«Les massacres, les tortures ont commencé avec l’expansion coloniale»

«Les massacres, les tortures ont commencé avec l’expansion coloniale»

Entretien avec Mohamed Harbi (historien)

Par Nadjia Bouzeghrane, El Watan, 17 mai 2001

L’historien et ancien responsable du FLN, Mohamed Harbi, est un spécialiste et auteur de nombreux ouvrages sur la guerre de Libération nationale et sur le nationalisme algérien dont le dernier est L’Algérie et son destin aux éditions Arcantère.

Avez-vous été surpris par le livre du général Aussaresses ?
Non. Il confirme ce que chacun pensait du sort qui a été fait à nos résistants. Ce qui est nouveau, c’est qu’on sait, s’il dit la vérité, comment ils sont morts. Il est confirmé officiellement qu’il ne s’agissait pas de suicides.Le général Aussaresses évoque clairement la responsabilité du pouvoir politique français.
La responsabilité des gouvernants français est majeure. Elle découle du refus de prendre en considération un problème de décolonisation. Quant à l’armée française, vaincue par l’Allemagne en 1939 et par le Viêtnam en 1954, elle voulait arracher une victoire, y compris par les moyens les plus condamnables.

Des voix en France soutiennent que les exactions de l’armée française auraient répondu à la violence du FLN…
Ce n’est pas une guerre entre l’armée française et le FLN. C’est une guerre entre une puissance coloniale et un pays colonisé dont le FLN n’était que l’expression la plus importante.

Pourquoi se focalise-t-on sur la période 1954-62 lorsqu’on parle de tortures ?
Les autorités françaises ne sont pas dans la même optique que nous. Pour les peuples qui ont connu la domination coloniale, les massacres, les exactions, les tortures ont commencé avec l’expansion coloniale. Ces autorités, contrairement à ce qu’ont fait les nouvelles générations en Allemagne, éprouvent des difficultés à aborder franchement leur passé. Comment, par exemple, prendre au sérieux l’idée selon laquelle il faut laisser le soin aux historiens de nous restituer le déroulement de la tragédie algérienne quand le Parlement français se prononce sur le génocide arménien ?

Pourquoi privilégiez-vous une commission parlementaire ?
Les historiens n’ont pas la liberté d’investigation que peuvent avoir des élus du peuple. Mais tous les moyens sont bons pour parvenir à la vérité, y compris des procédures juridiques pour élucider des disparitions ou pour juger le général Aussaresses.
Pensez-vous qu’une commission d’historiens français et algériens est toutefois possible ?
Elle est nécessaire. Il y a un précédent, la commission d’histoire franco-allemande sur la Seconde guerre mondiale. C’est un moyen, entre autres, d’apurer dans la mesure du possible un contentieux entre deux peuples. La guerre est terminée. Nous n’avons ni les uns ni les autres intérêt à la perpétuer. Pour nous, Algériens, c’est aussi un moyen de sortir de la schizophrénie dans nos rapports avec la France.

Les autorités françaises et algériennes seraient-elles disposées à ouvrir toutes les archives aux chercheurs ?
Je le souhaite mais je ne crois pas, pour des raisons politiques évidentes, qu’elles soient en mesure de le faire.

Pourquoi ?
Il y a des lois qui régissent l’accès aux archives. Ce serait un grand pas de fait si ces lois étaient respectées et s’il était mis fin au système des dérogations qui introduit une discrimination entre historiens.

Y a-t-il des choses gênantes dans ces archives ?
Sûrement pour nombre d’acteurs qui trichent sur leur itinéraire.

L’essentiel des archives n’est-il pas en France ? Avez-vous connaissance de ce que l’Algérie détient comme archives ?
Les archives du service historique de l’armée de terre, en France, sont d’une richesse insoupçonnable. Outre les archives saisies sur l’ALN, il y a les témoignages oraux des officiers qui ont participé à la guerre, y compris celui du général Aussaresses, les journaux de marche des unités…
Chez nous, les archives du GPRA déposées pendant la guerre à la base de Tripoli ont été récupérées par le ministère de la Défense et versées, m’a-t-on dit, au domaine nationale. Un fait est certain. Des particuliers détiennent encore une partie des archives. Il faudra bien un jour qu’ils s’en dessaisissent au profit du pays.

Vous-même, vous avez remis récemment des archives au centre de documentation d’Alger. De quels documents s’agissait-il ?
J’ai remis les archives de la Fédération de France du FLN de 1959 à 1962. On y trouve beaucoup de choses, même sur les problèmes de la violence entre Algériens.

