Les zaouïas et les législatives

Dossier. Les zaouïas et les législatives

Ces politiciens qui cherchent la baraka des cheikhs

El Watan, 29 avril 2012

Les zaouïas et les politiciens, un sujet qui refait surface à la veille des élections législatives du 10 mai 2012. Des confréries ont affiché, par le passé, ouvertement leur soutien au candidat-président Abdelaziz Bouteflika en 2004 et en 2009. Les zaouïas rattachées à la tariqa Rahmania n’accordent aucun appui aux candidats.

Si des politiciens cherchent la baraka des cheikhs, leur vision n’est pas circonscrite. En les sollicitant, ils veulent berner l’opinion publique. Les candidats, passés maîtres dans l’art de la tromperie, essayent de se donner une image de sainteté. Soulignons que la collaboration de quelques cheikhs ajoute de l’eau au moulin. Ils participent ainsi au subterfuge, en contrepartie de quelques modiques dinars. Toutefois, une poignée de cheikhs résistent aux tentatives de récupération politicienne. Les zaouïas, dans le passé et le présent, jouent pour une partie d’entre elles un rôle majeur dans la société, comme la mise à terme de conflits familiaux et «claniques».

D’autres n’existent que pour cautionner les dérives d’une autorité. L’histoire retiendra que des confréries ont lutté contre le colonisateur, alors que leurs semblables, pour des raisons de leaderships, ont applaudi l’invasion.
Pour en savoir plus, nous sommes allés à la rencontre de l’une des quatre plus importantes confréries en Algérie, en l’occurrence le commandement général de la Tariqa Rahmania. A elle seule, cette tariqa brasse des centaines de milliers d’adeptes. Son commandement est entre les mains du cheikh Mohamed El Mamoun El Kacimi El Hassani, 68 ans, également à la tête de la zaouïa El Kacimia d’El Hamel depuis 1994. El Hamel, distante de 8 km de Bou Saâda (250 km au sud est d’Alger), se situe au pied du massif oriental de l’Atlas saharien.

Une influence considérable dans le sud-est algérien

Agréable petite commune de 12 000 habitants, elle abrite depuis 1863 la zaouïa El Kacimia. Elle a été fondée par Mohamed Ben Abi El Kacim. Comparée aux zaouïas affiliées à la Tariqa Rahmania (250 environ), celle d’El Hamel n’a pas encore fêté son bicentenaire. Les Kacimi sont devenus d’office les pôles de la Tariqa Rahmania lors du transfert du «pouvoir spirituel» opéré par cheikh Ameziane Ahdeddad. Ce dernier en a décidé ainsi suite à son incarcération à Constantine, à la prison de Koudiet, au lendemain de l’insurrection des Biban menée de pair avec cheikh El Mokrani, raconte l’un des moqadem de la zaouïa. Depuis cette date, les adeptes de la tariqa, Kabyles pour la plupart, se regroupent chaque année à El Hamel pour rencontrer leurs frères.
Les Rahmanis s’appellent entre eux les «ikhwan». De cet héritage, l’influence de la zaouïa d’El Hamel reste considérable, au-delà même du champ religieux. Son poids est tellement conséquent que son cheikh est actuellement membre du Conseil supérieur islamique.

D’emblée, Mohamed El Mamoun nous relate la situation des zaouïas en général, et celle qu’il préside en particulier. «A partir des années 1970, nos institutions ont été réprimées, interdites d’exercer et réduites presque à néant. Il y avait une volonté de couper le cordon ombilical, millénaire, qui lie les zaouïas à la société algérienne.» La Tariqa Rahmania Khalwatia, fondée en 1774 par Sidi Mohamed Ben Abderrahmane, dit Sidi M’hamed, n’est pas seulement ancrée en Algérie.
Des zaouïas qui lui sont affiliées existent également en Tunisie et en Afrique, notamment au Soudan. Sidi M’hamed avait enseigné au Darfour, avant de revenir 30 ans plus tard, en 1750, en Algérie où il créa plusieurs centres d’enseignement. La rencontre avec cheikh El Mamoun El Kacimi s’est déroulée sans protocole. Le visage serein, habillé d’un burnous et d’une djellaba éclatants de blancheur. Les discussions pour évoquer avec le cheikh la vision politique des zaouïas se sont déroulées sans tabou. Et pour cause, le cheikh avait des choses à dire.

