DOSSIER: Le droit hors la loi – L’Algérie sous état d’urgence
L’ALGERIE SOUS ETAT D’URGENCE
Brahim Taouti, avocat, octobre 1999
Le président algérien Bouteflika vient de déclarer en juillet 1999 que l’état d’urgence en vigueur dans le pays ne va pas être levé. Il faut remonter à 1988 pour apprécier cette circonstance qui permet à l’administration de revendiquer TOUS les droits, et de denier aux citoyens le MOINDRE droit.
En réalité, le régime algérien ne respecte pas les règles qui gouvernent la situation de l’urgence. C’est ainsi que derriere ce prétexte permettant de protéger la nation contre un péril imminent qui la menacerait, les autorités algériennes en font un usage tout-à-fait contraire, car si péril il y avait, c’était celui des urnes ; en l’occurrence, la nation menaçait de renvoyer ses gouvernants. Pour le démontrer, et eu égard à la complexité du sujet, nous aurons recours à un prologue pour exposer quelques définitions préalables.
Prologue
RAPPEL DES FAITS
Après la révolte de la jeunesse en octobre 1988, et la répression sanglante qui s’ensuivit, le régime politique a été contraint à l’ouverture démocratique. La Constitution du 23 février 1989 sera avec la loi du 5 juillet 1989, date du 27eme anniversaire officiel de l’indépendance du pays, l’amorce d’un tournant politique majeur de l’Algérie. C’est la fin du parti unique et sa séparation de l’Etat ; c’est également la fin de l’ingérence de l’armée dans la politique, c’est ce que prévoyait l’article 26 de la nouvelle Constitution et ce qu’affirmait le ministre de la défense au début de 1990. De nombreux partis politiques se constituent, notamment le Front Islamique du Salut (FIS) qui obtiendra son agrément le 16 septembre 1989. Des élections libres sont annoncées. Celles locales ont lieu le 12 juin 1990 à l’issue desquelles le FIS remporte la majorité.
D’autre part la Constitution affirme en son article 129 que « le pouvoir judiciaire est indépendant ». La loi 89-05 du 25 avril 1989 supprime la Cour de sûreté de l’Etat, et le 12 décembre de la même année le législateur promulgue un nouveau statut pour les magistrats fondé constitutionnellement sur l’autonomie, non de l’autorité de la justice comme en France mais, du pouvoir judiciaire. La loi 89-21 portant statut de la magistrature prévoit un conseil de la magistrature composé majoritairement de juges élus, dont l’attribution révolutionnaire était de gérer de façon autonome la carrière des magistrats. L’Algérie adhère à une vingtaine de conventions internationales et de pactes portant sur les droits de l’homme, ainsi qu’aux protocoles permettant leur mise en ouvre. Le 3 avril 1990 un code de l’information est promulgué pour mettre fin au monopole du régime sur les médias écrits. Le 23 février 1991 se tient la deuxième conférence nationale de la magistrature au cours de laquelle le président de la République déclare que la justice est un pouvoir séparé, indépendant et fort.
Allégresse et discours grandiloquents. La liberté et la politique rendues au peuple. La société a conquis son droit de faire l’histoire, de décider de son développement et de choisir ses gouvernants. Telle était la situation juridique et politique de l’Algérie à l’aube de la période qui sera appelée la décennie rouge.
C’est dans ce contexte qu’une grève est déclenchée par un parti politique dont les mots d’ordre insistaient sur son caractère pacifique. Le gouvernement indique aux grévistes les places publiques dont il autorise l’occupation. Cependant la décision politique en Algérie ne se situe pas dans les institutions. Quelques uns en ont décidé autrement puisque l’état de siège est proclamé. Les grévistes seront chargés, à l’aube, à l’arme à feu.
Six mois plus tard, après des élections législatives dont les résultats ne plaisaient guère aux décideurs, les mêmes sans doute qui avaient ordonné la répression sanglante de la grève de juin 1991, font proclamer l’état d’urgence qui sera reconduit à ce jour.
Une constatation toute simple s’impose. Les communications du gouvernement algérien sur l’état de siège (1991) et sur l’état d’urgence (1992) qui ont été adressées au Secrétaire Général des Nations Unies n’ont rien à voir avec l’état d’exception. Selon la Constitution algérienne, l’état d’exception est distingué de l’état d’urgence et de siège. Pour la proclamation de l’état d’exception l’article 93 de la Constitution dispose : « Lorsque le pays est menacé d’un péril imminent dans ses institutions, dans son indépendance ou dans son intégrité territoriale ». Quant à l’état de siège et l’état d’urgence il suffit seulement d’une nécessité impérieuse (article 86 de la Constitution de 1989 et articles 91 et 92 de la Constitution de 1996). Sur le plan du droit interne ces situations, n’étant pas motivées par un grand péril mais seulement par la nécessité, ne doivent pas justifier que les droits de l’homme et les garanties des citoyens soient suspendus, ou que le droit de l’administration soit étendu.
La suspension des droits fondamentaux de la personne humaine a eu lieu en fait. Elle est donc logiquement illégale selon le droit interne. Elle intervient au lendemain de conquêtes démocratiques incontestables, ce qui a eu pour effet d’en accuser davantage l’illégitimité. Les détenteurs du pouvoir s’arrogent le droit de vie et de mort, qu’ils délèguent y compris à des milices armées privées.
