La razzia de l’immobilier et du foncier
La razzia de l’immobilier et du foncier
Mohamed Mehdi, Libre Algérie n° 56, 23 octobre – 5 novembre 2000
La décennie 80 a été celle du coup d’envoi de la grande spéculation foncière et immobilière.
La vente des habitations biens de l’Etat, au nom de l’accès de tout un chacun au logement, a ouvert les appétits d’une faune d’affairistes qui nichaient dans le système politique et à sa périphérie. La classe moyenne d’alors a pu accéder à la propriété immobilière dans des conditions somme toute raisonnable. Les habitations, biens de l’Etat jusqu’en 1981, leur ont été vendues à des prix raisonnables sur la base d’une évaluation à caractère administratif. Mais il n’y a pas eu de distinction entre la condition sociale des acquéreurs. Dans certains cas, des villas et des appartements cossus ont été cédés au dinar symbolique ou à des sommes tout à fait dérisoires.
Sur le marché réel, ces habitations se vendaient dix à cent fois plus cher. C’est sur ce terreau, conjugué à une forte demande, que s’est construite cette spéculation.
Parallèlement, elle a été alimentée par l’attribution des logements sociaux, souvent dans des circonstances non transparentes et pas forcément à des personnes dans le besoin. Attributions administratives aux gens les plus introduits dans l’appareil d’Etat – journalistes inclus -, vente des pas-de-porte et revente ; toutes ces pratiques ont permis à une catégorie sociale absolument sans aucun scrupule de se constituer de coquettes fortunes.
Cette rente s’est élargie par le système d’attribution de lots de terrain à bâtir, lots vendus eux aussi, à des prix administrés et souvent revendus avec de substantielles plus-values, échappant totalement au fisc. L’appareil du FLN et ses clientèles multiples en ont largement profité. Vers la fin des années 80, sous les communes FLN, les lotissements ont gagné les terres agricoles du nord du pays, sans que personne y puisse mettre un frein. Cette razzia a continué de façon plus intensive et sauvage sous le règne des fameuses «délégations exécutives communales» (DEC, 1994-97). A l’est et à l’ouest d’Alger, les domaines agricoles sont lentement mais méthodiquement dépecés au profit du béton et d’un urbanisme clochard. Au nez et à la barbe des plus hautes autorités du pays. De deux choses l’une : ou bien elles sont incapables de mettre un terme à cette situation ou bien elles sont impliquées dans cette prédation nationale. La deuxième hypothèse a pris beaucoup de sens lorsque l’actuelle Assemblée populaire nationale, dont est issue la coalition gouvernementale (FLN, RND, MSP, Ennahda, RCD..) a rejeté dernièrement un projet de loi tendant à mettre de l’ordre dans ce domaine. Un projet qui prévoyait notamment un fichier national du logement social. Niet, ont dit ces «élus» de la nation.
L’opacité est donc maintenue et entretenue pour que ce système d’enrichissement perdure à l’échelle nationale. Elle est d’autant plus facilitée que l’outil fiscal est obsolète et que le cadastre national reste à créer. C’est pire qu’en 1962, commente un ancien fidaï qui a connu la sinistre prison de Barberousse, actuelle Serkadji.
Après ce tour d’horizon, qui n’a aucunement la prétention d’être exhaustif, on comprend aisément que le «livre noir» initié, le mois dernier, par les élus FFS de la wilaya de Béjaïa soit extrêmement dérangeant.
Dj. Hamena
Un livre noir pour Béjaïa
Des élus, des attentes et l’opposition des coalisés
Le livre noir (tome 1) réalisé par les élus du Front des forces socialistes de la wilaya de Béjaïa est un monumental pavé jeté dans la mare des prédateurs du foncier et de l’immobilier. Dans cette première phase d’un travail de fond, il s’agit d’un inventaire des attributions foncières et d’habitat au niveau de cette région, seulement. Sans démagogie ni populisme, et en réponse à une vieille attente des Algériens, ils s’attellent à appliquer le principe de la transparence des affaires publiques. Au cours de leurs investigations, ils ont noté que «l’irruption de la violence et du terrorisme, la promulgation de lois d’exception et la mise en place d’institutions aux ordres (CNT, DEW, DEC et autres) ont fini de faire de la rapine et du brigandage une matrice de base et une culture d’Etat». Et que «la crise politique est délibérément entretenue pour permettre à ce système de se maintenir». Pour donner plus de poids à cette déduction, il aurait fallu que tous les autres élus locaux, et au niveau de tout le pays, fassent leur livre noir.
Mais voilà, l’initiative des élus du FFS n’a même pas obtenu le soutien de leurs pairs de Béjaïa (FLN, RND, RCD.). De quoi ont-ils peur ? Ils se sont coalisés à l’Assemblée populaire de wilaya pour refuser une commission d’enquête, révèle M.Akilal Malek, président de l’Assemblée populaire de Chellata (Béjaïa) et militant FFS.
