Comment Gaïd Salah est devenu l’homme qui tient le sort présidentiel entre ses mains

La cérémonie du 1er novembre à El Alia a révélé une « poignée » de main pathétique entre le président Bouteflika et son vice-ministre de la défense. Récit ici d’une montée en puissance du patron de l’armée.

Ihsane El Kadi, Maghreb Emergent, 4 novembre 2018

Le général à la retraite Rachid Benyelles a émis à l’antenne de Radio M (web radio généraliste) un vœu lors de la présentation de son livre-mémoires le 18 mai 2017 : ‘J’espère que Ahmed Gaïd Salah aura la sagesse de laisser faire les urnes en 2019’.

L’ancien Secrétaire général du ministère de la Défense et Commandant en chef de la marine de guerre sous le président Chadli Bendjedid avait vu juste sur un point. C’est au chef d’Etat-Major de l’ANP, vice-ministre de la défense, le général de corps d’armée, Ahmed Gaïd Salah qu’allait incomber le rôle d’arbitre majeur dans la succession ou la non succession de Abdelaziz Bouteflika.

La réalité est que ce rôle s’est considérablement renforcé depuis mai 2017. A l’époque, une partie des observateurs s’attendait à une “saison 2” de l’opération épuration au DRS. “Le clan Bouteflika s’est appuyé sur la rivalité Gaïd Salah-Toufik pour envoyer ce dernier à la retraite. La suite logique serait de faire la même chose avec Gaïd Salah partie du conflit qui a parasité la vie de l’ANP pendant plusieurs années”, nous expliquait alors un ancien haut gradé au fait des pratiques du sérail. Il n’en a rien été.

Ahmed Gaïd Salah s’est attaché tous les jours à consolider sa position en tant que 2e patron de l’ANP, après le président de la République. Il est aujourd’hui, à six mois des élections présidentielles d’avril 2019, l’homme le plus fort pour peser sur le sort politique du pays. Avec une première option forte, celle qu’il soutient jusqu’à nouvel ordre : maintenir le statu quo, torturer le texte constitutionnel et la loi électorale, et faire passer Abdelaziz Bouteflika, en dépit de son incapacité, comme candidat à sa propre succession. Une option qu’il avait déjà défendue à l’automne 2013 face aux réticences du général Toufik patron du DRS, déstabilisé par l’AVC présidentiel du 27 avril, et qui a valu au chef d’État-major de devenir un pilier du 4e mandat de Bouteflika.

2015-2016 en mode démineur

Le chef d’État-major, vice-ministre de la Défense, a patiemment construit sa position de force actuelle dans le dispositif décisionnel du pouvoir algérien. Il a d’abord échappé à des pièges qui pouvaient affaiblir sa position au plus fort de sa bataille contre le général Toufik et dans les mois suivants. Trois illustrations : l’affaire Benhadid, le FLN de Amar Saidani et l’affairisme prêté à sa famille à Annaba. Ahmed Gaid Salah a réagi de différentes manières à des situations handicapantes pour l’issue de sa carrière.

Il a, en septembre 2015, fait mettre, manu-militari, en prison son ancien collègue le général à la retraite Hocine Benhadid pour le punir d’avoir fait des déclarations fracassantes à ses dépens et sur sa faiblesse présumée face à ses adversaires, à commencer par le président Abdelaziz Bouteflika.

Ce geste brutal a refréné les critiques dans l’armée le concernant. Une loi, à l’instigation du MDN, a même été votée pour obliger les retraités de l’ANP à ne plus s’exprimer sur les affaires concernant leur parcours sous peine de poursuites. Ahmed Gaïd Salah a ensuite rattrapé ce qui est sans doute sa plus grande erreur tactique de ces dernières années : le soutien public à Amar Saidani lors de sa réélection à la tête du FLN. Il a donc prudemment pris ses distances avec le sulfureux secrétaire général du FLN et son clan, lors de leur chute en octobre 2016. Le chef d’Etat-Major a également souffert des informations persistantes qui circulaient sur l’affairisme de son clan à Annaba. La mort des suites d’un arrêt cardiaque du wali de Annaba, Mohamed-Mounib Sendid, le 31 décembre 2014 avait été, notamment, attribuée par la chronique locale au harcèlement qu’il a dû subir dans une affaire d’attribution d’assiettes foncières à un puissant promoteur de la ville.

Le député Baha-Eddine Tliba, proche de Amar Saidani, soutenu par le général Major Ahmed Gaïd Salah avait dû faire un démenti public au sujet de la responsabilité que lui prêtaient les Annabis dans la disparition du wali de leur ville. Le chef d’Etat-major a repris en main la communication tournant autour de sa famille dans sa ville de Annaba pour finalement confiner un départ de feu préjudiciable à son image dans l’opinion nationale.