Mais les conquêtes démocratiques étaient insuffisantes. En effet le nouveau code de l’information était qualifié de code pénal bis par les journalistes. D’autre part le gouvernement maintenait son monopole sur les imprimeries, l’importation de papier, les entreprises de distribution, la publicité et gardait de nombreux titres malgré le déficit de leur gestion. Il gardait par dessus tout le monopole sur les radios et la télévision. Le législateur algérien est connu pour sa versatilité et pouvait revenir à tout moment sur les acquis consacrés par la loi ; quant à la Constitution elle n’avait pas encore acquis un statut de loi fondamentale dans l’esprit des gouvernants. Chaque président de la République algérienne, dés lors qu’il s’assure de son poste plus d’une année, promulgue « sa » Constitution, que son successeur remplace aussitôt. La Cour de sûreté de l’Etat est supprimée. Elle était compétente pour juger les opposants politiques accusés de crimes, alors que les délits relevaient de la double compétence des juridictions de droit commun en situation normale, et des juridictions militaires dans les situations anormales. Mais alors qu’un seul article aurait suffit pour abroger l’ordonnance portant création de la Cour de sûreté de l’Etat, le législateur avait produit un texte dont la rédaction était suffisamment ambiguë pour provoquer des divergences d’interprétation. La rédaction de la loi de suppression de la Cour de sûreté de l’Etat révélait surtout des résistances, de sorte qu’aucune réponse franche ne pouvait affirmer que l’article 25 du code de justice militaire, qui permet de juger des accusés civils dans les circonstances exceptionnelles, était implicitement abrogé. Enfin si l’on s’en tient à l’aspect institutionnel des pouvoirs, la justice restait dépendante du législatif et surtout de l’exécutif, tant au plan organique qu’au niveau fonctionnel. Quant à la mentalité du juge algérien, surtout celui occupant un poste dit stratégique pour service rendu au parti unique, elle a horreur de la responsabilité lorsqu’elle n’est pas servile à l’égard des autres pouvoirs.
C’est donc au milieu du chemin des conquêtes juridiques, sociales, politiques et psychiques, que l’état de siège est institué. La proclamation de l’état de siège en juin 1991, et ensuite de l’état d’urgence en 1992, ainsi que les dérogations aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales de l’homme que le gouvernement algérien s’est permis, ne sont pas justifiées ni au plan des faits ni à celui du droit comme on le verra. Quels étaient les faits ?
Le 13 février 1992, par application de l’article 86 de la Constitution de 1989 et de l’article 4 §3 du Pacte International portant sur les Droits Civils et Politiques ((qui sera appelé ci-après PIDCP), le ministre algérien des affaires étrangères, agissant au nom de son gouvernement, donne instruction à la mission permanente de l’Algérie auprès des Nations Unies de communiquer au Secrétaire Général des Nations Unies la déclaration du gouvernement algérien, signée par le secrétaire général du ministère des affaires étrangères, par laquelle :
le gouvernement algérien porte à la connaissance des Etats Parties au dit instrument (Pacte) ce qui suit : Devant les graves atteintes à l’ordre public et à la sécurité des personnes enregistrées depuis plusieurs semaines, leur recrudescence au cours du mois de février 1992 et les dangers d’aggravation de la situation, le président du Haut Comité d’Etat, Monsieur Mohamed Boudiaf, par décret présidentiel no 92-44 du 9 février 1992, a décrété l’état d’urgence, à compter du 9 février 1992 à 20 heures pour une durée de douze mois sur l’étendue du territoire national (…). L’instauration de l’état d’urgence (…), n’interrompt pas la poursuite du processus démocratique de même que continue à être garanti l’exercice des droits et libertés fondamentaux(…). ».
L’état d’urgence ainsi proclamé sera prorogé en violation de l’article 91 de la Constitution qui en limite la durée. Il est appliqué à ce jour.
Quelques définitions préliminaires
Que signifie l’état d’urgence ?
Peu d’hommes sont capables d’opposer le pardon à l’injure ou à toute autre atteinte qui les blesse. Il est de la nature humaine donc de transgresser les interdits par autodéfense. Il peut ainsi arriver qu’une personne normale soit conduite dans des circonstances particulières à commettre des actes que la loi réprouve. Des circonstances spéciales peuvent amener à la commission d’actes qui en d’autres circonstances sont des délits, ou des crimes. C’est ce que les juristes civilistes et pénalistes appellent le cas de force majeure, l’état de nécessité, la légitime défense. Pour les gouvernements le même principe de dérogation au droit normal est admis face à des circonstances exceptionnelles. Celles-ci peuvent justifier la suspension provisoire de l’exercice de certains droits, précédemment garantis par l’Etat. Parallèlement elles peuvent justifier un surplus de pouvoir aux agents de l’Etat.
Cependant il est naturel que ce type de dérogation à ce qui est normal et de droit obéisse à des conditions restrictives. Sinon ce serait la porte ouverte à tous les dépassements, aussi bien ceux des particuliers que des gouvernements. N’est-ce pas que les circonstances permettant la dérogation au droit sont dites EXCEPTIONNELLES ? Le droit algérien prévoit ces circonstances sans réglementer leur régime juridique. Il prévoit l’état d’exception qui est proche de l’état de guerre, et les états de siège et d’urgence qui sont plus proches de la paix que de la guerre. En l’absence d’une loi organique interne qui définirait l’organisation de ces situations anormales, c’est le droit international applicable à l’Algérie qui en précise les conditions ainsi que les garanties des citoyens.
