Les carnets dAlgérie du sénateur Jean Faure
Les carnets dAlgérie du sénateur Jean Faure
Le Monde,16 février 2001
Jean Faure est sénateur (UDF) de lIsère et vice-président du Sénat. Pendant quarante ans, il na pas pu parler de sa « drôle de guerre ». Incorporé en mars 1957 dans les chasseurs alpins, il partit peu après en Algérie. A Marseille le jeune appelé avait pris soin dacheter un petit carnet pour y noter ses impressions. Jean Faure, aujourdhui âgé de soixante-quatre ans, a retrouvé ce petit carnet et, après réflexion, il a accepté de faire partager ce « cri de révolte dun jeune croyant ».
Vendredi 19 juillet 1957. 13 h30. Je suis au camp Sainte-Marie de Marseille. La « gare de triage » des appelés, avant dembarquer pour la grande aventure. 21 heures. Dehors, prisonnier dans le camp, à côté de la mer dont la surface ressemble à une peau de caïman, je songe à ce que pourrait être la liberté. Mais il faut renvoyer ça à deux ans.
Lundi 22 juillet 1957. 21 heures. Arrivée à Agouni Ghéran, village situé au pied dun piton calcaire : le rocher du Corbeau. Le camp de la 1re compagnie est commandé par le capitaine Citerne. ( ) La mitrailleuse crache là, à côté. Le camp de la 1re compagnie est dans les rochers, doù lon domine un splendide paysage. Dun côté, les versants verticaux du Djurdjura. De lautre, la grande plaine traversée dun oued qui conduit aux Ouadhias. Au loin, Fort national. A linfini, des forêts doliviers, des pitons. Affecté à la section dintervention, je suis tireur au fusil-mitrailleur.
Dimanche 28 juillet 1957. Hier, jai fait ma première opération dans le Djurdjura de nuit. Descente de loued entre les cactus, puis remontée verticale dans les rochers: toutes ces pierres qui roulent sous le pied et qui font un bruit denfer dans le noir. Jai eu la stupidité de désirer un accrochage. Pour voir ! Peut-être changerai-je davis dans quelque temps ! ( ) Parfois, la violence menvahit. Une colère que je ne mexplique pas, et cest là que je souhaite un accrochage. Tension liée aux heures de garde, seul dans la nuit. Peur dun danger indécernable. Rafales de mitrailleuse au loin, puis silence. Sans doute pour calmer mes nerfs, je caresse nerveusement mon fusil-mitrailleur. Dieu, dire quil y a quelques jours je me demandais si joserais tirer sur un de mes frères, frères dans le Christ.
Samedi 17 août 1957 (à loued). Bien des choses se sont passées depuis ces quinze jours. Je nai eu ni le courage, ni lenvie de continuer ce carnet. Parfois jai envie de le jeter. A quoi bon? Je me viderais pourtant volontiers de toutes ces injustices, de toute lhorreur qui en découle dans cette lutte obstinée, stupide. Tantôt le chat, tantôt la souris, un coup le bourreau, un coup la victime. ( ) Malgré toutes les déceptions que jai connues, jamais je navais eu un tel désarroi, un tel dégoût devant tant dinjustices. Tous les jours, nous arrêtons des dizaines de civils, nous rasons, brûlons des maisons. Je nai ni peur du soleil, pas plus que de la fatigue ou du feu des fellaghas. Je préfère mille fois me battre plutôt que dassassiner: je peux encore me faire à la guerre, mais pas au pillage; je peux tuer, mais pas torturer ou rester témoin passif de tant de stupidité. Il y aura bientôt un mois que je suis en Algérie. Je connais maintenant ce quest cette fameuse pacification, ce maintien de lordre : ça na pas de nom. On ne sait jamais qui a frappé, qui lon va frapper. Alors on suspecte. Tout le monde est suspect. Excédé, on frappe parfois à tort et à travers. Peut-être vu de très haut, de très loin (de Paris), ce travail, cette guerre ont un sens, conduisent vers un but. Mais, lorsquon est dans le bain, lorsquon est pris dans cet infâme guêpier, on ne trouve plus aucune signification à cette lutte obstinée. Pourquoi y a-t-il des fellaghas, pourquoi y a-t-il des harkis? Une seule race: deux clans farouchement opposés. Peut-être sont-ils fellaghas par force, par haine. Peut-être sont-ils harkis par enfantillage ( ), par force ou par intérêt (pour 23 000 francs anciens environ 2 300 francs daujourdhui par mois !). Maintenant, jai peur. Oui, jai peur!