Un activisme effréné et le scalp de Abdelghani Hamel

Lorsqu’éclate fin mai 2018 l’affaire des 701 kilos de cocaïne à Oran, le chef d’Etat-Major a déjà réussi à stopper depuis une année ou deux, la dégradation de son image en combinant geste intimidant (Benhadid), repositionnement politique (l’après Saidani) et activisme sur le terrain. Il est sur ce terrain sans équivalent depuis que le président Bouteflika a quitté les écrans au printemps 2013. Sans doute le chef militaire le plus présent à la télévision et à la radio publiques depuis l’indépendance.

Le chef d’État-major, à force d’un marketing sans relâche, a insinué l’idée aux Algériens qu’ils sont mieux protégés du terrorisme depuis qu’il a pris le contrôle de la partie du renseignement qui lui permet d’agir sans avoir à négocier avec son ancien rival déchu, le puissant patron du DRS. Mais c’est surtout la mise directe sous sa tutelle de la Direction centrale de la sécurité de l’armée, la DCSA, qui va, les circonstances aidant, lui servir d’instrument d’extension de son influence dans et au-delà de l’ANP. C’est bien sur l’affaire de la cocaïne qui lui en donne l’opportunité.

Une prise en rade d’Oran qui serait dès le départ le fruit d’une enquête des services de l’armée au sujet du blanchiment d’argent de Kamel “le Boucher”, présumé premier suspect dans le réseau qui allait faire entrer 701 kilos de cocaïne via le port d’Oran. Dans la perspective de la bataille de position pour décider de la succession à Abdelaziz Bouteflika, Ahmed Gaïd Salah redoutait un homme en particulier : le patron de la DGSN, Abdelghani Hamel général de l’ANP à la retraite.

Proche de la famille du président, Le général Hamel avait été pressenti comme un plan B à la fin de l’été 2013 dans le cas ou Abdelaziz Bouteflika s’avérait totalement dans l’incapacité d’incarner une nouvelle candidature présidentielle le printemps suivant. Un scénario qui ne pouvait bien sûr pas convenir à l’homme qui était en train de mettre sa main sur l’ANP après l’affaire de Tiguentourine et le naufrage du DRS dans le renseignement opérationnel. La rivalité entre les deux hommes n’a jamais vraiment débordé les allées des officines. Elle est cependant devenue chimiquement instable à l’approche de l’échéance de 2019, au point d’exploser dans l’affaire de la Cocaïne.

Ahmed Gaïd Salah qui a fait conduire une enquête éclair – et laisser faire les fuites utiles – a torpillé Abdelghani Hamel, l’obligeant à se mettre à découvert le matin de son éviction du poste le 26 juin dernier. Pour de nombreux observateurs, la seule manière pour Abdelaziz Bouteflika et son frère Saïd, d’éviter un tête-à-tête risqué avec le chef d’Etat-major au lendemain de la chute du patron du DGSN, était de l’envoyer à son tour rapidement à la retraite.

2018, avec la DCSA l’initiative reste à l’Etat-Major

Est-ce l’hyperactivité du chef d’État-major qui a pris de vitesse ses vis-à-vis de la Présidence, ralentis par une liaison problématique avec le président Bouteflika de moins en moins réactif, ou est-ce que le chamboulement du staff sécuritaire algérien était prévu par les deux parties ? Une chose est acquise, l’enquête de la DCSA, poursuivi au pas de charge durant l’été a amené le président à signer la fin de fonction d’abord du Commandant en chef de la gendarmerie puis d’une série de chefs de régions et de directeurs centraux du ministère de la Défense.

Les interprétations au sujet de ce mouvement, le plus important depuis l’indépendance à la tête des services de sécurité, se sont avérées aussi nombreuses que contradictoires. La mise en détention préventive, le 14 octobre dernier, de cinq généraux-majors et d’un colonel, des plus anciens et des plus influents, a fini par compliquer la lisibilité des suites de l’affaire de la cocaïne de laquelle tout était parti.

L’explication la plus répandue à Alger du raz-de-marée qui a décapité l’ANP, la DGSN et la gendarmerie depuis mai dernier est liée au projet du 5e mandat. Ahmed Gaïd Salah aurait déjoué une conspiration hostile à un mandat présidentiel de plus.

A l’actif de cette explication, elle corrobore l’acceptation de Abdelaziz Bouteflika de démettre et de nommer. Une prérogative qu’il détient seul. Il aurait sévit dans son intérêt. A son passif, le fait que des noms et des profils très hétéroclites et très peu politiques soient réunis dans ce “front de l’intérieur” contre le 5e mandat. Sans oublier que l’explication strictement politique suppose farfelues les accusations liées à la proximité de certains prévenus avec le suspect principal dans le trafic de cocaïne. Or, elles ne seraient pas farfelues dans au moins les deux cas du chef de la première région militaire et du directeur central des finances au MDN.