Origine française de l’urgence
Le choix de ces notions par le constituant algérien renvoie à une généalogie française. L’état de siège et l’état d’urgence sont une extension de compétence des autorités. Le premier met la responsabilité du maintien de l’ordre à la charge de l’armée, dont les attributions sur ce domaine sont limitativement définies (perquisitions de jour et de nuit, interdiction des publications et des réunions susceptibles d’entraîner des désordres, éloigner les repris de justice et les sans domicile de la zone considérée, compétence des juridictions militaires pour juger les civils). Le second maintien la responsabilité des institutions civiles, l’armée pouvant seulement concourir par ses moyens, sans responsabilité directe de maintien de l’ordre. L’état d’urgence obéit plutôt à des considérations de police puisqu’il répond à un péril imminent et grave d’atteinte à l’ordre public, alors que l’état de siège obéit à des considérations de défense ; ce dernier est le plus ancien des régimes d’exception et permet de militariser l’administration. Il permet de faire face aux périls résultant d’une guerre (étrangère ou civile) ou d’une insurrection à main armée.
L’état d’exception est une autre circonstance exceptionnelle. C’est une création prétorienne du juge administratif français. Quant aux états de siège et d’urgence ils avaient fait l’objet de l’intervention du législateur. La loi du 3 avril 1955 avait été promulguée pour faire face à la guerre d’indépendance de l’Algérie, ensuite prorogée pour six mois par la loi du 7 août 1955. La mise en ouvre de l’état d’urgence ainsi que celle de l’état de siège seront par la suite réglementées par l’ordonnance du 15 avril 1960.
Pourquoi cette référence au droit français ? Tout simplement, parce qu’à part les différentes Constitutions algériennes le droit algérien local est muet sur leur sujet. La Constitution de 1996 est la plus prolixe sur le sujet puisqu’elle y réserve 3 articles (91 à 93). Son article 92 dispose que « L’organisation de l’état d’urgence et de l’état de siège est fixée par une loi organique ». Cette loi n’a pas encore vu le jour. Les constitutions précédantes ne réservaient qu’un seul article à ces notions de filiation française. Par ailleurs dans son témoignage sur les événements d’octobre 1988, le général-major Khaled Nezzar avoua s’être trouvé devant un vide juridique pour gérer l’état de siège, ce qui l’amènera à recourir aux manuels étrangers, français en particulier.
Si le constituant algérien a choisi les notions d’état d’exception, de siège, et d’urgence il fait une référence implicite au « butin » juridique d’origine française qui gouverne la vie de la nation algérienne. Or en France des textes détaillés organisent ces garanties. Je n’y ferai pas davantage référence, puisque par conventions et pactes internationaux l’Algérie a fait siennes les règles du droit international. Abandonnons donc le non dit pour ce qui est officiellement et textuellement exprimé.
L’urgence selon le droit international
Toutefois la proclamation de l’un ou l’autre régime en situation anormale ne dispense pas l’Algérie du respect du droit. Elle est légalement tenue au respect des droits de l’homme même dans cette situation. En effet, l’Algérie est partie à 23 conventions et pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme, et ce, depuis 1989 principalement. Quelle que soit la situation donc, elle reste assujettie au respect de ces conventions et pactes qui font partie de son droit interne. L’Algérie est partie au PIDCP et au Protocole facultatif y rattaché qui en permet la mise en ouvre concrète. Le gouvernement ne peut déroger à certains de ses engagements concernant les droits de l’homme qu’à des conditions restrictives de forme et de fond.
Cette dérogation est exceptionnellement permise par le droit international, notamment dans le cas de circonstances particulières, qui ne permettent pas au gouvernement de continuer de respecter ses engagements. Mais ce gouvernement ne peut prétendre donner une définition «nationale» aux circonstances exceptionnelles, en l’occurrence une définition interne dont il serait l’auteur et le juge. Pas plus qu’on ne permettra à un particulier de tuer sous prétexte de légitime défense qu’il définirait à sa façon, on ne doit permettre à un gouvernement, sur la foi de sa déclaration et sous son seul contrôle, de décider lui même si les conditions qui permettent d’étendre ses propres pouvoirs et de geler les libertés et les droits issus de la légalité sont réunies.
Droits de l’homme et urgence
La situation exceptionnelle elle même n’est admise que sous des conditions de forme et de fond que l’Algérie est tenue de respecter. Or le pouvoir algérien a violé ces règles de forme et de fond qu’il s’était internationalement engagé à respecter.
En la forme, et aux termes du PIDCP relatif aux droits civils et politiques (article 4, alinéa 3 ) :
Les Etats parties au présent Pacte qui usent du droit de dérogation doivent, par l’entremise du Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, signaler aussitôt aux autres Etats parties les dispositions auxquelles ils ont dérogé ainsi que les motifs qui ont provoqué cette dérogation. Une nouvelle communication sera faite par la même entremise, à la date à laquelle ils ont mis fin à ces dérogations.