Lundi 19 août 1957, pont de Tahourt, en couverture de convois. Si la vie me pèse tant, cest parce que lon trouve sa conscience un peu lourde. Car je nai ni peur ni aucune crainte den baver, de crapahuter ou de mourir. Non. Mais jai horreur de la torture, jai horreur dassister à de monstrueuses injustices. Si je peux encore tuer, je ne puis cependant couper la gorge ou les oreilles dun homme pour le simple plaisir de mutiler. Certains se montrent dune sauvagerie incroyable. Y compris chez les appelés. De lautre côté, cest encore pire. ( ) Faire la guerre, faire parler les prisonniers, ce nest pas notre métier. Se battre, daccord. Assassiner, non.
Dimanche 25 août 1957. Il est 20 h 30. Je suis à la garde. Ce soir, il y a « intérêt à faire gaffe », comme on dit couramment: il y a trente ou quarante prisonniers Attachés les mains dans le dos, assis par terre, contre le mur, dans lattente de linterrogatoire. Certains sont attachés tellement serré quils en ont les mains bleues. Les plaintes sont insupportables. Avec J., lintello parisien, nous avons voulu desserrer les liens. On sest fait engueuler par T., le sergent-chef. Je me suis arrêté pour faire les sommations à un type qui, pourtant, était devant chez lui. Cest bizarre comme je suis nerveux ces jours-ci.
Au Radier, le 27 août 1957. Jamais je nai vu tant de prisonniers. Tous avec des têtes en bois (ou au carré!). Le pire, ce sont les cris, dans la nuit. Des gendarmes, venus des Ouadhias, des sous-officiers, des harkis torturent dans une pièce, à côté de lécole. Cest insupportable.
Lundi 8 septembre 1957. 16 heures. Jentends les lamentations des gosses qui prient en invoquant je ne sais quelle divinité, ainsi que les cris de douleur des femmes, le tout couvert par le sifflement dhélicoptères qui senvolent vers Tizi Ouzou avec les deux petits corps déchiquetés par une grenade trouvée dans loued.
Quel spectacle dhorreur.
Ce nétaient plus des corps de gamins. Cétait innommable ! Pour la première fois, jai eu peur ! Jamais je noublierai leurs regards brillants, fixes, pendant quavec Descottes nous tentions, avec un sentiment dimpuissance, de soigner leurs blessures.
Le 11 septembre 1957. Les gamins sont morts. Peut-être cela vaut-il mieux pour eux.
Vendredi 13 septembre 1957. Toutes les nuits, je pars en me demandant sil y aura un retour ! Ces patrouilles de nuit à « quelques-uns » mettent une note daventure, un regain dintérêt à la vie. En tout cas, sil y a eu retour pour moi jusquà maintenant, ça na pas été le cas pour tous. Un prisonnier peu bavard est resté au fond de loued à deux heures du matin, avant-hier, sur les lieux de ses « forfaits ». Après des heures de tortures, on mappelle pour descendre, en pleine nuit, dans loued, en contrebas du village. Un chemin que je commence à bien connaître ! Arrivés dans le torrent, deux gendarmes qui « encadraient » le prisonnier me demandent de le descendre! Je refuse. Dabord, la mission ne le précisait pas. Et jestime ne pas avoir à recevoir dordres de leur part, même sils sont plus gradés. Enfin, je ne suis pas sûr que le capitaine Citerne cautionne cela ! Une rafale de mitraillette met fin à lengueulade. Un des deux gendarmes sest chargé de la besogne. Cette exécution ma laissé froid (je change !). Mais je nen ai que plus de mépris pour ceux qui sont payés pour le travail et qui se font encadrer par nous, « appelés ». Jai honte pour eux. Un seul sentiment : le mépris. Rentré au camp, jai jeté mon arme, écuré. La longue conversation que jai eue avec Citerne na pas enlevé ce malaise en moi. Le trouble est profond.
14 septembre 1957. Me souviendrai-je plus tard de ce que jai vu à Tafourait ? Une opération de deux jours. Du bruit, beaucoup de bruit : les canons, les avions, mais aussi le feu. Le feu dévorant, dévastateur. Les gosses qui hurlent, les vieilles qui pleurent, le feu qui avance, puis qui brûle le village, peut-être les gens. On ne sait pas puisque seule la fuite nous sauvait nous-mêmes des flammes. Puis, le ratissage, maison par maison. Avec les blessés sous les ruines, les vieillards au fond des mechtas, allongés dans le noir et que lon extirpe avec brutalité, sans savoir sil sagit de terroristes ou de grabataires. Et puis merde ! Jen ai marre. Plus ça va, plus je redoute le retour pourtant lointain à la vie civile. Comment reprendre une vie normale après toute cette merde ! Mais Dieu de Dieu, comment font les gars qui nont pas la foi ?