Est-ce que vous avez le sentiment, comme on le dit ici et là, qu’on ne cherche à connaître ce qui s’est passé pendant la guerre d’indépendance que du côté français ?
Si nous en débattons aujourd’hui, c’est parce que les pouvoirs qui se sont succédé depuis 1962 ont été en dessous de tout. Je dis bien en dessous de tout. Notre histoire récente a été occultée pour des raisons politiques. Les sources ne manquent pas mais rien de notable n’a été fait sur les prisons, les camps de regroupement ou d’hébergement, sur la répression. Ce sont les chercheurs français qui ont le plus produit dans ces domaines.

Est-ce un problème d’absence de volonté politique ? De désintérêt des historiens algériens ?
Il n’y a pas de champ intellectuel en Algérie. L’existence d’un tel champ suppose une totale liberté d’expression, un climat propice à l’échange et au débat en dehors de toute intervention de l’Etat.

Il y a quand même une nouvelle génération d’historiens et de chercheurs …
Je ne la connais pas bien. Ce que je sais des sujets de mémoire et de thèse déposés en histoire n’incite pas beaucoup à l’optimisme. Les Algériens sont passionnés par l’histoire mais leur demande est essentiellement prise en charge par les journalistes.

Ce n’est pas leur vocation…
Sans doute, bien qu’il devrait y avoir des journalistes spécialisés dans la critique historique. En tant que lecteur, je pense que les articles portant sur l’histoire ne contextualisent pas les faits dont ils traitent et ne témoignent pas toujours d’un savoir-faire dans la critique du document.

Dans un récent article dans Le Monde, vous dressiez un parallèle entre les généraux français et algériens.
Pour être crédible, il faut d’abord balayer devant sa porte. En 1964, j’ai soulevé au Comité central du FLN la question de la torture. Boumediène a répondu froidement : «Donnez-moi un autre moyen d’avoir des renseignements.» Si nous voulons que notre société quitte les ornières de la violence, il faut commencer par respecter l’intégrité physique des individus. La question de la torture nous concerne tous. Or, je constate que chaque groupe ne la dénonce que lorsque les siens en sont victimes.

Ne trouvez-vous pas que les dirigeants algériens sont sourds aux messages que leur envoie le peuple ?
Sans doute. C’est un pouvoir peu enclin à la contestation, confiant dans les structures exclusives mises en place depuis des décennies. Il se nourrit de stratagèmes. Or le pays a besoin d’une politique.

Qu’avez-vous pensé du discours du président Bouteflika après les émeutes de Kabylie ?
Je ne l’ai pas trouvé au niveau des exigences qu’appelait la situation. Il lisait un texte d’une manière distante comme si ce n’était pas le sien. Il pouvait s’adresser au peuple d’une manière accessible et avancer des propositions concrètes.

Qu’avez-vous pensé de la plainte en France contre le général Nezzar ?
Je ne dirais pas que je ne souffre pas de voir la justice de mon pays sans prise sur le réel.
J’admets la compétence universelle en matière de tortures et je souhaite qu’elle soit appliquée à tous et dans tous les pays, donc aussi à mes compatriotes.

Vous retournez en Algérie ?
J’ai des problèmes de santé sérieux. Je ne voyage pas parfois même si j’en ai envie et que le pays me manque. Lors des événements de Kabylie, le sommeil m’a trahi. Je vis ce qui se passe comme l’échec d’une génération qui n’a pas su trouver les chemins de la liberté ; cette génération, c’est la mienne. C’est donc aussi quelque part mon échec même si du dedans comme du dehors, je n’ai cessé de m’opposer à la voie choisie par le pouvoir.

Pourquoi l’Algérie est-elle si tourmentée ?
Il y a des facteurs qui s’inscrivent dans la longue durée. L’Algérie est constituée de plusieurs terroirs. Ce que l’on appelle nationalisme algérien, c’est après la destruction du lien étatique et le désencadrement massif du pays par la colonisation, l’effort de construction d’une volonté capable de transcender les particularismes et de fonder une nation. La réponse nationaliste n’a pas été à la hauteur. Par ailleurs, le système politique que nous nous sommes donné tire constamment le pays vers le bas et stérilise sa capacité intellectuelle. Cela fait qu’aujourd’hui, nous nous retrouvons avec deux problèmes ardus : la redéfinition d’une communauté politique et la démocratisation. La détermination de l’ordre des priorités est à elle seule un serpent de mer. Alors, la vitalité de notre société s’exprime dans la destruction, davantage que dans la construction et dans l’oscillation entre des autoritarismes d’essences différentes.

 

 

 

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