Le gouvernement algérien a omis cette communication pour l’état d’urgence de février 1992. Plus précisément, le gouvernement algérien s’était contenté d’une note d’information, non conforme à ses engagements contractuels. Cette note ne précise pas les droits auxquels le gouvernement algérien entendait déroger, et les motifs qui l’ont conduit à proclamer l’urgence. Dés lors on peut affirmer que le gouvernement algérien a violé la condition de forme après sa proclamation de l’état d’urgence de février 1992. Avec cette violation pouvait-il se réserver la possibilité de suspendre tout droit qui heurterait sa politique ?
Au fond, il est un principe unanimement admis d’après lequel la situation d’urgence que le gouvernement peut invoquer doit constituer, réellement, une menace exceptionnelle menaçant par sa gravité la vie de la nation. La menace devant être appréciée au moment même où les mesures dérogatoires aux droits de l’homme sont prises. Les preuves sur la nature, la gravité, et l’existence de la menace sont évidemment à la charge du gouvernement qui les invoque.
Quelles que soient les circonstances exceptionnelles les régimes dérogatoires doivent rester dans un cadre juridique contrôlable. Comment garantir sinon que les pouvoirs spéciaux ne soient pas détournés pour l’instauration d’une dictature ?
Droits de l’homme en Algérie
Le PIDCP définit les droits civils et politiques de l’homme que les Etats parties s’engagent à garantir à leurs nationaux. Il dispose en outre en son article 5 (alinéa 2) :
Il ne peut être admis aucune restriction ou dérogation aux droits fondamentaux de l’homme reconnus ou en vigueur dans tout Etat partie au présent Pacte en application des lois, de conventions, de règlements ou de coutumes, sous prétexte que le présent Pacte ne les reconnaît pas ou les reconnaît à un moindre degré.
L’Algérie qui venait d’adopter une nouvelle Constitution libérale (1989) et était partie à de nombreuses conventions internationales relatives aux droits de l’homme était et demeure bien liée par le respect de ces droits, aussi bien ceux de sa propre constitution et législation, que de ceux consacrés par les conventions internationales. Parmi ces droits, certains sont incompressibles. En effet, le PIDCP exclut la dérogation, ou la suspension, de droits et garanties qu’il définit même en présence de circonstances exceptionnelles, et dans des situations d’urgence. Ces droits et garanties sont permanents et incompressibles.
Introduction
Le droit applicable à l’Algérie donne une définition stricte des conditions de proclamation de l’urgence et restreint au minimum nécessaire les dérogations permises aux droits de l’homme.
Outre la nature de la menace contre l’existence même de la nation, le droit international exige, pour la proclamation de l’urgence, le principe de proportionnalité entre la menace et les mesures exceptionnelles prises. Il exige aussi la non discrimination entre les citoyens car souvent les circonstances exceptionnelles ne sont utilisées que pour éliminer une opposition légitime, ou pour mater la réaction populaire à un coup d’Etat. Enfin, quelle que soit la gravité de la situation, celle-ci ne peut permettre de déroger aux droits dits fondamentaux que rien au monde ne permet de violer. Ces quelques principes de fond sont prévus par le PIDCP (article 4, alinéas 1 et 2) auquel l’Algérie a adhéré. Ce Pacte dispose :
Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale ». D’autre part, -« La disposition précédente n’autorise aucune dérogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18.
On constatera que ces conditions de fond ont été violées par le régime algérien. Ce n’est pas la nation qui est menacée d’un péril grave mais c’est elle qui menace de renvoyer ses gouvernants ; elle ne les menaçait pas par les armes mais par les urnes et le suffrage universel (I). Selon les gouvernants, c’est l’agneau qui menace les loups, qui prétendent d’autre part définir la nature de la menace et son moment. Qui plus est, usent de tous les moyens de l’Etat pour opposer une violence sans commune mesure avec ce qu’ils définissent comme une menace (II).
LA NATION MENACE LES DECIDEURS
Selon la loi internationale, notamment l’article 4 du PIDCP, la dérogation aux standards des droits de l’homme n’est permise que si l’existence de la nation est menacée ; elle n’est légitime que si le gouvernement n’a pas d’autre alternative. En d’autres termes, la situation d’urgence doit être définie selon des critères de droit international et non selon le droit national. La menace sur la vie de la nation doit donc atteindre un degré de gravité tel que les moyens légaux de l’Etat ne permettent pas d’y faire face. Le droit international n’accepte pas d’emblée les motifs que peut prévoir une législation nationale pour justifier les circonstances exceptionnelles. Dans son « commentaire général » du PIDCP, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a précisé ce qu’il entendait par « danger public exceptionnel (menaçant) l’existence de la nation » cité à l’article 4. L’état d’urgence qui justifie les mesures de dérogation doit être d’une nature exceptionnelle et atteindre un certain degré de gravité ; il ne s’agit pas de celui, même légal, prévu par les lois nationales. Dans une déclaration assez ferme, au sujet du rapport présenté en 1985 par le Chili pour maintenir l’état d’urgence, le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, appréciant la qualification juridique « état d’urgence » selon le PIDCP, déclare que : « Ce qui est appelé état d’urgence au Chili n’avait rien de ce qui est supposé par le même terme de l’article 4 ». Il y a donc une différence de définition de l’état d’urgence en droit interne et en droit international.
