Temoignages autour des evenements de kabylie / Les torturés d’Amizour

Temoignages autour des evenements de kabylie / Les torturés d’Amizour

El Watan, 11 et 12 juin 2001

«Au moins cinq jeunes, dont un enfant de 15 ans, ont été déshabillés, ligotés avec du fil de fer et sauvagement torturés devant et à l’intérieur du siège de la daïra d’Amizour.»

On ressent comme une désagréable intrusion dans la subite rencontre de ces troncs d’arbres calcinés au milieu de plaines verdoyantes. Des enfants, par petits groupes, en ce jour de l’examen de 6e, se tiennent par la main, presque chantonnant, au milieu de barricades à peine défaites. Des carcasses de véhicules calcinés témoignent encore de leur présence par des regards que des curieux jettent par-dessus les buissons. La douceur et la sérénité, que dégage cette route qui mène de Béjaïa à Oued Amizour, rendent presque surréalistes les tragédies que cette localité a connues en cette sombre semaine d’avril. C’est de cette localité que sont parties les premières étincelles, avec celles venues de Beni Douala, qui, en quelques jours seulement, vont mettre la Kabylie à feu et à sang. Il a suffi d’une agression de collégiens, d’une contestation de leurs camarades, doublées d’une impuissance manifeste des autorités locales et de la wilaya, pour que le feu de la révolte, déjà en incubation depuis longtemps, ravage tout sur son passage. Trois jours à peine auront, dans ces conditions explosives, suffi pour que l’irréparable se produise. Et que le «pont de la Soummam», ce vieux pont qui traverse la ville, semble céder à jamais entre les forces de la répression d’un côté, et les jeunes d’Amizour de l’autre. Entre les tortionnaires et les jeunes suppliciés ; les tueurs d’enfants, et les innocentes poitrines nues… Rien, en effet, en ce jeudi 19 avril, jour de marché à Amizour, ne pouvait annoncer ce qui allait s’abattre sur cette paisible localité. Cela, même quand quelques collégiens et lycéens décident de crier «Tamazight langue nationale et officielle» pour marquer l’anniversaire du 20 Avril 80, que la force vacillante d’un MCB, miné par les divisions, a failli faire passer sous silence. Une manifestation que les supporters du MOB vont d’ailleurs essayer de rééditer le lendemain, vendredi, après un match du championnat régional pour que «la flamme du Printemps berbère ne cède pas totalement sous la compromission et les trahisons de certains de ses anciennes élites.» Que ce soit ceux du jeudi ou du vendredi, les manifestants ne se doutent encore nullement de ce qui allait se concocter dans peu de temps. Encore moins de la manière dont elle allait se faire. C’était sûrement le cas de cet enseignant d’éducation physique du CEM Emir Abdelkader, situé au centre-ville d’Amizour, quand il a accompagné sa classe, la 9e AF 3, pour une séance de travail au stade communal, situé à quelque 800 m du collège en ce dimanche 22 avril à 10 h. Arrivés à hauteur de la brigade de gendarmerie, avant de s’engager sur le pont de la Soummam qui coupe la ville en deux, le professeur et ses élèves ne se doutaient guère que deux voitures de la gendarmerie se préparaient à les suivre. H. M., enseignant de son état, était à quelques mètres quand il a constaté «un mouvement curieux» des véhicules de la gendarmerie. «Les cinq gendarmes étaient à bord d’une Toyota et d’une 4X4 Land Rover. Avant d’arriver au pont, les deux véhicules doublent les élèves et arrivent jusqu’au rond-point de la SNVI, à quelques dizaines de mètres de l’autre côté du pont. Subitement, ils font demi-tour et reviennent. Croisent les élèves et font encore demi-tour au rond-point d’Amizour, devant la brigade et la sûreté de daïra. Ils reviennent encore, stoppent la circulation, et cela, au moment où les élèves s’étaient engagés sur le pont.» Là, un des gendarmes descend et empoigne deux élèves, choisis «au hasard», et leur intime l’ordre de monter dans les véhicules. Il leur reproche d’avoir crié «Nous ne sommes pas des Arabes» ! Intervient alors le professeur qui empêche ses élèves de s’exécuter. «Les deux hommes s’arrachent carrément les deux enfants. Puis, les quatre autres gendarmes descendent des véhicules, les armes au poing.» Ils prennent alors les deux élèves et «un troisième pour mieux narguer l’enseignant», et cela, non sans l’avoir au préalable insulté et rudoyé. Il s’agit des élèves Ikhlef K., Samir M. et Farid B. «Comme par hasard, les trois élèves sont les plus sages de la classe 9e AF 3, qui, elle-même, est considérée comme la meilleure classe du collège Emir Abdelkader», nous dit un enseignant. Le professeur fait alors demi-tour, rédige son rapport au directeur du collège, qui se trouvait au CFPA au moment des faits, et informe ses collègues. Les travailleurs du collège se rencontrent spontanément en assemblée générale et décident d’observer une heure de débrayage de 11 à 12 h, en signe de protestation. De son côté, le directeur du collège, alerté, informe la direction de l’éducation de Béjaïa, et se rend auprès du procureur de la République pour demander la libération des élèves, et porter plainte contre les gendarmes pour abus de pouvoir et violation des franchises scolaires. «Au lieu d’enregistrer la plainte, le procureur de la République demande au plaignant de constituer des dossiers pour les élèves avec certificats médicaux etc. Autrement dit, il n’avait l’intention d’intervenir que pour d’éventuels coups et blessures et non pour la violation des franchises scolaires. Cette situation a augmenté la tension au niveau de l’établissement», ajoute-t-on.
