’ai refusé de signer. Avec une agressivité rare, l’officier qui avait tapé le PV m’a fait comprendre que je ne quitterai pas ce poste de police sans avoir signé ce PV, et que c’était « lui qui décidait ». Je me suis permis de lui dire qu’il n’avait pas à être agressif et je lui ai répété que je n’avais pas l’intention de signer. Il a répliqué : « Je t’emmerde », puis m’a demandé de le suivre.

Devant un couloir étroit, il a demandé à deux de ses adjoints de me déshabiller. J’ai enlevé ma veste, je leur ai montré mon pantalon et les deux policiers m’ont hurlé des-sus : « On vous a dit de vous déshabiller, vous enlevez tout ! » Quelques instants après, je me suis retrouvé tout nu devant une caméra accrochée en haut du mur. Lorsque j’ai voulu me rhabiller et que je me suis retourné, ils ont, avec une ironie malsaine, fait des remarques indignes de la part d’agents de police : « De toute façon, il n’y a rien à cacher… On a déjà tout vu », me dirent-ils en désignant la caméra et en rigolant.
Après m’être rhabillé, j’ai du ensuite aller faire les empreintes, puis les photos, avant d’être enfermé dans une cellule. J’ai croisé alors plusieurs policiers. Contre chacun d’eux, il serait possible de se plaindre compte tenu de leurs propos et de leurs atti-tudes. Certains disaient à leur collègues : « Vous l’avez bien eu, l’écrivain ! » (Mme Claire Petit, témoin de mon agression, les avait prévenus lors de mon arrestation que j’étais écrivain et réfugié politique.) Un autre lui a répondu : « Il l’a bien mérité, après tout c’est “la machine” qui nous l’a envoyé. » (Je ne sais pas ce qu’il voulait dire par là, peut-être la station Châtelet ? Un autre a parlé de la « matrice des B ».)
Vers 20 heures, j’ai été transféré (dans un fourgon de police, menotté et entouré par quatre agents, comme un criminel) à un autre poste de police, qui se trouve Gare du Nord. Pour suivre la procédure, on m’a envoyé un avocat commis d’office. Mais, loin de m’écouter et de m’aider, celle-ci m’a dit, en substance : « Ce n’est pas grave. De toute façon, vous devez rester vingt-quatre heures en garde à vue et demain ils vont vous relâcher. »

J’ai dormi sur l’un des bancs en bois de la cellule, où étaient également détenues six autres personnes. Réveillé à 8 heures, je me sentais très mal. J’ai été amené au poste, mais je tenais à peine debout et je n’arrivais pas à avancer au même pas que les poli-ciers ; alors l’un des policiers m’a de nouveau bousculé contre le mur pour me menotter. On m’a demandé à nouveau de signer un PV m’accusant de « rébellion ». Un policier, en lisant le PV, m’a jeté : « Il a 35 ans, quelle honte ! Vous avez compris ce que c’est que d’être mis en garde a vue ! Avancez et vite ! » L’officier de police judiciaire m’a dit : « Si vous ne signez pas, votre garde à vue sera prolongée de 24 heures. » J’ai encore refusé de signer et on m’a ramené dans la cellule. Puis, un peu plus tard, un policier est revenu, insistant pour que je signe. Ce que j’ai fini par faire, n’ayant plus qu’une envie : sortir de ce cauchemar.

Avant d’être relâché, la chef du poste de police, avec un geste d’humeur, m’a balancé un sac où se trouvaient mes affaires. J’ai été relâché vers 12 h 30, le dimanche 18 septembre, après que m’ait été remise une convocation devant le juge du Tribunal de grande instance de Paris, pour le 5 décembre 2005.
Comment et pourquoi un étranger se retrouve-t-il arrêté et maltraité devant des dizaines de passants, alors qu’il n’a commis aucun crime ? En vertu de quels critères certains policiers choisissent-ils d’interpeller certains passants et pas d’autres ? Serait-ce en fonction de leur origine ? Pourtant, l’article 225-1 alinéa 1er du Code pénal sti-pule que : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, […] de leur apparence physique, […] de leur appartenance ou de leur non appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. »

Au nom de quelle justice peut-on obliger quelqu’un à se mettre tout nu devant une caméra, et dans quel but ? Qu’est-ce qui autorise ces policiers à agir ainsi, avec un sadisme inqualifiable et la claire volonté de m’humilier ? Pourquoi cette violence, ces agressions intolérables ? L’attitude des policiers ne laisse malheureusement qu’une seule réponse : j’ai été victime d’une séquestration abusive tout simplement parce que je suis un Arabe ; méprisé en tant que personne, j’ai subi une entreprise de déshumanisation avec menaces, humiliation et violences psychologiques.

Comment peut-on tolérer de tels comportements alors que, selon l’article 7 alinéa du code de déontologie de la police, le policier doit « le respect absolu des personnes, quelles que soient leur nationalité ou leur origine, leur condition sociale ou leurs convictions politiques, religieuses ou philosophiques » ? Comment ne pas se révolter, alors que la France dispose d’une panoplie de moyens pour empêcher des telles fautes ?