Mohamed Salah Boukechour. Historien de l’économie : «Il est temps pour l’Algérie de renouer avec l’industrie»
Samira Imadalou, El Watan, 05 juillet 2021
Quel bilan faire de l’évolution de l’économie nationale depuis l’indépendance et des différents plans de développement mis en œuvre ?
Plusieurs qualificatifs se dégagent pour désigner ce parcours riche de presque 60 ans : des réussites, des échecs, des espoirs et des déboires ; c’est tout simplement l’expérience d’une nation régénérée après une période coloniale très difficile.
De ce parcours, on distingue deux «Algérie» : une, au lendemain de l’indépendance, où on trouve une Algérie volontariste et audacieuse qui vit avec l’esprit de la Révolution et ses valeurs nobles, et qui a réalisé d’énormes investissements, et une autre Algérie, depuis la fin des années 1980, en manque d’inspiration.
Cette dualité, on la retrouve également avec le choix du modèle économique : un système socialiste, dans un premier temps, et un autre à l’opposé du premier par la suite, à savoir l’économie de marché. Le seul élément qui a assuré la continuité depuis l’indépendance c’est la dépendance de l’économie du pays à la rente engendrée par les hydrocarbures.
Deux facteurs d’ordre historique furent à l’origine des choix économiques optés par le pays après son indépendance : le premier est le pacte colonial, qui a réduit la colonie au simple fournisseur de matière première et bon marché pour les produits manufacturés des usines de la métropole. Ceci a empêché la naissance et le développement d’une industrie dans la colonie, en laissant la place au secteur agricole qui dominait l’économie d’alors.
Le deuxième élément c’est le statut de l’Algérien dans le système colonial qui l’a réduit à un simple indigène. Au lendemain de l’indépendance, il a fallu une rupture avec le passé colonial et son modèle capitaliste au profit d’un modèle économique égalitaire de type socialiste, en harmonie avec les textes fondateurs de la Révolution algérienne.
Pour l’Algérie, le choix de l’industrie était, entre autres, pour assurer son indépendance économique avec son ancien colonisateur. L’option algérienne des industries industrialisantes a accaparé ainsi des parts importantes des investissements de l’Etat. Des capitaux colossaux sont alloués au secteur industriel : la part des investissements dans l’industrie est passée de 5% en 1963 à plus de 45% durant la période du plan quadriennal de 1970-1973.
En manque de ressources financières, l’Algérie s’est endettée pour financer ses investissements, la dette extérieure passe ainsi de 2,7 milliards de dollars en 1972 à 23,4 milliards en 1979. Cependant, dès le début des années 1980, cette expérience fut mise en échec et de nos jours, la part de l’industrie dans l’économie du pays est redescendue à 5% du PIB.
Ce dernier chiffre est très faible pour un pays de tradition industrielle comme l’Algérie. Le ramener à 15% du PIB voire à 20% est une nécessité pour le pays. L’industrie est le secteur qui assure une prospérité pour le pays.
Le paradoxe dans l’histoire économique de l’Algérie réside dans le fait que les infrastructures industrielles du pays furent, en majorité, réalisées lors de la période de gestion socialiste de l’économie et avec l’économie de marché une grande partie de cette base industrielle fut démantelée ouvrant en parallèle les portes au secteur de l’importation.
Sur le plan comptable, depuis 1962 et jusqu’en 2015, le pays a investi plus de 700 milliards de dollars. L’Algérie a réalisé des investissements supérieurs à ses pays voisins, mais les résultats étaient relativement faibles par rapport à ces mêmes pays. Le taux d’investissement annuel moyen par habitant est le premier au Maghreb, mais il reste faible par rapport aux pays industrialisés (il est moins de 6 fois par rapport à un pays comme l’Allemagne).
Qu’en est-il de l’exploitation des ressources naturelles avec une économie qui a toujours été dépendante des hydrocarbures ?
Par sa grande superficie, l’Algérie possède des ressources naturelles riches et variées. Cependant, depuis son indépendance le pays a construit son économie autour du secteur des hydrocarbures et il en reste dépendant jusqu’à nos jours. Évoquer les ressources du sous-sol pour remplacer les hydrocarbures, dans un futur proche, est une idée erronée ; le temps est venu de faire une rupture totale avec le système rentier. Désormais, les richesses naturelles doivent être exploitées intelligemment.