En même temps, les élèves sortent dans la rue et informent leurs camarades des autres établissements. A partir de 13 h, et alors que les gendarmes ont déjà libéré les trois enfants après avoir pris leurs renseignements et les avoir giflés, les élèves des lycées de filles et mixtes, des collèges Emir Abdelkader, du CEM dit 600-200, du CEM 800-300, du CEM base 7, des écoles primaires dont l’école El Mokrani, tous ces élèves se regroupent devant la brigade de gendarmerie. «Les élèves, pour la majorité d’entre eux, ne savaient pas encore que leurs camarades étaient déjà libérés, probablement après l’intervention du procureur. Ils étaient des milliers à scander des slogans hostiles aux gendarmes et à jeter des pierres contre la brigade.» Les gendarmes répliquent par des bombes lacrymogènes. Paniqués, les enfants, qui n’avaient jamais connu ce genre de situation, fuient dans tous les sens. Mais au lieu de disperser les manifestants, les bombes ont contribué à déchaîner les élèves auxquels se sont joints des adultes et des non-scolaires. Les policiers se mettent également de la partie à coups de bombes lacrymogènes et de matraques. Les affrontements se poursuivront jusque tard dans la soirée. Lundi 23 avril. Les travailleurs des différents établissements d’Amizour délèguent des représentants à une réunion qui se tient au CEM 600-200. A l’issue de celle-ci, il est créé un Collectif des travailleurs de l’éducation d’Amizour (CTEA). Dans une déclaration, le Collectif appelle à un rassemblement devant l’APC, pour le lendemain mardi 24 avril à 10 h. Mais dès 9 h, «il y avait déjà près de vingt mille personnes sur la place de la ville. Elle sont venues d’Amizour, mais aussi de Barbacha, d’El Kseur, etc.», nous dit un témoin. «Pour notre part, en tant que collectif organisateur de ce rassemblement, nous avons demandé aux autorités de la wilaya de Béjaïa, en particulier au wali, de prendre des mesures contre les gendarmes. C’était la seule solution à même de permettre le retour au calme», note un membre du CTEA. A l’intérieur du siège de l’APC, il y avait le maire, le chef de daïra, le chef de sûreté de daïra et des officiers de la police urbaine, le chef de brigade de la gendarmerie, etc. Les gens voulaient le départ immédiat des cinq gendarmes, dont «Ammar, le plus zélé d’entre eux». Le chef de la brigade, un lieutenant, s’est adressé à la foule. Il a avoué qu’il était totalement dépassé par les évènements. La foule, en présence du maire placé sous la protection des membres du Collectif, arrive devant la brigade et exige que les gendarmes partent illico presto. Ces derniers répliquent avec des bombes lacrymogènes. Le maire et les membres du Collectif reviennent bredouilles au siège de l’APC, pour dénouer la situation. «Nous avons décidé de rédiger un appel à la population, mais nous avons conditionné sa diffusion par l’arrivée du communiqué du wali», ajoute un membre du CTEA. «Mais en dépit des promesses des responsables locaux que nous harcelions à chaque minute pour insister auprès du wali, le communiqué tant attendu n’arrive pas.» Dans la rue, la tension monte. Le chef de daïra tente de rassurer les membres du CTEA que le wali «était en discussion avec les responsables du groupement de gendarmerie, et que le fax annonçant des sanctions contre les gendarmes allait tomber d’une minute à l’autre.» A 17 h, le wali demeure silencieux. «Une position courageuse du wali de Béjaïa aurait arrêté l’émeute et fait éviter bien des misère à toute la région. Sa responsabilité est énorme pour ce qui allait se passer quelques heures plus tard», ajoute encore un membre du Collectif d’Amizour. Mais au lieu du fax, c’est un renfort de CNS qui arrive. L’émeute se généralise. La daïra sera saccagée et partiellement incendiée, la clôture de la brigade de gendarmerie sera partiellement démolie, la Clio d’un gendarme brûlée, alors que la R16 d’un de ses collègues, connu pour sa droiture, sera épargnée. Un enfant de 16 ans, K. S., est blessé par balle réelle à la main. Un autre, 11 ans, reçoit une bombe lacrymogène en pleine tête et est évacué vers Sétif. Le croyant mort, les émeutiers redoublent de férocité. Les affrontements se poursuivront jusque tard dans la nuit. Mais c’est le lendemain 25 avril que la situation va tourner au cauchemar pour les jeunes de Oued Amizour. Dès les premières heures de la journée, les affrontements reprennent. Vers 10 h 30, trois dames, enseignantes au CEM Emir Abdelkader, sont agressées par un policier connu pour avoir été un ancien élève de ce collège. Cette deuxième violation des franchises scolaires va de nouveau mettre le feu aux poudres et faire que les affrontements se poursuivent.
«Nous avons téléphoné au chef de daïra pour lui demander de mettre un terme aux provocations des forces de police et de la gendarmerie. Il nous dit : “Nous ne maîtrisons plus nos troupes“», affirme un membre du Collectif des travailleurs de l’éducation. Très vite, les éléments des CNS sont déployés dans tous les quartiers de la ville. Les émeutiers sont pourchassés jusque dans les moindres recoins des quartiers. Dès le début d’après-midi, les affrontements se sont quasiment estompés. C’est à ce moment que les rares jeunes qui continuaient à faire face aux CNS, à jeter des pierres, ou seulement à se montrer, sont devenus des proies pour les instincts sadiques et bestiaux des forces répressives.«Le siège déjà saccagé de la daïra et ses environs sont transformés en un véritable centre de torture pour les jeunes manifestants. Au moins cinq jeunes, dont un enfant de 15 ans, ont été déshabillés, ligotés avec du fil de fer et sauvagement torturés», ajoute notre interlocuteur.

