Combats contre Méduse

Combats contre Méduse

Salima GHEZALI, La Nation, 4 Octobre 2011

Depuis peu, en fait depuis que les régimes arabes ont commencé à tomber sous la poussée des sociétés, les officiels algériens se sont mis à parler du 5 octobre 88 et plus encore des réformes qui l’ont suivi. Et pas seulement pour en fustiger « l’aventurisme » ou dénoncer les « calculs étroits » de leurs initiateurs. Les révoltes de la jeunesse, et même les réformes d’il y a vingt ans, ont soudain bonne presse auprès d’un personnel qui n’a cessé de soupirer contre la malédiction du multipartisme et de la démocratie auxquels elles seraient liées. Ce que l’Algérie a vécu de plus excécrable depuis ces terribles journées d’octobre 88 n’a pourtant d’origine que dans la résistance au changement.

C’est la résistance acharnée du régime et de ses clientèles maffieuses qui a relégué la démocratie et les réformes au loin leur préférant la gestion par la violence, la violation massive des droits de l’homme, la corruption à grande échelle, le trucage des élections, le noyautage des partis et des associations…

Mais, en ces temps incertains pour les massacreurs de leurs peuples, tous les discours sont bons qui pourraient justifier en quoi l’Algérie ne serait pas comme l’Egypte qui elle-même n’était pas comme la Tunisie…. On connait la musique préférée des dictateurs et de leurs affidés. Certes, aucun de ces pays, que les américains ont eu la bonne idée de réunir sous le vocable de Grand-Moyen-Orient, ne ressemble tout à fait à ses voisins. Ce n’est pas tant ce qu’il y a dans cette région du monde qui importe mais plutôt ce qui y manque : des règles de gouvernement claires, des contre-pouvoirs effectifs, un équilibre institutionnel reposant sur le droit et sur un pouvoir politique conquis dans le respect des libertés et de l’égalité en droits entre tous les citoyens…

L’aventure tentée en solitaire par les réformateurs du système aux lendemains d’octobre 88 n’a pas fait jonction avec son public. En théorie, la démocratie et l’état de droit sont souhaitables pour tous et souhaités par tous. Dans les faits il en va autrement. Ceux sont précisément ceux qui ne veulent pas être soumis aux lois au même titre que les autres qui vont s’acharner à donner de la démocratie l’image d’un luxe pour nantis dont les peuples qui ont des problèmes d’école, de transport, de santé publique et de logement n’auraient que faire.

C’est paradoxalement là où ils semblent les plus éloignés des préoccupations immédiates des gens ordinaires que ces deux instruments : état de droit et démocratie seraient les plus utiles.

Utiles d’abord aux populations de ces pays mal administrés où la corruption n’épargne aucun niveau de l’état. On semble oublier, soumis que nous somme au harcèlement médiatique de régimes sans pudeur, que la démocratie et l’état de droit ont été partout à travers l’histoire conquis par des peuples en lutte contre des oligarchies sans scrupules.

L’Etat de droit, la démocratie, les libertés publiques sont utiles, voire incontournables, d’abord pour la gestion des sociétés qui sont le plus confrontées à la rareté des ressources humaines et matérielles, à la multiplication des foyers de violence potentielle, à la prédation sous toutes ses formes… C’est d’abord à ces foules émeutières qui ne croient plus personne tant elles ont désespéré du mépris institutionnel, qu’un état de droit serait le plus utile. C’est à ces jeunes livrés à des réseaux de trafiquants de drogue, d’armes ou de chair humaine, c’est à ces harragas qui jouent leur vies à pile ou face que la démocratie appuyée sur un état de droit et un pouvoir politique fort auraient été d’un grand secours. C’est quand ils n’ont aucun recours légal que les plus démunis deviennent une menace pour eux-mêmes et pour les autres.

C’est cette absence du droit, et surtout d’un état qui s’en préoccupe, qui a ouvert les portes à la violence et aux désordres. Et c’est précisément à un Etat en butte à ce type de problèmes que la démocratie et des institutions fortes et crédibles apportent les moyens de répondre au mieux et de façon durable. Tout ce que l’on peut à juste titre invoquer comme « arrière-pensées », « visées » et autres « manœuvres impérialistes » qui se cacheraient derrière les discours sur la démocratie n’est pas forcément faux. C’est seulement hors-sujet.

On construit un Etat de Droit et une démocratie avec son peuple. Et c’est avec son peuple que l’on fait face au reste du monde si nécessaire. Et non le contraire.
Dans un recueil de textes publié en février dernier sous le titre de Combats avec Méduse, Emmanuel Terray, historien et philosophe a choisi Méduse pour parler du délitement du lien social, cette figure terrible de la mythologie grecque, dont le pouvoir maléfique persiste même après sa mort, a la capacité d’ôter aux hommes leurs qualités humaines pour les projeter dans l’univers minéral d’un seul regard. Autre caractéristique de la gorgone (Méduse est l’une des trois Gorgones de la mythologie) ses traits sont brouillés et contradictoires dans leur expression, ce qui les rend indéchiffrables. Gérard Lenclud rend ainsi compte du livre de Terray.

« Combats avec Méduse procède de la conviction selon laquelle se loge dans le cœur des hommes et des sociétés qu’ils forment, un succédané de Méduse : une force de barbarie et de mort qui pousse hommes et sociétés à se dresser les uns contre les autres et qui entraîne le désordre et le malheur(…) à l’égal des traits de la gorgone, les ressorts de cette force ne se laissent pas discerner. Ils se métamorphosent, ils jouent dans toutes les directions, ils sont là où on ne les attend pas, là où l’on s’imagine les avoir désactivés. Tapis dans l’ombre, les ressorts se déclenchent et provoquent leurs effets mortifères sur la coexistence sociale. Les hommes tentent d’en relâcher la pression, avec succès parfois, mais jamais durablement, faute d’être à même d’anticiper le jeu de ces ressorts, aptes à se dissimuler jusque dans les institutions visant à les désarmer. Tout est donc toujours à recommencer. »

En ces temps où l’on parle beaucoup de printemps arabe et où des intellectuels syriens en visite à Alger se sont émus du peu de solidarité du pouvoir algérien avec le peuple syrien en lutte contre son tyran, il est peut-être utile de rappeler que chez nous aussi la violence règne. Elle a emporté les enfants d’octobre. Fauchés à l’arme lourde ou torturés à mort. Et puis elle a étendu la terreur à tout le pays. Dix ans durant. Et maintenant elle se recompose.
Et comme la célèbre Méduse, elle a fait sa moisson la plus terrible. Elle a transformé en pierre les fils de Novembre.