Décret portant création de la police judiciaire de la sécurité de l’armée
Incohérences et interrogations
Madjid Makedhi, El Watan, 15 juillet 2019
Le décret présidentiel n°19-179 portant création d’un service central de police judiciaire de la sécurité de l’armée, publié au Journal officiel n°40 du 23 juin 2019, continue de susciter des réactions.
Son contenu capte l’intérêt des juristes qui ont déjà relevé des failles dans le texte, notamment sur le plan de la forme. La promulgation du texte par décret présidentiel et la référence à un rapport du ministre de la Défense nationale sont problématiques pour les spécialistes en droit.
«Ce texte contient des failles dangereuses. Il a été promulgué sous forme d’un décret présidentiel, ce qui est une grave violation de la Constitution qui place toutes les questions relatives aux droits et libertés des personnes dans le cadre de la loi.
Ce texte devrait prendre la forme d’une loi ordinaire qui passera par le Parlement», explique Betatache Ahmed, professeur en droit à l’université de Béjaïa. Ce dernier relève aussi «la référence du texte à un rapport du ministre de la Défense nationale, alors que tout le monde sait que ce dernier a démissionné (il s’agit du président déchu, Abdelaziz Bouteflika)».
«Le texte renvoie à un autre décret définissant les missions et les prérogatives du vice-ministre de la Défense. Ce décret précise clairement que le vice-ministre exerce ses prérogatives sur délégation du ministre de la Défense. D’autant que ce dernier a démissionné, la délégation en question tombe par la force de la loi», ajoute-t-il.
Les mêmes remarques sont aussi relevées par Rachid Zouaïmia, professeur des universités et enseignant à l’université de Béjaïa. Ce dernier note des incohérences au niveau des «visas de ce décret». «On relève que le texte a été pris sur le rapport du ministre de la Défense nationale.
C’est une arnaque juridique dans la mesure où si le chef de l’Etat intérimaire exerce les fonctions de ministre de la Défense, il ne peut prendre de telles dispositions sur son propre rapport. Par ailleurs, rien n’indique que le chef de l’Etat intérimaire exerce les attributions du ministre de la Défense», souligne-t-il.
«Des dispositions anticonstitutionnelles »
Le Pr Zouaïmia a aussi cité la mention dans les visas du texte des dispositions du décret présidentiel n°13-317 du 16 septembre 2013 fixant les missions et attributions du vice-ministre de la Défense nationale.
«On ne voit absolument pas la raison d’être d’un tel visa en ce que le vice-ministre de la Défense n’est nullement mentionné dans le corps du texte. Il faut ajouter à cela qu’en vertu de l’article 6 du dispositif, ‘‘les missions et l’organisation des composantes des structures du service central de la police judiciaire de la sécurité de l’armée sont fixées par arrêtés du ministre de la Défense nationale’’», note-t-il.
Selon lui, de «telles dispositions sont manifestement inconstitutionnelles en ce que les missions de l’organe, qui est chargé de la recherche et de la constatation des infractions qualifiées d’atteinte à la sûreté de l’Etat, ne peuvent être définies que par le législateur en ce qu’elles touchent aux libertés fondamentales des citoyens».
«Nouvel habillage pour la police politique»
Outre les remarques faites sur le plan de la forme, les juristes mettent l’accent sur l’arrière-pensée politique de ce texte. «Le champ d’intervention de cette police, qui reprend la qualité d’auxiliaire de justice, ne se limite pas uniquement aux affaires relevant de la justice militaire.
Ses missions s’étendent aux affaires qui portent atteinte à la sûreté de l’Etat. Le danger se situe à ce niveau.
Car toute activité politique peut être considérée comme une atteinte à la sûreté de l’Etat et la police judiciaire de l’armée peut intervenir. C’est pourquoi, on peut considérer que l’organe créé est une police politique avec un nouvel habillage», souligne Ahmed Betatache.
Ce texte, enchaîne Rachid Zouaïmia, «ne peut émaner que des services spéciaux de l’armée, qui opèrent selon une stratégie visant à se réapproprier tous les pouvoirs à l’égard de la société dans le sens de son maintien dans un état de subordination».
«D’autres mesures participent de la même stratégie, à l’instar du décret présidentiel n°19-172 du 6 juin 2019 fixant la composition, l’organisation et les modalités de fonctionnement de l’organe national de prévention et de lutte contre les infractions liées aux technologies de l’information et de la communication, JORA n°37 du 9 juin 2019, lequel requalifie l’organe et surtout le place sous l’autorité de l’institution militaire au lieu de celle du ministère de la Justice.
La traque des internautes rebelles relève désormais de la sécurité militaire. En un mot, c’est le déploiement de l’Etat militaire», précise-t-il.