La Rédaction
Libre Algérie : Lorsque vous vous étiez engagés sur ce travail, quelle était votre intention ?
M. Akilal Malek: On a constaté qu’il y a eu bradage, qu’il y a eu des transactions illégales et illicites. Il y a eu également un problème qui s’est posé dans certaines localités où les élus se sont rendu compte que même s’ils avaient bénéficié d’un projet de développement, tel qu’un programme de logements sociaux, d’un lycée ou d’un hôpital, ils n’auraient pas diposé pas d’assiette foncière pour contenir ce projet. C’est un problème qui ne touche pas uniquement un parti ou une tendance politique, mais toute la population. On sait bien que le foncier est quelque chose qui ne se régénère pas. Il faut donc faire très attention. C’est quelque chose qui n’appartient pas aux élus à la tête de la commune, il appartient aux générations futures. Nous n’avons pas le droit de compromettre cet avenir. Le problème se pose ainsi. Ce n’est pas le fait que ce soit une catégorie de gens qui aient accaparés ces terrains, même s’ils n’avaient été octroyés qu’à des nécessiteux, nous n’aurions pas eu le droit d’utiliser autant de surface en si peu de temps. Cela s’est passé durant la période des délégations exécutives communales désignées (1994-97) qui avaient les agences foncières sous leur autorité. Ce genre de travail ne peut pas être fait uniquement par un parti ou par les élus qui lui sont affiliés, mais c’est à toute la société, à des associations autonomes de continuer à ouvrer dans ce sens et exiger des éclaircissements. C’est un travail qui a demandé beaucoup de temps. Nous savions d’emblée que nous n’avions pas droit à l’erreur. Nous savions qu’il fallait veiller à collecter les documents nécessaires.
Vous n’avez pas ciblé des cas ou des individus ?
– Evidemment, non. Nous avons fait un travail d’intérêt général, sans considération de personnes.
Quelles sont les grandes irrégularités ou anomalies constatées ?
– La première remarque, c’est le lien qui existe entre certaines gens qui ont bénéficié de lots de terrain. C’est un lien familial. On retrouve aussi des bénéficiaires identiques mais dans des communes différentes de la wilaya. Par exemple, il y a des gens qui ont eu un terrain à Tazmalt, un autre à Akbou, un autre à Toudja, un autre à El Kseur ou sur la côte est de Béjaïa. Une même personne peut avoir deux à trois terrains dans deux ou trois communes différentes.
Peut-on dire qu’il existe des réseaux de trafic foncier ?
– A première vue, des réseaux organisés, non. Il y a des gens qui se rendent des services mutuels. On entend dire qu’ils font commerce de lots de terrain. Mais il est difficile de l’établir. La réglementation ne permet pas aux élus de le savoir. Tout ce que l’on sait, c’est que la revente d’un lot de terrain dépend du cahier des charges des agences foncières. On sait par ailleurs qu’il y a des transactions qui ne sont pas sanctionnées par des actes authentiques. Cela dit, pour ce gros dossier, la société civile autonome devrait prendre le relais des élus. Il faut dire déjà que tous les autres élus, sans distinction d’appartenance politique, ne nous ont pas suivis. Nous leur avons adressé un appel pour qu’ils s’associent à nous, ils n’y ont pas répondu. Au niveau de l’APW de Béjaïa, on a pu constater qu’ils se sont coalisés pour rejeter l’idée de création d’une commission d’enquête sur le problème du foncier et du logement. Cela donne à réfléchir sur l’origine de ce bradage foncier. En quoi un élu RCD, FLN ou RND de la wilaya serait-il dérangé par une commission d’enquête ? Leur position est difficile à défendre vis-à-vis de la population et des Algériens en général.
Votre démarche a-t-elle eu d’autres échos ?
– Les citoyens viennent s’informer du contenu du livre noir. D’autres viennent nous fournir des informations. Ils n’ont généralement pas de preuves, mais ils nous fournissent des indications, des pistes. Ils nous encouragent à poursuivre. A ce niveau, on peut dire que les échos sont favorables à la démarche. Cela dit, les élus du FFS, qui ont préparé le premier tome, travaillent sur le second. Je crois que nous nous sommes rapprochés davantage de la population. Nous sommes entrés sur un terrain plus complexe, mais plus concret, beaucoup moins théorique pour la population. En tout cas, cela l’intéresse et elle se sent concernée.
Et l’administration, comment a-t-elle accueilli ce document ? On sait déjà que le wali a réagi…
– A son sujet, nous avons dit qu’il a bénéficié d’un lot de terrain à Souk Tenine. Nous avions exhibé un acte authentique. Personne n’a dit plus que cela. Le wali s’est désisté de ce lot après que la justice a débouté l’agence foncière de Souk Tenine dans un litige qui l’opposait à une entreprise qui réclamaient des terrains dont celui qui avait été attribué au wali. Apparemment, il s’est désisté pour récupérer son argent après que l’entreprise a obtenu gain de cause contre l’agence foncière de Souk Tenine. Mais le problème n’est pas là. La question est de savoir comment il a pu acquérir ce terrain ?