Zaouïa pro-régime et zaouïa neutre

Dans son modeste salon (les soufis ne donnent pas de valeur au luxe), cheikh El Mamoun dit que les pratiques de quelques zaouïas lors des campagnes électorales divergent. Comme dans un passé, où quelques-unes d’entre elles n’ont pas fait honneur aux confréries, et comme d’autres ont constitué un stock d’hommes, ainsi que des refuges, pour les moudjahidine montés au maquis. «La Rahmania, pour sa part, la zaouïa d’El Hamel entre autres, n’accorde aucun soutien aux politiciens, que ce soit à la veille d’échéances électorales ou pour d’autres événements.

Nous considérons tous les Algériens comme des musulmans égaux devant Dieu. Politiquement, nous ne cautionnons personne», tranche cheikh El Kacimi. «Si nous avons une vision politique, elle ne concerne que l’islam», soutient-il. Le chef de la Tariqa Rahmania précise que «le seul champ d’action est lié à la société, car nous nous intéressons, d’un point de vue global, au sort de la communauté». Au fil des entrevues, cheikh El Mamoun El Kacimi tient à se démarquer des zaouïas qui ont clairement affiché leur position partisane, encourt une fois, sans les citer et sans évoquer des noms. «Nous ne sommes membres d’aucune organisation ni d’aucune association», affirme notre interlocuteur. Puis, il souligne que «seule la Rabita Rahmnia des zaouïas éducatives représente la confrérie». Celle-ci a été créée en 1989 pour contribuer à stopper la déferlante wahhabite qui prenait de l’ampleur.

«Notre ‘rabitat’ a été mise sur pied sur des bases solides, pour servir Dieu. Elle ne sera jamais sous la tutelle de quiconque.» «L’islam prôné par les cheikhs qui nous ont précédés est conforme à la société algérienne», explique-t-il. Cette précision est de taille. Mahmoud Chaâlal, président de l’UNZA, parle au nom des zaouïas membres de l’organisation qu’il préside. El Mamoun, lui, défend la ligne de la «rabita rahmania». Par ailleurs, sans citer le moindre nom, mais toujours facile pour savoir à qui il fait illusion, cheikh El Mamoun déplore «la vindicte injuste et injustifiée qui s’est abattue sur les tariqa soufie, et sur le soufisme d’une manière générale, au lendemain de l’indépendance».

Décision politique ou pas ? El Mamoun El Kacimi expose les conséquences : «En voulant tuer les zaouïas, ils (les autorités post-indépendance) ont laissé le terrain vierge à des courants religieux étrangers à nos coutumes et à notre raisonnement», argue-t-il. Il ajoute que «les zaouïas ont été des remparts. Elles ont formé de grands savants algériens et véhiculé l’islam dans son originalité, dans son équilibre, sa modération et sa tolérance. Cela grâce à une éducation complète et à la bonne compréhension des textes sacrés».

«Notre politique c’est l’islam»

Loin d’être des réservoirs électoraux de circonstance, cheikh El Mamoun veut rappeler que «les zaouïas ont au contraire été les lieux de réconciliation entre les tribus et les individus, et non des lieux de rixe et de tensions». Selon lui, «il arrive que nous soyons sollicités pour œuvrer en faveur de la paix et de la réconciliation». La zaouïa d’El Hamel n’appelle ni au vote ni au boycott, malgré l’influence qu’elle exerce sur les tribus du Sud-Est algérien. Le pôle de la Tariqa Rahmania indique que «lors des élections, si des citoyens désirent voter (il répète ‘si’ deux fois), nous leur conseillons de porter leur choix sur les hommes et les femmes honnêtes, de bonne volonté, qui veulent concrétiser la justice sociale entre les gens. Nous ne leur disons jamais de voter expressément pour quelqu’un». Quant aux politiciens qui se rendent à la zaouïa d’El Hamel, le cheikh dit que les visites sont courantes et ordinaires. De même, poursuit-il, «j’ai reçu plusieurs personnalités». Il explique qu’en étant chef de zaouïa, il lui est refusé de «renvoyer les visiteurs d’où qu’ils viennent, quels que soient leur nature, leur statut, leur catégorie».