Le sous-sol algérien dispose de réserves immenses : le fer à Gara Djebilet (3,5 milliards de tonnes), pour le phosphate, le pays se situe en 3e place mondiale en termes de réserve (estimation 2,2 milliards de tonnes), ainsi que d’autres métaux précieux, comme l’or, l’argent, etc. Avec l’industrie des nouvelles technologies, les terres rares vont être l’un des facteurs majeurs des conflits dans le monde ; c’est ainsi que l’Algérie doit se positionner pour être à la hauteur des défis futurs.
Sur quels éléments devrait-on intervenir pour éviter de tomber dans les mêmes pièges en ce qui concerne les actions à venir, notamment celles contenues dans le plan de relance socioéconomique ?
Un plan de relance nécessite un budget important destiné pour un ou deux secteurs pilotes afin de réaliser un objectif : faire redémarrer le secteur économique en l’occurrence. Jusqu’au budget 2021, l’Algérie n’a pas encore présenté son plan de relance pour faire face à la crise économique, engendrée par la crise sanitaire Covi-19. Cette crise est d’une ampleur sans précédent, elle dépasse celle de 1929. Les conséquences seront très néfastes pour les pays n’ayant pas de remède.
L’histoire des crises économiques nous apprend que les phénomènes se répètent sans cesse : le ralentissement de l’économie engendre conflits et vulnérabilités et ça sera le cas cette fois-ci.
Pour les pays n’ayant pas les moyens et la capacité de s’adapter, leur avenir proche sera chaotique. Les pays qui ne réalisent pas des investissements pour faire face aux conséquences de la crise économique vont se retrouver à partir de 2023 face aux conséquences sociales de cette crise, dès lors, ils seront dans l’obligation de débourser les sommes non investies dans la relance économique pour faire face ou du moins atténuer les contrecoups des frondes sociales et non pas pour redresser l’économie.
Ainsi, il est judicieux de transformer la crise en opportunité et mener des réformes économiques. Il est temps pour l’Algérie de renouer avec l’industrie. Un plan de relance axé sur le secteur industriel est impératif pour le redressement de l’économie nationale.
La part de l’industrie dans l’économie du pays est très faible. Les pays ayant une économie forte possèdent un secteur industriel représentant un taux supérieur à 18% du PIB. La stratégie de l’Algérie doit être focalisée sur l’industrie, en prenant en considération les erreurs du passé.
Comment opérer dans ce cadre ?
Nous l’avons signalé auparavant et nous maintenons cette conviction : pour l’Algérie, en cette période, seul le secteur ferroviaire et l’énergie solaire sont en mesure de relever le défi.
Le pays accuse d’énormes retards en matière d’infrastructures ferroviaires et il est temps de rattraper ce retard par un plan stratégique de l’Etat algérien en dehors des programmes économiques de futurs gouvernements. En étudiant l’histoire économique des pays développés, un point commun se dégage : les grandes puissances possèdent un secteur ferroviaire très développé.
Au XXIe siècle, on ne peut, en aucun cas, parler d’économie sans évoquer le rail. L’Algérie, avec sa superficie de pays continent et sa démographie qui va atteindre les 50 millions d’habitants dans moins d’une décennie, est dans l’obligation de lancer un projet à la hauteur de sa grandeur. Idem pour l’énergie. L’après-pétrole se dessine avec le solaire et l’Algérie possède les capacités naturelles par sa géographie pour mener à bien ce projet.
De son expérience riche en rebondissements, passant du socialisme à une économie de marché, l’Algérie est un vrai laboratoire expérimental et à nos jours, on doit tirer les conclusions : le tout Etat dans l’économie mène à l’échec, l’expérience de laisser la gestion de l’économie entre les seules mains du secteur privé n’est pas non plus la solution.
Les pays ayant des économies solides sont les Etats qui détiennent un pourcentage avoisinant les 40% de l’ensemble du secteur économique. Le reste, à savoir 60%, est réservé pour le secteur privé. Une économie variée, où l’Etat joue le rôle de régulateur.
Enfin, des expériences méritent d’être signalées et qui peuvent être élargies dans les autres secteurs : c’est le cas du partenariat public/privé, dans la plaine de la Mitidja de quelques entreprises qui s’activent dans le secteur agricole et qui donnent des résultats extraordinaires. Cette expérience mérite d’être prise en considération.