Mais n’a-t-il pas le droit d’acquérir, lui aussi, un terrain à bâtir ?
– Tout Algérien y a droit. La question est: comment le wali, fonctionnaire à Bouira, a pu avoir un terrain à Souk Tenine (Béjaïa) , sachant que la demande est forte à Souk Tenine. Le problème se situe au-delà des personnes. Je répète qu’il s’agit de préserver le domaine foncier en priorité.
Dans le travail d’investigation et d’inventaire que vous avez fait, y a-t-il des listes où l’on peut trouver des élus du FFS ?
– Oui. Il y a le sénateur Abid qui est attributaire d’un terrain à bâtir à Souk Tenine, sa ville natale. Nous n’avons fait aucun tri, ni sélection. C’est la seule manière d’y voir clair. Pour cela, il faut être totalement transparent. Que chacun se fasse une opinion. Cela étant, le sénateur Abid n’a acquis aucun autre lot de terrain que celui-ci.
Cette démarche vous a-t-elle permis d’avoir une topographie exacte de la situation du foncier et du logement dans la wilaya de Béjaïa ?
– Pas encore. Nous n’avons pas toutes les données de l’ensemble des transactions. Notre démarche a, par ailleurs, suscité l’intérêt de nos pairs élus (FFS) à Constantine et Oran. L’idéal serait que les élus d’autres tendances politiques nous emboîtent le pas dans d’autres régions du pays. Nous avons pu constituer ce livre noir (premier tome) parce que nous avons pu collecter des informations. C’est un premier jalon et nous poursuivons ce travail.
Propos recueillis par Karim Chaoui
Constantine en pièces détachées
Ce qui se passe à l’antique Cirta n’est pas particulièrement singulier, mais il indique l’état de déliquescence de la notion de l’Etat en particulier, et de l’Algérie en général. Situation sécuritaire oblige, obstructions politico-médiatiques et autres confiscations des libertés font qu’il est difficile de combattre ce genre de pratiques «mafieuses», surtout lorsqu’elles sont commises par des agents de l’Etat algérien. Des pratique que l’on retrouve aussi bien dans l’Oranie que dans le Constantinois.
Dans une enquête publiée par le quotidien El Watan, les 8 et 9 octobre, notre consour Salima Tlemçani montre combien est profond l’état de délabrement des institutions nationales au point que des élus, commissaires, officiers supérieurs de l’ANP, entrepreneurs privées, députés, magistrats. mettent à sac le patrimoine immobilier et foncier de toute une ville sans que des services, généralement bien informés, interviennent pour mettre fin au «carnage».
Dans l’article en question, intitulé «Constantine ou la Cirta Connection – Une cité prisonnière de la mafia», Salima Tlemçani évoque tour à tour plusieurs élus et responsables locaux impliqués dans des affaires douteuses.
Selon la journaliste, un député RND aurait, illégalement, bénéficié d’une esplanade au quartier Saint-Jean, où il aurait érigé plusieurs locaux commerciaux. Sur 239 locaux commerciaux du quartier Polygone, elle découvre parmi les bénéficiaires plusieurs membres de l’UGTA (un syndicat des travailleurs, au cas où vous l’auriez oublié, dont beaucoup de responsables locaux et nationaux sont devenus très riches), une dizaine de députés RND (le joujou de la République), un député FLN et. une centaine de jeunes filles. Situé dans le centre-ville de Constantine, ces locaux sont loués entre 50 et 100 dinars le mois !
Pour les lots de terrain, c’est du h’na fi h’na (entre nous). Toute la panoplie des commis de l’Etat, au service de la nation, qui figure dans les listes d’attribution. Chef de cabinet du wali, secrétaire général de daïra, directeur de l’éducation, ex-wali, président de cour, DG de la CNEP et des commissaires de police…
Le mouvement associatif n’est pas en reste. En fait, seules quelques associations culturelles et sportives bénéficient d’aides astronomiques allant jusqu’à quelques milliards de centimes en trois années. C’est le cas, comme l’écrit Salima Tlemçani, des clubs de football locaux : le MOC et le CSC.
Les marchés publics sont quant à eux réservés à quelques entrepreneurs. Mais, le fin du fin, c’est la consommation, en deux mois (janvier-février 2000), de centaines de bons d’essence, soit l’équivalent d’environ 40 000 litres pour 41 véhicules légers.
«Les pratiques mafieuses vont parfois jusqu’au crime», écrit Salima Tlemçani. Elle classe, implicitement, l’assassinat (vers la moitié de l’année 1999) du directeur financier de l’APC de Constantine dans le cadre des agissements de la mafia locale. En spécialiste de l’information sécuritaire, on peut la croire sur parole.
Aucune information judiciaire n’a été enregistrée à la suite de cette enquête journalistique. Pendant ce temps, le terrorisme, l’autre, a sévi et continue de faire des victimes. Quelle corrélation ?