D’autre part, la menace doit concerner la vie de la nation et non le maintien au pouvoir du gouvernement. Celui-ci ne peut ni ne doit assimiler la menace contre son propre maintien au pouvoir à la menace contre le vie de la nation. D’ailleurs, le choix du terme « nation », préféré à celui de peuple, manifeste la volonté des rédacteurs du PIDCP d’éviter toute réduction de la menace à seulement une partie de la population. La menace contre la vie de la nation veut dire menace contre son intégrité physique et, par extension, menace contre l’intégrité du territoire ou le fonctionnement normal des organes de l’Etat, ce qui a pour conséquence d’affecter la nation dans son intégralité. La Commission européenne des droits de l’homme donne une interprétation à une disposition identique à celle de l’article 4 du PIDCP en précisant, lors de l’affaire grecque, que la menace sur l’existence de la nation implique que la menace englobe par sa gravité l’ensemble de la nation1. L’article 4 du PIDCP a été inspiré de cet article 15 adopté en novembre 1950 à Rome. Sur ce plan, l’article 4 du PIDCP est sensiblement de même contenu que les textes correspondants dans les autres conventions internationales, celle européenne évidemment mais aussi celle américaine (ACHR), dont l’article 27-I dispose : « en temps de guerre, danger public ou autre urgence qui menace l’indépendance ou la sécurité d’un Etat partie ». Ce texte indique que la menace doit toucher l’existence de l’Etat dans ses 3 éléments constitutifs : peuple, territoire et ordre légal.
En Algérie il est bien évident que c’est le refus de l’alternance au pouvoir pressentie par les résultats des élections locales de juin 1990, puis confirmée aux législatives de décembre 1991, qui a conduit le régime à proclamer l’état de siège, ensuite l’état d’urgence, avec dans les 2 cas le gel des droits et garanties de l’ensemble des citoyens. Les militaires, détenteurs du vrai pouvoir, ont été prompts à considérer l’exercice de droits consacrés par la Constitution (grève du FIS) pour des révoltes ou des projets de bouleversement de l’ordre public. C’est en considérant les légitimes protestations pacifiques d’un parti comme un attentat à l’ordre constitutionnel qu’ils sont arrivés à s’accorder un pouvoir illimité. Il était au demeurant facile en muselant la presse et en monopolisant tous les moyens de l’Etat, d’accuser le FIS d’avoir voulu renverser le régime. Qui peut trouver juste et équitable un tel stratagème sinon le complice et le bénéficiaire des mesures exceptionnelles prises. Les soutiens du pouvoir militaire sont évidemment toujours prêts à pourfendre les principes qui hier encore étaient l’objet de leur défense éloquente. Est-ce digne de soumettre la nation entière à l’état de siège en juin 1991, à la «loi martiale de fait» et d’alourdir ses peines sur la base de la grève d’un parti politique, dont la quasi totalité des médias avait signalé l’échec. Est-ce légitime de proclamer l’état d’urgence en 1992 toujours en cours jusqu’à ce jour, avec ses « dépassements », sur la base de suspicions sur le comportement « futur » d’un parti vainqueur aux élections législatives « propres et honnêtes » selon les slogans du gouvernement lui même.
Pour démontrer que la proclamation de l’état d’urgence en Algérie après la victoire électorale du FIS était illégale, citons encore la jurisprudence européenne de l’affaire « Lawless ». Le 8 juillet 1957 l’Irlande proclame l’état d’urgence. Monsieur Lawless, militant de l’IRA, a contesté cette proclamation. La commission européenne a considéré à la majorité que la proclamation de l’état d’urgence par l’Irlande était justifiée. Pour cela, elle a pris en considération 3 facteurs prouvés :
(a) L’existence sur le territoire de la République d’Irlande d’une armée secrète, engagée dans des activités non constitutionnelles, et employant la violence pour atteindre ses objectifs.
(b) Cette armée secrète opérait en dehors du territoire de l’Etat, et compromettait donc les relations avec l’Etat voisin.
(c) L’accroissement alarmant des activités terroristes depuis 1956, et jusque vers la moitié de l’année 1957, date de proclamation de l’état d’urgence.
Néanmoins, malgré le caractère évident de ces raisons, la commission n’a pas accepté la légalité de la proclamation de l’état d’urgence à l’unanimité comme on pourrait s’y attendre. Le président de la Commission, Humphrey Waldock déclara à l’audience que les différences d’appréciation entre les membres concernaient le degré d’estimation de ces 3 facteurs. Dés lors, la menace qui peut être prise en considération doit toucher la nation et non le gouvernement, elle doit être d’une gravité exceptionnelle, car l’Etat dispose de moyens légaux pour le maintien de l’ordre public, sans le recours à l’état d’urgence lorsque de fait et de droit les troubles à l’ordre public ne sont pas de nature à menacer l’existence de la nation.
Continuons à citer la jurisprudence internationale. Le gouvernement Grec voulait maintenir l’état d’urgence en ajoutant des arguments postérieurs au coup d’Etat. Explosions de bombes, actes de sabotage, formation et activités d’organisations illégales. La commission constate que ces trois facteurs n’étaient pas : « au-delà du contrôle des autorités publiques employant des mesures normales, (ces actes n’étaient pas) à l’échelle menaçant la vie de la nation grecque ».