Si des politiciens veulent s’afficher avec le cheikh, «leur volonté est de faire croire à l’opinion publique qu’ils sont bénis par cette autorité religieuse», confie en aparté un membre de la zaouïa. Le cheikh, quant à lui, s’innocente : «Si les caméras me montrent avec des membres de partis politiques, cela ne veut pas dire que je demande à la population de voter pour eux.»
El Mamoun regrette, sans le dire explicitement, que des images passant en boucle à l’ENTV soient exploitées à des fins politiciennes. Cela dit, toujours est-il que le cheikh conseille aux citoyens qui veulent voter de choisir «les personnes qui tiendront leurs promesses et qui soulèvent l’intérêt de la nation sur toute autre considération».

Cheikh El Mamoun recommande également de voter pour les personnes dont «la préoccupation première est la lutte contre le chômage, le recouvrement des droits et le combat contre l’injustice».
Dans la foulée, il précise, et c’est peut-être là un message qu’il adresse aux politiciens que «la mission d’une zaouïa c’est avant tout l’enseignement de la religion». Cette thèse n’est pas partagée par l’UNZA, qui pense que «c’est une erreur d’écarter les zaouïas du jeu politique». Cheikh El Mamoun reconnaît, sans le dire clairement, que l’exploitation des zaouïas par les politiciens décrédibilise davantage ces institutions cultuelles. Pour lui, «l’histoire retiendra cependant que les zaouïas ont toujours été des centres culturels, d’enseignement et des fiefs nationalistes».

Les citoyens qui se rendent à la zaouïa d’El Hamel n’évoquent pas les élections législatives du 10 mai. Bien au contraire, on sent un désintéressement total de leur part. Dans la zaouïa d’El Hamel, 65 élèves (talib) apprennent le Coran. Ils ne s’intéressent ni aux élections ni à la vie politique. Pour eux, «ce serait une perte de temps de parler de sujets pareils». Seul l’islam prime dans cet endroit. Ces mouride (disciples) sont inscrits en système d’internat. Ils sont pris en charge de la nourriture jusqu’au logis. Les dépenses sont conséquentes. Selon la direction, «la zaouïa survit avec l’aide de bienfaiteurs».

La zaouïa d’El Hamel a été la seule institution soufie dirigée par une femme, en l’occurrence lala Zineb, fille du fondateur Abi El Kacim, de 1897 à 1904. Son cousin germain a repris le flambeau lorsqu’elle a rendu l’âme. Dans la tradition confrérique, le successeur hérite de «secrets spirituels». Un membre de la direction de la zaouïa s’interroge quant à l’absence dans les manuels scolaires de plusieurs vérités. «Dans les livres, on ne dit jamais que l’Emir Abdelkader était un soufi de la tariqa Kadiria, que cheikh Aheddad était issu de la tariqa rahmania et bien d’autres chefs ont été membres de confréries.»

La révolution agraire, mise en œuvre par le président Houari Boumediène à partir des années 1970, a privé les zaouïas de leurs terres. «Les biens wakfs ont été nationalisés. Les confréries se sont retrouvées sans ressources financières pour faire fonctionner leurs centres». Pour l’histoire, dans le temps, les tribus, pour ne pas verser régulièrement des biens et des offrandes, notifiaient des parcelles de leur terres en wakf, donc en «houbous». Les zaouïas pouvaient cultiver différentes sortes de produits maraîchers et les vendre pour continuer à subvenir aux besoins techniques de leur institution. «Depuis 1991, avec l’arrêt officiel de la révolution agraire, des zaouïas peinent à recouvrer leur droit», cite un moqadem.
Destination Tolga, à 150 km au sud de Bou Saâda et à 450 km d’Alger.