2 décembre 1957. De retour dAlger où jai accompagné les quillards. Je connais à peu près tous les bordels de la ville, mais jai réussi, grâce à Dieu, à sauvegarder mon idéal. Je ne veux pas connaître lamour par un geste banal, à la va-vite, comme pour se soulager. Non ! Jai lutté jusquà maintenant, que ce soit chez la mère Simone, y compris avec les BMC bordel militaire de campagne à Tizi Ouzou. ( ) Je préfère une longue nuit devant moi et dans le respect du Beau.
Le 23 décembre 1957- Demain soir : Noël. Mon Dieu, je vous offre cette belle soirée, ce ciel dAlgérie avec les étoiles, ces montagnes blanches de neige. Je toffre ce quil y a sous ce ciel, dans ces montagnes, des gars de vingt ans, des curs qui rêvent damour et de haine, des corps beaux et souples et des corps mutilés. Des âmes noires, des âmes grises et, peut-être, des âmes blanches. Le chant dun harmonica et lécho dun coup de fusil. Je vous offre lamour et vous demande pardon pour la guerre.
13janvier. Arrestation à Tafsa: femmes, gosses, bébés, sous la neige à 10 heures du soir. Arrestation de tous les hommes, yeux au beurre noir, exaspération des gars. Brutalité, injustice, impuissance. Mais que foutait tout ce monde en pleine tempête de neige, en pleine nuit, et en pleine zone interdite ?
14j anvier 1958. Vingt et un ans : sans commentaires
Dimanche 18 janvier 1958, Bouala. Ça sappelle crépiter. Au début, on a peur. Puis on est terriblement énervé. Ça doit être le début soit de la lâcheté, soit de lhéroïsme. Lorsquune :
-balle vous coupe la jugulaire, on appelle ça un coup de chance;
-balle vous coupe la gorge, on appelle ça un coup de malchance.
( ) Ma vie ne tient quà un petit bout de ferraille bien placé. Peut-être plusieurs Quand ferai-je mon testament ?
Samedi 8 février 1958. Bourgogne est mort. Tué par un éclat dobus, à quelques mètres de moi. ( ) Pris dans le feu des fellouzes (soixante-dix avec quatre fusils-mitrailleurs), encerclé, puis libéré par lartillerie et, finalement, pris également sous le feu de notre artillerie (« Cinquante mètres plus à gauche, cinquante ou cent mètres à louest ! », « non ! non au nord ! », « rectification cent »). De Virieu hurle dans le poste. Trop tard. Les paroles se perdent dans le bombardement. Je suis projeté dans un buisson avec le lieutenant. Adieu Bourgogne. Je tai fermé les yeux. Que Dieu taccueille dans son Amour.
Dimanche 16 février 1958. Bourgogne, tu tes levé, le corps fracassé, les jambes brisées, tu as appelé de Virieu, puis ta mère, et tu as sombré dans un sommeil où tous nous sombrerons un jour. ( ) Puis tu es parti pour Tizi Ouzou, où le colonel ta donné deux médailles : « Au nom du président de la République » Nous, tes copains, nous tavons rendu les honneurs. Car personne ne pouvait te rendre la vie, pas même le président de la République.
1er mars 1958. Le grand Eynaud a tué son fellouze avec son Opinel. « Mais cest à coups de pied dans la gueule quil a crevé ! » Ciel, où allons-nous ? Pourtant, qui pourrait prétendre désapprouver ? « Il a essayé de nous descendre, hurlait Eynaud. Cétait normal quil crève. » Sans doute aurai-je agi de même.
Samedi 15 mars 1958. Demain, je suis sous-officier dans larmée française ! ( ) Je retrouve Agouni, Ali, mes harkis. Lorsque nous ne serons pas en opération, Citerne veut que je leur fasse linstruction militaire. Tir, crapahut sous balles réelles, maniement darme. Faire de ces civils de vrais guerriers. Et moi qui ne veux pas tuer. Jai tant fait pour léviter. Jai essayé plusieurs fois de my soustraire. Sans doute continuerai-je ainsi; pourtant, comment faire la guerre sans tuer ?