Enfin, comme il ressort de l’affaire Lawless, le moment de l’appréciation de la menace qui doit être réelle est important ;. La proclamation de l’urgence en Irlande n’a eu lieu qu’après presque deux années de guerre véritable. Ce n’était pas le cas en Algérie, ni en juin 1991 pour l’état de siège, ni en février 1992 pour l’état d’urgence. Pour l’application de cette règle, la situation de danger doit être appréciée au moment où l’état de siège ou d’urgence est décrété. Or en juin 1991, la situation de trouble en Algérie n’était pas de nature à menacer l’existence de la nation. Les moyens légaux et matériels de l’Etat pouvaient aisément y faire face. Il en était de même au 9 février 1992. De plus, la situation de trouble avait été volontairement provoquée par le commandement militaire qui avait décidé d’arrêter le processus démocratique, alors même que la situation de trouble n’était pas de nature à dépasser en ampleur les possibilités du gouvernement de la maîtriser. Pour la démonstration citons encore la jurisprudence internationale issue du cas Grec.
Le 21 avril 1967, l’armée grecque fait un coup d’Etat, remplace le gouvernement légitime, emprisonne ses opposants, place une junte pour gouverner et, ensuite, par décret, déclare la loi martiale. Elle notifia au Conseil de l’Europe la proclamation de l’état d’urgence. Le rapport de la commission compétente pour en apprécier l’opportunité constata la violation de 10 articles de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Le comité des ministres confirma ce rapport. Pourtant, le nouveau gouvernement grec avait fait état des troubles qui persistaient depuis deux années, c’est-à-dire depuis la crise de juillet 1965, de la menace des communistes de prendre le pouvoir (non par des élections démocratiques mais) par la force, de l’état dégradé de l’ordre public ainsi que de la crise constitutionnelle. La commission a déclaré à la majorité : « Le gouvernement n’a pas satisfait la commission par une preuve évidente qu’il y avait, le 21 avril 1967 un état d’urgence menaçant la vie de la nation Grecque. ». La commission n’a pas considéré la subversion communiste précédant le coup d’Etat, et le désordre l’accompagnant, comme des motifs légitimes pour justifier l’état d’urgence.
Il n’appartient pas au gouvernement d’estimer le degré de gravité de la menace contre la vie de la nation. Cette estimation n’est pas discrétionnaire. Il doit donner la preuve évidente de l’existence de la menace pour permettre par un test, ou un examen objectif, d’en apprécier l’ampleur. Une situation de tension n’est pas assimilable à une instabilité de nature à menacer la vie de la nation, surtout si cette tension est le fait même du gouvernement qui prend le risque de la créer en en appréciant la portée. La grève du FIS de juin 1991 était justifiée par l’adoption par le gouvernement de lois scélérates contre lesquelles toute l’opposition politique démocratique avait tenté de l’en dissuader. S’il a persisté à poursuivre son projet de maintenir ces lois, c’est qu’il avait apprécié les risques de sa politique. Autrement dit, il serait lui même à l’origine d’une crise calculée qui ne dépasse pas les moyens de l’Etat d’y faire face. Le chef de gouvernement Hamrouche l’avait affirmé après son limogeage par les décideurs. Le 9 février 1992, la proclamation de l’état d’urgence qui avait suivi la victoire électorale du FIS n’était pas due à une menace sur la vie de la nation. Il n’y avait pas de menace sérieuse de subversion ou de désordre général. Il est avéré que la violence et l’illégalité caractérisées par lesquelles l’autorité militaire avait suspendu le cours démocratique et spolié le FIS, le FFS et le FLN de leur victoire électorale avaient au contraire provoqué chez les victimes une réaction mesurée. Ils ont ensemble appelé leurs militants au calme et ont vainement tenté de trouver une solution négociée à la crise ouverte par les gouvernants. Ils ont, devant le refus de l’autorité militaire de toute discussion, accepté que des personnalités nationales tentent une médiation avec le président du comité d’Etat installé par l’autorité militaire pour remplacer le président de la République, obligé à la démission. Il n’est d’ailleurs pas exclu que comme en 1991, des agents qui émargent sur le budget de l’Etat aient provoqué des troubles sans avoir été inquiétés. Nous faisons référence à ces agents qui tiraient sur la foule et sur les policiers à partir de voitures banalisées qui sortaient du Commissariat central de police d’Alger – boulevard Amirouche -, pourquoi le seraient-ils s’ils avaient agi sur ordre de leur commandement ?2
Dés lors, l’affirmation par le gouvernement algérien de l’état d’urgence n’est pas suffisante si la nature de la menace contre la vie de la nation, son degré de gravité exceptionnelle et sa réalisation, ou son imminence, ne sont pas prouvés. Cette preuve n’étant possible que par la présentation d’informations crédibles et suffisantes de faits probants, non de suppositions. En l’occurrence, le gouvernement algérien ne peut justifier l’état d’urgence de février 1992 par la simple hypothèse que le parti vainqueur des élections n’accepterait plus à l’avenir l’alternance au pouvoir. Hypothèse au demeurant démentie, tant par les déclarations officielles du parti FIS, que par son acceptation ferme du jeu démocratique (en demandant l’agrément de son parti, en participant dans le calme à toutes les élections organisées par le régime, en multipliant les déclarations officielles favorables aux libertés et au multipartisme) et son action permanente, dans le cadre des lois, avant, pendant, et au lendemain de sa dissolution judiciaire. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies en se prononçant sur l’affaire « Motta » contre l’Etat de l’Uruguay a nettement affirmé que l’article 4 du PIDCP : « ne permet pas (la prise) de mesures nationales de dérogation (aux droits de l’homme) dans aucune de ses dispositions à l’exception des circonstances exceptionnelles strictement définies et le gouvernement Uruguayen n’a établi aucun fait ou loi pour justifier de telles dérogations ». En l’absence de cette preuve, les droits de l’homme ne peuvent recevoir de dérogations.