Là se trouve la zaouïa de Sidi Ali Ben Omar, dite la zaouïa othmania. Elle est également rattachée à la tariqa Rahmania. Fondée en 1780, dans ce magnifique endroit apaisant, retapé et bien entretenu, cheikh Abdelkader El Othmani, fez sur la tête, nous reçoit aimablement. Du haut de ses 86 ans, il reste lucide, élégant et éloquent. A notre question sur le rôle des zaouïas lors des campagnes électorales, il répond sans gêne que «la zaouïa Othmania n’est pas concernée». «Nous ne soutenons aucun politicien. Nous sommes contre la division du peuple algérien. Pour nous, seul l’intérêt national est important», lance-t-il. Son fils, Azouzi Othmani, la soixantaine entamée et avocat de profession, ne nie pas que «des politiciens tentent d’exploiter l’aura qu’ont les zaouïas sur les populations, afin de gagner des voix». Cheikh El Othamni explique que «les politiciens savent à quoi s’en tenir ; aucun soutien ne leur sera accordé de notre part». «Nous enseignons l’islam, pas la politique», tranche le cheikh.

La zaouïa Othmania est jalouse de son indépendance. Elle a uniquement intégré la rabita Rahmania que préside cheikh El Mamoun El Kacimi. Le fils de cheikh Abdelkader Othmani, Azouz, ironise : «Avez-vous vu un serpent à trois têtes dans une palmeraie. Une est munie d’un sabre, une deuxième d’un pistolet, forcément, la troisième est arrachée.» Traduction : cette petite formule laisse sous-entendre qu’aucun politicien n’est le bienvenu pour des motifs électoraux. Enfin, reste à savoir si la tariqa Rahmania se préservera de tout entrisme. Difficile. Mais une chose est sûre, des zaouïas, même s’il arrive de douter de leur indépendance vis-à-vis du régime, disent jouer un rôle pour bloquer l’expansion du wahhabisme. Il reste que l’utilisation de la religion à des fins politiques demeure une grave atteinte aux valeurs modernistes. N’est-ce pas imiter les wahhabistes qui utilisent la religion à des fins politiques ? Une zaouïa, une mosquée ou tout autre lieu de culte ne doit se consacrer qu’à des activités religieuses, pour que les politiques, eux, s’occupent de faire de la vraie politique.

Mehdi Bsikri


 

Mahmoud Chaâlal. Président de l’Union nationale des zaouïas algériennes (UNZA)

«Abdelaziz Bouteflika a eu son deuxième mandat grâce à nous»

El Watan, 29 avril 2012

Le président de l’Union des zaouïas explique que le soutien de son organisation va à des personnes et pas aux partis politiques : «Nous ne soutenons pas les partis, nous soutenons des politiciens.»

– Ces dernières années, des zaouïas affichent ostensiblement leur soutien à des politiciens. Quels sont vos critères pour «bénir» un candidat ?

Les zaouïas soutiennent tous les Algériens. Elles ne soutiennent particulièrement aucun parti politique. Les zaouïas soutiennent les politiciens honnêtes, compétents et intègres. Le cheikh, qui est une autorité spirituelle, peut trancher lorsque le choix devient difficile. Un cheikh peut recommander à ses disciples et aux gens de la région (où siège sa zaouïa) de voter pour «untel fils de tel» parce qu’il connaît tout le monde.

En plus, si les politiciens ou militants d’un parti politique viennent nous voir, on ne peut pas les renvoyer. Même le président de la République a sollicité les zaouïas pour se présenter à de nouveaux mandats. Les zaouïas l’ont aidé, pas en tant que représentant d’un parti politique (Bouteflika est président d’honneur du FLN, ndlr), mais en tant que personne que nous avons jugé compétente et homme de la situation. Cela dit, ceci ne veut pas dire que des zaouïas étaient contre les autres candidats.

En pratique, ce sont les associations apparentées à des zaouïas qui s’intéressent réellement à la politique. Une zaouïa peut parrainer jusqu’à 1000 associations qui activent sur le plan social. A la tête de chaque association, il y a un moqadem (grade de responsabilité dans une zaouïa). Donc, si on compte le nombre de moqadem, on peut dénombrer environ 8900 zaouïas en Algérie. Le politicien ne sollicite pas directement le cheikh de la zaouïa. Il s’intéresse particulièrement aux organes associatifs. Un moqadem peut représenter entre 100 et 1000 électeurs. Ainsi, si le moqadem conseille de voter pour un politicien, ce dernier gagnerait ce nombre de voix.