7 mai 1958. Arezski Slimane est mort. La terreur du Kouriet, du Djurdjura, le lieutenant dAmirouche, patron de la wilaya. ( ) Mais Dieu que nous avons marché ! Après quelques minutes dhélico, des heures, des jours, des semaines de crapahuts, daccrochages. Des nuits à grelotter de froid ou de peur. Ce que le corps peut être peu de chose (de celui du sous-lieutenant qui brûla dans le Sykorsky, il nen restait que le tronc calciné que nous sortions du brasier avec des crochets de fer et que nous avons déposé dans une caisse de munitions). Bourgogne est vengé. Slimane est mort.
13 mai 1958. Ce soir, je suis écuré. Jai le cafard. Le monde est noir, sale et je ne vois plus rien de vert. Je ne sens plus la fraîcheur. Jaimerais mourir et fuir la haine et la violence. Car la violence mhabite. Il me semble maintenant que je tuerais avec beaucoup moins de scrupules. Pourquoi taper. Cuisiner. Torturer. Cette vieille qui pourrait être ta grand-mère. A poil sur le carrelage, le ventre gonflé deau, les seins meurtris par les coups. Et puis merde. Jen ai marre. Demain encore Bou Allah. Où Bourgogne est mort. Peut-être ce sera mon tour. ( ) Plus il y a de haine, plus je deviens brute. Plus je suis brute, plus jai peur et je hais la violence. Je sors tous les jours avec les harkis. Claude Bernard me dit quon va me retrouver les couilles dans la bouche. Pourtant jai confiance en mes hommes. Tout en étant sur mes gardes. La nuit, je cale ma porte avec une chaise. Je dors sur une caisse de grenades, un revolver armé sous loreiller. ( ) A Marseille, il paraît que lon bloque les bateaux. Des grèves ou des magouilles ? Je sors seul la nuit, avec cinq ou six harkis, sans autre protection que ma ceinture garnie de grenades et ma Thomson 11,43 récupérée aux fells. Les harkis nont que quelques cartouches chacun.
18 mai 1958. De partout lon crie vive la France, vive de Gaulle, et des centaines de milliers de voix chantent La Marseillaise. Ceci nous sauvera-t-il du pétrin ?
16 juin 1958. En protection de convoi, au Radier, japerçois des civils en zone interdite. Je les signale par le poste à Munsch, au camp. Il mordonne de tirer dans le tas. Jergote. Des femmes, des enfants. Il confirme en hurlant dans le bigo. Je prétends mal entendre. Je coupe la liaison. Plus de communication = plus dordre ! Mais quelle engueulée le soir en rentrant.
***
Aujourdhui, jai tué sciemment un type, moi, « lobjecteur de conscience ». Crapahut, ratissage, accrochage, rafale de FM sur un fuyard, là-bas, au loin, en contrebas. Cétait un innocent, en plus, un vieillard!
Je me rends compte avec un peu de recul que tuer est aussi dur que daimer, pour un homme normal. « Il faut tuer avec lucidité, la tête froide ». Voilà ce que ma dit le capitaine. Peut-être ce cas de conscience me travaillera plus par la suite que maintenant. Je ne sais pas me juger moi-même. Jattends lopinion des autres, heureux quil soit favorable comme sil me fallait ça pour assumer. Mais Perrier, lui, ma jugé et a protesté auprès de Citerne. Du coup, je suis mal à laise.
Cétait le mercredi 25 juin 1958.
***
Jeudi 18 juin 1959 22 heures en pleine mer, sur le Maréchal-Joffre. Demain, à cette heure-là, je serai sans doute à Autrans. Vingt-huit mois de souvenirs. Deux ans dAgouni.
Agouni! Pays que jai tant détesté et où lon ma regardé partir les larmes aux yeux. Djilli, Beldi, Ali, Ben Ali,etc. et tant dautres. Et les petits Zérar, la fille dAli, la petite Rosa. Et Larbi Chenoune, Beldi Hacène, Mokrane et tant dautres encore, sans parler de Yafa
Yafa!
Pays de misère où tous les sentiments sont excessifs, les joies ou les haines violentes et démonstratives, où, dans le même personnage, il y a de la monstruosité et une touchante délicatesse. Des gosses à qui lon donne des plaisirs dadultes. Une façade et un fond. Seulement, tous sacharnent à ne voir que la façade. Cest pour cela quon perd du temps. Cest pour cela quon risque de perdre la guerre.