LES COUPABLES DEVIENNENT VICTIMES
Dés lors, qui peut trouver juste et équitable que des militaires, en se parjurant, vont s’accorder un pouvoir discrétionnaire contre tous les membres de la nation quelque soit leur parti ? L’article commis par l’ex ministre de la défense Khaled Nezzar en 1994 dans les quotidiens algériens El Watan et El Khabar reconnaît clairement que la mesure exceptionnelle a été méditée de longue date ; un système prémédité pour museler un adversaire politique et, à travers lui, toute opposition légitime. Le commandement militaire a déclaré la guerre à tous les droits et toutes les garanties récemment conquises au prétexte que le parti vainqueur des élections locales visait au renversement du régime, accusé plus tard de fomenter l’insurrection parce que vainqueur des élections législatives « propres et honnêtes » ou encore qu’il n’était pas démocratique. Qui veut noyer son chat l’accuse de rage dit l’adage. La mesure exceptionnelle prise par le gouvernement algérien n’était pas proportionnelle au danger même dans l’hypothèse où l’idée d’un danger serait acceptée pour l’époque. En effet, eu égard aux moyens de contrôle et de répression du gouvernement les « généraux-décideurs » qui ont violé la Constitution et les lois de la République pour arrêter le processus démocratique pouvaient encore maîtriser la situation. La dérogation aux droits de l’homme doit en effet être compatible avec le danger, sa nature et son étendue spatiale.
Dans l’hypothèse où le danger qui menacerait l’existence de la nation serait établi, le gouvernement doit garder un certain équilibre entre l’exigence du respect de certains droits incompressibles et les moyens exceptionnels pris par l’Etat pour y faire face. Le danger doit être réel ou imminent et ne pas dépendre de la volonté du gouvernement ou provoqué par lui. Les dérogations permises doivent être dans la stricte mesure où la situation l’exige. Le principe de proportionnalité permet d’évaluer la légalité des mesures de dérogation prises par le gouvernement tant dans leur nature et leur étendue que dans leur durée. En effet, les mesures exceptionnelles doivent être proportionnelles à la menace et ne peuvent durer plus longtemps que la menace elle même. Le gouvernement avec sa force matérielle, sa police, son armée, son administration et ses moyens de propagande, serait-il impuissant à maintenir l’ordre public sans le secours des lois d’exception et la compression, sinon l’abolition, des libertés ? D’ailleurs, sur le plan de la stricte légalité le pouvoir avait d’autres moyens légaux d’action. En effet, la Constitution de 1989, tout comme celle de 1996 d’ailleurs, donne d’immenses prérogatives au président de la République. C’est lui qui désigne le premier ministre sans l’immixtion, dans cette prérogative, d’aucune autre autorité. Il a encore la possibilité de dissoudre l’assemblée élue, fut elle avec un FIS majoritaire, pour provoquer constitutionnellement de nouvelles élections législatives. Par conséquent, avec ces moyens constitutionnels, il n’était pas nécessaire ni d’arrêter le processus démocratique, ni de proclamer l’état d’urgence en suspendant de fait l’ensemble des droits de l’homme consacrés tant par le droit interne que par le droit international conventionnel.
Sur un autre plan, le PIDCP consacre un principe international de droit coutumier, inscrit d’ailleurs dans la charte des Nations Unies : le principe de non discrimination fondée sur des causes raciales, politiques ou religieuses. Le gouvernement qui prend des mesures discriminatoires au sein de la population doit objectivement justifier que ces mesures sont légitimes et nécessaires, qu’elles sont les seules à pouvoir faire face à la menace contre l’existence de la nation. Or qu’en est il de l’Algérie de 1991, ensuite de 1992 à ce jour ? Il paraît évident et sans le recours d’une démonstration, que l’ensemble des mesures prises ne visaient qu’à réprimer un seul parti politique dûment agréé, un seul adversaire politique, et ce, au fallacieux motif qu’il ne respecterait pas, au FUTUR, la démocratie. C’est aussi simple que d’attribuer à celui dont on ne partage pas l’opinion les défauts qui précisément nous caractérisent. Le bâtonnier Mabrouk Belhocine, qui fut membre de la commission d’enquête sur l’assassinat du président Boudiaf, aimait à répéter que la mauvaise foi est comme l’argent, ne peut la prêter à autrui que celui qui en est assez riche.