– Ce soutien peut être considéré comme une forme d’influence sur les citoyens qui décident de voter…

Oui, il y a de l’influence. Je précise qu’au sein de l’UNZA, il existe des adeptes qui sont membres de tous les courants politiques. Ils sont soit issus de partis dits nationalistes, démocrates ou islamistes. On ne peut pas favoriser un parti vis-à-vis d’un autre.

– Cette influence est-elle une forme d’immixtion des zaouïas dans le politique ?

Exclure les zaouïas du jeu politique est une erreur. Les zaouïas ont le droit d’émettre des avis. Il ne faut pas oublier que l’Emir Abdelkader, le fondateur de l’Etat moderne algérien, était un soufi. C’était un adepte de la zaouïa Kadiria. Il ne faut pas se tromper et tomber dans l’amalgame. Les zaouïas ne s’impliquent pas directement dans le pouvoir et dans la prise de décisions. La zaouïa est une institution cultuelle, certes. Mais elle doit s’intéresser au domaine politique. Son rôle ne sera d’ailleurs pas décisionnel. Il sera consultatif. La zaouïa ne fait pas de la politique pour prendre le pouvoir. Il ne faut pas confondre entre politique et pouvoir.

– De quelle manière des zaouïas peuvent-elles contribuer politiquement ?

Les zaouïas sont antérieures aux partis politiques et existaient bien avant les associations de la société civile. C’est au sein des zaouïas que les nationalistes algériens ont été formés. A titre d’exemple, la majorité des militants du PPA et du FLN étaient des soufis. Conclusion : vouloir éloigner les zaouïas de la scène politique est un non-sens.

– Pensez-vous qu’un candidat aux élections législatives a plus de chances de gagner un siège au Parlement lorsqu’il est soutenu par une zaouïa ?

Absolument et c’est à l’honneur de la zaouïa. Par ailleurs, pour les élections présidentielles de 2004 et de 2009, Abdelaziz Bouteflika a été réintroduit au palais d’El Mouradia grâce à nous. Ce qui nous enchante. De plus, le président de la République est un soufi.

Mehdi Bsikri


Mostefa Hemissi. Essayiste et journaliste

«Solliciter les zaouïas démontre l’échec des partis politiques»

El Watan, 29 avril 2012

– A quand remonte la relation entre les zaouïas et les autorités ?

La relation entre la zaouïa et l’autorité a traversé plusieurs étapes dans l’histoire de l’Algérie, La zaouïa a été souvent présente dans le jeu politique dans notre pays. Il y avait des zaouïas proches de l’autorité, d’autres étaient rebelles. Cette relation a changé au fil des années et selon les circonstances. Politiquement, la zaouïa a joué le rôle de médiateur entre l’autorité et la population. La zaouïa a été, depuis le règne des Zianides, puis sous l’empire ottoman et le colonialisme français, un outil pour organiser la relation de l’autorité avec les populations. Cette médiation était un moyen très important de l’administration. De ce fait, on pouvait trouver des discours collaborationnistes qui définissaient la colonisation comme l’expression de la volonté divine (mektoub). Des membres de zaouïas ont même déformé volontairement l’interprétation du verset qui dit «wa atioû Allah wa rassoul wa ouli el amri minkoum». Le mot «minkoum» était occulté, puisqu’il veut dire «dirigeant musulman». La technique de la médiation fait partie de la délégation du pouvoir. La zaouïa était devenue un organe inconditionnel du régime, aux côtés du système tribal, puisque l’autorité choisissait à qui elle délègue le pouvoir qui la représente, les caïds à titre illustratif. Dans un système démocratique, la population désigne celui qui la représente. La technique de la médiation et de la délégation est le strict contraire. A partir des années 1980, les zaouïas ont été mises au devant de la scène, avec l’organisation en 1984 d’une rencontre nationale. Le pouvoir voulait en réalité recouvrer un certain ancrage dans la société, en actionnant la technique de la médiation. A partir de ce moment, les gouvernants, les dirigeants, les politiciens n’ont plus hésité à solliciter l’aide des zaouïas pour concrétiser leurs calculs. Au cours des campagnes électorales, les politiciens se dirigent vers les zaouïas parce qu’ils savent très bien que ces lieux représentent un soutien certain. Nous assistons aujourd’hui à un retour en force des zaouïas. Ces dernières prennent une place prépondérante dans le paysage public. Pour mieux comprendre, je donne l’exemple d’une zaouïa située à l’ouest du pays, qui donne des leçons de religion pendant le mois de Ramadhan (Hemissi fait allusion à la zaouïa Belkadia d’Oran). C’est une décision politique. Choisir particulièrement une tariqa (dans ce cas, la Belkadia Hibria Chadoulya) veut dire encourager un discours religieux au détriment d’un autre, tout en excluant les hommes de religion officiels. Car les partis et la société civile sur lesquels ils ont investi ont prouvé leur incapacité. Solliciter les zaouïas démontre l’échec des partis politiques. Je considère cette méthode comme rétrograde et dangereuse. En revanche, une remarque s’impose. Ce ne sont pas toutes les parties au pouvoir qui sont d’accord avec ce procédé. Les tariqas doivent refuser une nouvelle forme de médiation et se concentrer sur l’enseignement de la religion. Elles ne doivent pas s’immiscer dans le jeu politique ou être intermédiaires, une nouvelle fois, entre l’autorité et la population. L’ouverture du champ politique permettrait aux partis politiques de s’émanciper des tutelles. Grâce à d’intenses activités de la société civile et des syndicats, nous pourrions produire une nouvelle élite.