Par Rachid Hamdad
(A suivre)

Les Torturés d’Amizour

El Watan, 12 juin 2001

Dans une première partie de nore reportage, nous avons traité de la genèse de l’affaire des jeunes collégiens d’Amizour arrêtés par la gendarmerie.

Voici le contenu de quatre témoignages écrits par des témoins oculaires et des victimes de la torture. «J’ai vu les CNS ramener trois jeunes gens devant le siège de la daïra situé en face de chez moi, écrit un enseignant. Ils les ont obligés à se dénuder, les ont attachés avec du fil de fer. Ils leur ont pissé dessus avant de les rouer de coups de pied. Quelques instants après, les CNS leur ont versé un produit sur le corps, puis ils les ont conduit à l’intérieur du siège de la daïra où ils leur ont fait subir des sévices sexuels.» «J’ai vu cinq CNS traîner un jeune homme de près de 25 ans, écrit un autre témoin. Le malheureux suppliait ses bourreaux. Ils l’ont déshabillé et lui ont ligoté les mains derrière le dos avec du fil de fer. Ils ont ensuite traîné son corps nu dans les cendres à l’intérieur de la daïra.» «Entre 10 et 11 h, j’étais en compagnie de mon oncle, non loin du siège de la daïra. J’ai vu un jeune de 15 ans tremblotant se cacher entre la mosquée et l’école primaire. Deux CNS le découvrent et l’un deux le roue de coups et lui enlève ses chaussures qu’il jette sur le toit d’une maison voisine. Ils lui arrachent le pantalon, le rouent de coups de pied et de coups de matraque. Le gamin s’écroule par terre, le corps dénudé. Quelques instants après, les CNS ramènent un autre gamin dans le même état. Ils le jettent à côté du premier…» Un handicapé d’une quarantaine d’années est intercepté par les CNS au motif qu’il portait un bandage à la main gauche, et donc qu’il a participé aux émeutes ! «Le pauvre est roué de coups et traîné par terre dans la cendre qui jonche le siège de la daïra jusqu’à ce qu’il devienne méconnaissable.» La torture a été également le lot de deux gardiens de l’inspection des Domaines. «Durant les journées de mardi et mercredi, nous avons donné de l’eau aux CNS par devoir humain. Le mercredi, à 21 h 30, ils nous ont attaqués, poussés dans les escaliers, insultés et l’un de nous a eu le bras cassé», écrit l’un des deux malheureux. Le lendemain, jeudi, Yahaya Cherif, 32 ans, est assassiné à El Kseur, à 8 km d’Amizour. A son enterrement, le 28 avril, des lycéens et des collégiens d’Amizour ont formé une impressionnante procession en direction d’El Kseur. «On voyait leurs pas se perdre au loin, et nous étions fiers d’eux. Nous avons déjà presque oublié les pauvres tortionnaires qui se terraient encore dans les murs de notre ville…», ajoute un de nos interlocuteurs.

Par Rachid Hamdad

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