Enfin, certains droits ne peuvent être suspendus, même lorsque la menace contre l’existence de la nation est prouvée et dûment établie. Il s’agit des droits de protection de l’être humain généralement en danger dans les situations d’urgence. Ces droits sont fondamentaux comme le droit à la vie, l’interdiction de la torture, des détentions arbitraires, des enlèvements suivis de disparitions, des jugements inéquitables. Comme la définition internationale de ces droits n’exclut pas ceux prévus par la législation interne, il faut donc ajouter à notre liste tous les droits de l’homme que la Constitution algérienne considère comme fondamentaux, ceux aussi que le gouvernement algérien avait déclaré solennellement garantir malgré l’état d’urgence, mais qu’il a violés de façon manifeste.
Dans les faits, l’autorité algérienne a suspendu la garantie de tous les droits fondamentaux et a permis la pratique systématique des arrestations illégales et enlèvements, la torture, les exécutions sommaires et la pratique politique discriminatoire. Comment peut-on dire à ceux qui ont été traqués, enlevés, parqués, torturés : vous avez des droits incompressibles. Et à ceux qui ont fait connaissance, dans les lieux officiels ou dans des lieux clandestins, du supplice de la pendaison par les membres, de l’enculade par matraque et tessons de bouteille, de la castration avec des tiroirs et autres trouvailles, qui ont vécu le supplice au feu et de la suffocation à l’eau nauséabonde des WC ou à l’eau savonneuse, dans le meilleur des cas. Comment dire : « vous avez des droits incompressibles » à ceux qui ont servi de cobayes, malgré eux, aux découvertes des spécialistes de la douleur, et à celles sur lesquelles a été pratiquée la fouille des parties sensibles du corps avec une perceuse électrique ou encore à ceux qui subissent l’introspection par l’introduction d’une seringue dans le pénis. Pouvons nous dire aux milliers de déportés, vous avez des droits incompressibles alors qu’ils souffrent de détention illégale dans des camps de fournaise à ciel ouvert ? Sans aucune accusation que leur conviction religieuse et leur opinion politique.
CONCLUSION
Ainsi le gouvernement algérien n’aura utilisé l’état d’urgence que pour accroître sa marge de discrétion dans l’exercice absolu du pouvoir. Et accessoirement, pour couvrir la violation systématique des droits fondamentaux de l’homme aux yeux de l’opinion internationale. La proclamation de l’état d’urgence fut une violence au droit. Sa prorogation en est une autre, tout aussi coupable. Les décideurs voulaient un cadre juridique formel leur permettant de mettre en ouvre la politique de l’éradication et de sauvegarder les apparences vis-à-vis des opinions publiques. Sous ce prétexte, ils ont levé tout obstacle à l’exercice de la répression et, en même temps, supprimé les droits fondamentaux à la vie, à la liberté et à l’intégrité physique et morale de la personne humaine.
C’est dans un espace de non droit organisé à dessein que va se dérouler un terrorisme d’Etat sanglant, où aucun droit et aucune liberté ne sont reconnus à l’ennemi politique, ni à ceux soupçonnés de l’être, ainsi que leurs parents, par le sang et par l’alliance, leurs amis et leurs voisins, et même leurs avocats car, sous le spectre de la responsabilité collective, nul n’est épargné. L’évocation de la proclamation de l’état de siège, ensuite de l’état d’urgence qui a duré plus de sept années et jusqu’à ce jour, aidera à la compréhension du terrorisme officiel mis en pratique.
Dans un cadre de non droit prémédité, les institutions de l’Etat prendront ensemble l’uniforme de la répression. Un gouvernement soldat, un Etat policier et une justice aveugle participeront à ce terrorisme. Le gouvernement pratiquera la détention administrative et l’assignation à résidence à grande échelle, sans aucune préoccupation pour la loi ou pour l’humain. La propagande couvrira ces injustices par le viol massif des foules en organisant et en utilisant les médias pour la guerre. L’Etat policier, dans ces conditions, ne s’embarrassera ni du droit à la vie, ni du droit aux libertés. Le juge girouette, quant à lui, ira dans le sens du vent.
Renvois
1 cas Grec, 12 a, Y.B. , §153, 1969. Article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales – 213, UNTS 221, ETS 5, 1950.
2 Selon une déclaration du ministre de l’intérieur Mohammedi, faite le 4 juin 1991, ces tireurs visaient aussi bien les grévistes que les policiers. Le journal gouvernemental El Moudjahid confirmera l’information le 13 du même mois. Le président et porte-parole du FIS, monsieur Abassi Madani, dira publiquement, lors d’une conférence de presse, que les tireurs sortaient des commissariats de police, sans avoir jamais été démenti. Ces tireurs avaient été filmés sortant des commissariats de police, les cassettes vidéo ont été remises au général Mediene Mohamed, dit Toufik, responsable de la Direction Renseignement et Sécurité (DRS) du ministère de la défense nationale. Des copies de ces cassettes seront déposées plus tard au greffe du tribunal militaire de Blida par les avocats de la défense des dirigeants du FIS, en même temps que d’autres pièces. Par ailleurs, si parmi les tireurs anonymes le journal gouvernemental El Moudjahid du 13 juin 1991 désigne le groupe Hijra wa takfir, celui-ci est précisément le plus radical opposant au FIS dont les membres sont déclarés impies.