– Les oulémas se sont-ils opposés aux tariqas pour mettre fin à cette technique de médiation ?

Non, le mouvement réformiste, El Islah, conduit par Abdelhamid Ben Badis et Bachir El Ibrahimi à partir des années 1930, voulait corriger la relation entre l’homme de religion et les populations dans le but de donner à ce rapport de nouvelles bases. Avec l’avènement de l’indépendance, le courant réformiste a été adopté comme unique source religieuse. Au cours des premières décennies de colonisation, il existait par contre des clivages entre zaouïas. Certaines refusaient de rejoindre la révolte de l’Emir Abdelkader sous prétexte qu’il était Kadiri. Ahmed Bey, qui avait organisé la révolte dans le Constantinois et le Sud-Est algérien, refusait de joindre ses efforts à l’Emir sous prétexte qu’il était Arabe et lui Kouroughli, donc d’ascendance turque. L’Emir a pu enrôler sous sa bannière des tribus entières et des moudjahidine l’ont rejoint, dont des adeptes de la tariqa Rahmania, très ancrée en Kabylie. Les zaouïas pouvaient faciliter les soulèvements populaires ou les avorter.

Mehdi Bsikri


Saïd Djabelkhir. Chercheur en soufisme

«Quand un cheikh reçoit un politicien, cela n’engage pas la tariqa»

El Watan, 29 avril 2012

– Depuis quand le soufisme est-il pratiqué en Algérie ?

Le soufisme est arrivé en Algérie à la fin du premier siècle de l’Hégire. Les chorfa (descendants du Prophète Mohamed par sa fille Fatima) en sont les initiateurs. Ils se sont réfugiés au Maghreb en raison de l’oppression qu’ils subissaient. Des exactions étaient commises à leur encontre par les Omeyyades et, plus tard, par les Abbassides. Le premier point de chute des chorfa, qu’on appelle communément m’rabtia, a été la ville de Tahert (non loin de la ville actuelle de Tiaret, à 150 km au sud-ouest d’Alger). Ils sont restés des dizaines d’années sur ces lieux, puis se sont éparpillés dans tout le Maghreb, en Algérie et au Maroc notamment. D’ailleurs, le mausolée de Sidi Slimane Ben Abdallah El Kamil ben El Hassan Ben El Hassan Ben Ali Ben Abou Talib abrite la plus ancienne tombe maraboutique au Maghreb. Elle se trouve à Aïn El Hout, à 20 km de Tlemcen.