“A la fin de la journée”, peu importe les motivations qui ont conduit à la chute de ces personnages clés de l’ANP durant de longues années. Le résultat est que le vide s’est fait autour de Ahmed Gaïd Salah, plus que jamais en position de force pour arbitrer politiquement le moment venu.

Une loyauté sans faille à Bouteflika sauf si…

Ahmed Gaïd Salah n’est pas qu’un officier de l’armée de terre (artillerie) à l‘ancienne. Sa participation à la guerre de libération à l’âge de 17 ans – il est né en janvier 1940- lui a donné un regard politique sur la mission de l’armée dont il est devenu le principal dirigeant. Ainsi et en dépit de ses nombreuses déclarations affirmant que l’armée se tient en dehors de la politique, le chef d’État-major ne conçoit pas que le candidat qui doit représenter les intérêts du système de pouvoir en place en Algérie soit choisi par autre que l’ANP. Il est déjà intervenu de manière décisive à la fin de l’été 2013 pour barrer la route à tout autre scénario que la réélection de Bouteflika pour un 4 e mandat. C’est ce qui lui a valu d’être nommé vice-ministre de la défense. Sa loyauté vis-à-vis du “moudjahid” Bouteflika, comme il se plait à l’appeler, ne s’est jamais démentie durant ces années.

Est-ce à dire pour autant que le puissant patron de l’armée algérienne renoncera jusqu’au bout à organiser une succession du vivant du président Bouteflika sans avoir à le faire réélire dans le chaos institutionnel que cela est en train de provoquer ? Au jour d’aujourd’hui, il est l’homme qui a mis l’armée au service de la présidence à vie de Bouteflika. Mais ceux qui le connaissent bien affirment qu’il peut redonner force à la loi et à la Constitution s’il se convainc que le coût politique pour le pays d’une réélection de Bouteflika sera dommageable pour son poste à l’État-major.

Redonner force à la loi signifie faire avorter à l’avance une nouvelle forfaiture médicale qui ferait de Bouteflika un candidat dans 4 mois et demi lorsque le Conseil Constitutionnel devra se prononcer sur la validité des candidatures. Une telle attitude n’est pas totalement impensable dans le style de gouvernance en mode rupture qu’affectionne le chef d’État-Major. Est-ce qu’elle signifie une trahison à l’égard de son ami président ?

Plus de marges que Larbi Belkheir

Un précédent incite à y réfléchir différemment. Le général Larbi Belkheir, grand architecte du système durant les années Chadli Bendjedid, a tenté, – alors qu’il était ministre de l’Intérieur en liaison avec les généraux janviéristes – de le convaincre de démissionner après la victoire du FIS au premier tour des élections législatives de décembre 1991. Cela était impensable jusque-là pour un homme qui était totalement identifié au président Chadli Bendjedid. C’est une situation politique exceptionnelle qui a provoqué ce pas de côté historique de Larbi Belkheir.

La “situation politique exceptionnelle” est à nos portes en ce moment, elle s’appelle ”état de santé du Président”. Les images indécentes de la cérémonie de ce 1er novembre 2018 au cimetière d’El Alia ont rendu encore plus hypothétique la soutenabilité raisonnable d’une nouvelle candidature, sachant, en plus, que le président est devenu aphone depuis plusieurs mois. Le général de Corps d’armée, Ahmed Gaïd Salah a-t-il l’habilité tactique pour fédérer les autres décideurs à la façon de Larbi Belkheir (qui a récidivé en 1998 en amenant Bouteflika) ? Peut-il travailler à proposer un candidat consensuel pour continuer le système ? En vérité, devenu l’homme fort en quasi solo, il n’a pas besoin du même effort pour fédérer ce qui resterait des centres de décisions.

En 1991-92 Larbi Belkheir a dû traiter avec plusieurs hommes forts – Nezzar à l’État-major, Toufik, au Services, Abbas Ghezaeil à la Gendarmerie, Mohamed Lamari aux Forces terrestres – pour trouver un arrangement avec son chef, le président Chadli Bendjedid. Ahmed Gaïd Salah a mis sous sa tutelle toutes ses instances, à l’exclusion de la présidence. Il est plus puissant que n’importe qu’elle autre titulaire du poste parmi ces prédécesseurs. Il lui reste, en réalité, juste à évaluer quoi faire de cette puissance peut-être temporaire.

Doit-il protéger une réélection à grand risque politique en Algérie et invendable aux partenaires étrangers ou ouvrir la porte d’un scénario de la succession du vivant de Bouteflika en accord avec le président et son frère ? Comme a fini par le faire Larbi Belkheir avec Chadli Bendjedid lorsque la poursuite du 3e mandat du président était jugée porteuse de grands risques politiques aux yeux de l’ANP. De là à espérer, avec le général Benyellès, que le chef d’État-major en arrive à la sagesse de redonner la parole au peuple par le suffrage universel, il est utile de rester lucide. Et de n’évoquer qu’un seul miracle par jour.