Enclaves de Ceuta et Melilla: La tragédie à ciel ouvert

ENCLAVES DE CEUTA ET MELILLA

La tragédie à ciel ouvert

L’Expression, 09 octobre 2005

Quatorze personnes sont mortes au cours de ces dernières semaines

Les enclaves de Ceuta et Melilla, ce n’est pas seulement le jeu du chat et de la souris avec des clandestins qui escaladent des barbelés et des forces de l’ordre qui les tirent comme des lapins. C’est surtout le spectacle de la misère à l’oeil nu, sous le regard impassible de la caméra et des télévisions du monde. C’est la tragédie des temps modernes, un problème qui ira en grandissant. Le secrétaire général de l’ONU , Kofi Annan, estime le nombre de personnes qui vivent hors de leur pays à deux cent millions, alors qu’ils ne dépassaient pas la moitié de ce chiffre il y a trente ans.
Quatorze personnes sont mortes au cours de ces dernières semaines. Ce nombre est encore plus élevé chez les personnes qui sont mortes en mer, entre la Libye et l’Italie, sur l’île de Lampedusa. Le magazine italien l’Expresso, proche de l’opposition, a publié un reportage sur les traitements inhumains infligés à ces ressortissants africains qui échouent sur ce premier port italien en Méditerranée, allant jusqu’à comparer la situation de ces clandestins aux pratiques honteuses de Guantanamo (camp de détention américain à Cuba) et d’Abu Ghraïb, en Irak. Les immigrés sont victimes d’actes de racisme et de brimades dans les centres d’accueil. Un journaliste italien, Fabrizio Gatti raconte s’être fait repêcher en mer près des côtes de Lampedusa, se faisant passer pour un Kurde irakien du nom de Bilal Ibrahim El Habib. Cela nous rappelle le journaliste allemand qui s’était fait passer pour un immigré turc au cours des années 70.
Après avoir séjourné au centre d’accueil de Lampedusa pendant huit jours, il a été transféré avec un groupe d’immigrés à Agrigente, en Sicile, où un ordre d’expulsion lui a été remis avec un billet de train Agrigente-Palerme. «Vous êtes libres et vous avez cinq jours pour quitter l’Italie » leur a déclaré le fonctionnaire de police en leur remettant ce document dont l’hebdomadaire publie un fac-similé. Fabrizio Gatti affirme avoir été témoin d’actes racistes et de brimades infligés aux immigrés par certains gardiens. Il évoque notamment l’ordre de se dénuder en public et l’obligation faite à des musulmans de regarder des images graphiques sur un téléphone portable tenu par un carabinier. En fait, le centre qui est conçu pour recevoir 190 personnes, est régulièrement en surcapacité en raison de l’afflux d’immigrés à Lampedusa. Plus de 15.000 personnes ont débarqué illégalement en Italie depuis le début de l’année, dont près de 10.000 à Lampedusa.
Par ailleurs, la soudaine hargne des clandestins à grimper les murailles barbelées de Ceuta et Melilla est le signe que quelque chose est en train de se passer, à la manière de ces jeunes manifestants de Tizi Ouzou qui arboraient sur leur poitrine: «Nous n’avons pas peur de mourir, nous sommes déjà morts».
Cette tragédie à ciel ouvert, et qui se déroule à nos frontières, est bien l’indice que quelque chose de terrible est en train de se passer. On voit s’affronter le Nord opulent et le Sud démuni. Des hommes qui veulent rejoindre l’Eldorado européen au péril de leur vie. Venus d’Afrique subsaharienne pour la plupart, mais aussi du Kurdistan, d’Afghanistan, voire même du Maghreb, ils sont à la quête d’un peu d’humanité; mais ils sont reçus avec la trique, les balles et les brimades. C’est comme dans le Titanic : les riches en haut, et les pauvres dans la soute, les étages inférieurs. Ainsi sont l’Europe et l’Afrique, deux mondes qui sont proches et pourtant si éloignés. Ceuta et Melilla, c’est vraiment l’Europe au coeur de l’Afrique. C’est pour ces milliers de clandestins, la porte du bonheur et de l’abondance.
Les Européens avaient promis une prospérité partagée dans le cadre du processus de Barcelone, mais nous ne voyons que la misère étalée à ciel ouvert.

Tarik RAMZI