Durant leur présence en terre maghrébine, ils sont bien évidemment entrés en contact avec les populations locales. Ils se sont installés généralement en dehors des villes, dans les campagnes et les montagnes. Les chorfa ont commencé à enseigner la religion musulmane. Ils possédaient un grand savoir théologique exotérique (charia) et ésotérique (haqiqa), que les fouqaha (gardiens du temple de l’orthodoxie traditionnelle) n’ont pas. L’islam qu’ils enseignaient était pur, dénudé de tout fondement officiel, contrairement à celui tenu par les fouqaha (érudits) de la cour omeyyade. C’était un islam maraboutique auquel les Maghrébins se sont attachés. Les chorfa se mettaient à l’écoute des pauvres, des défavorisés des orphelins et des victimes d’injustices commises par les pouvoirs en place. Ainsi, les chorfa ont organisé un mécanisme d’aide qui est devenu la zaouïa.
S’agissant des voies spirituelles, la première tariqa en Algérie est la Madyania, qui est l’ancêtre de la tariqa chadoulya. Elle a été fondée par Sidi Boumediène El Ghouti. En Algérie, parmi les tariqa les plus importantes, on peut noter la Kadiria, la Tidjania, la Rahmania, la Alawiya-Derkaouia, la Hibria-Derkaouia (actuellement appelée Belkaidia). Ces dernières sont issues de la Chadoulya.

– Quelle a été la relation des soufis avec les différents régimes successifs ?

Un soufi, par définition, ne cautionne pas le pouvoir et les gens qui gravitent autour. A l’origine, les soufis ont toujours été anti-pouvoir. Car, ils ont été, de tout temps, persécutés par les régimes en place. Nous avons une multitude d’exemples de soufis exécutés à la suite de fetwas (édits religieux) décrétés par les fouqaha. On peut citer Sidi El Halwi qui a été crucifié à Tlemcen. Beaucoup de soufis ont été assassinés. Ils avaient d’ailleurs un fondement dans leurs différentes tariqas : «Celui qui collabore avec le régime est un corrompu.» Les soufis interdisaient à leurs adeptes de bâtir une relation avec les dirigeants. Le mouride (élève dans une zaouïa ou disciple d’une tariqa) qui occupait une fonction dans l’administration était de facto exclu de la confrérie. Mais anti-pouvoir ne voulait pas dire soulever une révolte.
Il faut ajouter que les soufis, historiquement, refusaient également les compromissions avec le pouvoir, ce qui explique leur retrait dans des zones rurales, loin des centres urbains, à l’opposé des fouqaha, proches de la cour.

– Il semble que cette méfiance n’est plus d’actualité…

Au fil des siècles, d’autres confréries sont nées et ont adopté des positions plus conciliantes avec différentes autorités, comme la tariqa senoussia, dont les responsables s’entendaient bien avec les officiels ottomans. À partir du XVIe siècle, l’entrée des Ottomans en Afrique du Nord (sauf le Maroc) a été facilitée par les grands maîtres soufis, dont Sid Ahmed Ben Youcef El Miliani, qui était un grand pôle du soufisme. C’est lui qui a ouvert les bras à Aroudj et Kheireddine Barberousse. Sans lui, il aurait été impossible pour eux de rester à Alger, suite à l’assassinat, dans son bain maure, du maître des lieux, Salim Ettoumi. Grâce aux soufis algériens, l’Algérie a été rattachée à la Sublime Porte. Il faut comprendre que cette alliance s’est produite dans un contexte qui n’était pas clément pour les entités algériennes. Les Espagnols occupaient une partie du littoral, dont les villes d’Oran et de Jijel. L’Etat zianide était en déclin. Les confédérations tribales étaient, elles aussi, incapables de libérer les villes occupées. Donc pour chasser les chrétiens, Sid Ahmed Ben Youcef El Miliani a invité les Algériens à s’unir derrière les frères Barberousse. Les Turcs sont restés 350 ans. En même temps, il y avait des soufis qui étaient contre cette vassalité.

– Cette vassalité n’a pas toujours été coreligionnaire…

On dresse souvent un faux procès contre les zaouïas à cause de quelques pseudo-moqadem corrompus qui ont collaboré avec le colonisateur français et ce, à titre personnel. D’ailleurs, il n’y a aucun texte qui stipule que des tariqas en tant que telles ont fait allégeance à l’autorité coloniale.

– Mais les dirigeants post-indépendance ont avancé cet argument…

A l’indépendance, l’Etat national a marginalisé les confréries. Pourtant, elles avaient joué un rôle déterminant durant les révoltes populaires et au cours de la Guerre de Libération (l’Emir Abdelkader était adepte de la tariqa Kadiria et les cheikhs Amokrane et Aheddad étaient issus de la tariqa Rahmania). L’Etat avait opté pour le discours réformateur des oulémas (savants), perçu à l’époque comme moderne. Mais ce discours était de forme institutionnelle. Il ne se dirigeait pas vers les populations. En plus, et c’est ce qui est important à retenir, le discours des «oulémas» était un discours wahhabite importé d’Arabie Saoudite. Ce discours allait à l’encontre du référentiel religieux algérien qui se basait sur trois points essentiels, à savoir la doctrine achaârite, le rite de l’imam Malik (jurisprudence malékite) et le soufisme de l’école de l’imam Djounaid. Pour les dirigeants de l’époque, l’islam présenté par les tariqas était archaïque. Je pense que c’était une erreur d’agir de la sorte. Dans le fond, les gouvernants des années 1960-1970 voulaient en réalité gagner la sympathie de grandes figures de l’association des oulémas, vus comme une potentielle menace et un réservoir d’opposition, comme cheikhs Bachir El Ibrahimi, Abdelatif Soltani, Omar El Arbaoui, Mesbah Lahouidhek, Ahmed Sahnoun.

La création de l’association El Kiam était, en outre, pour le pouvoir, un organe cultuel à abattre. Donc, ils ont préféré concéder le champ religieux aux réformateurs, qui étaient tout de même, précisons-le, de grands érudits.
Toutefois, la marginalisation des zaouïas et la volonté de les faire taire a entraîné un vide spirituel. Les réformateurs ne pouvaient pas couvrir tout le territoire national, à l’inverse des zaouïas présentes sur tout le pays. De plus, peu d’Algériens possédaient la télévision pour suivre les leçons de religion des oulémas. Le manque d’alternative au référent religieux a ainsi laissé un terrain vierge au discours wahhabite, entré en force en Algérie à la fin des années 1970. Jusqu’à présent, si l’Algérie n’a pas encore nommé de mufti, c’est parce qu’elle n’a pas de référentiel religieux bien distinct et officiellement adopté par des textes clairs.

Par ailleurs, le colloque de la pensée islamique, initié à la fin des années 1960 par Malek Bennabi, est devenu par la suite une tribune pour les invités wahhabites qui provenaient des pays du Golfe. Au début, le colloque était moderniste, diversifié et équilibré. Puis, au cours des éditions suivantes, il a été infiltré par les wahhabites les plus radicaux. La grande erreur a été lorsque le ministère des Affaires religieuses a officialisé cette rencontre en la confiant à des pro-wahhabites et des pro-Frères musulmans. A partir des années 1980, le colloque a entièrement été dominé par les salafistes et son influence commençait à se faire sentir sur les jeunes. De là, une partie de la jeunesse algérienne s’est radicalisée, avec les conséquences que l’on connaît. Pourtant, les autorités pouvaient arrêter cette effusion dogmatique, puisque les signes étaient visibles.

– Pensez-vous que l’Etat essaye de réhabiliter les confréries ?

Oui et il faut réhabiliter l’islam maraboutique car il est le vrai référentiel religieux des Algériens. C’est leur vraie source religieuse et spirituelle.

– Il semble qu’il ne s’agit pas seulement d’une réhabilitation. Des zaouïas assument soutenir des politiciens

Si des zaouïas ont choisi de soutenir des candidats, il faut préciser que cela ne concerne que le soutien apporté par des moqadem (grade dans une zaouïa) ou des chouyoukh. Quand un cheikh reçoit un politicien, cela n’engage pas la tariqa. Les cheikhs continuent d’exercer une influence particulière sur une bonne partie de la population. Raison pour laquelle les politiciens demandent la baraka (bénédiction). Leur but étant d’être vus aux côtés des cheikhs. Quand les adeptes ou les gens de la région voient des accolades partagées, ils ont l’impression que le cheikh les soutient. Mais au fond, ce n’est pas toujours le cas. C’est une forme d’exploitation du religieux à des profits politiques qui laisse penser une forme d’immixtion du religieux dans le politique.

Mehdi Bsikri