Ghetto de Maghnia : La vie d’infra-humains des Subsahariens

Ghetto de Maghnia : La vie d’infra-humains des Subsahariens

El Watan, 14 juillet 2017

Notre reporter Chahreddine Berriah a tenté l’aventure avec des migrants subsahariens en traversant la frontière algéro-marocaine. Récit.

Lundi 10 juillet. Minuit 45. Le oued Jorgi somnole. Alain, George, Moussa, Sylvaine et moi remontons la pente qui nous extirpe du val maudit. L’anxiété est à son paroxysme. La noirceur aussi. Dans cette ambiance angoissante, Sylvaine, pour chasser la peur, peut-être, s’est cru intelligente de me narguer sur un ton humoristique : «Dans ce convoi, tous les feux sont éteints, sauf un.» Allusion faite à ma couleur qui n’est, en fait, pas si éclairée qu’elle le pense.

George, qui assimile cette boutade à un mauvais présage, remet à l’ordre la femme trop distraite à son goût «Tu devrais te taire, sinon tu rebrousseras chemin, avant même le début du safari.» La complexité humaine fait que je suis toujours excité à l’idée de tenter le diable. Il y a moins de cinq ans, je n’éprouvais aucune difficulté pour passer de l’autre côté de la barrière, tant il suffisait de montrer patte blanche à ceux qui étaient censés m’arrêter pour cette infraction.

Aujourd’hui, avec les tranchées de sept mètres de profondeur et trois mètres de large, creusées par le gouvernement algérien et l’érection par l’Etat marocain d’un mur en fer de près de trois mètres de hauteur, la tentative relève théoriquement du domaine de la fiction. Sauf que lorsque l’être humain va en direction de son destin, nul obstacle n’est infranchissable. Et entre la tentation et la tentative, il n’y a qu’un pas à franchir. Il y a cinq ans, mes amis migrants étaient à la queue du peloton et c’est moi qui menais la barque.

Depuis, les temps ont changé et aujourd’hui, c’est moi qui ferme le peloton. Tout simplement, j’ai confié mon âme à Moussa, maître à bord pour une traversée qui nous mènera jusqu’à la forêt Gourougou de Nador, dans le Rif marocain, en face de l’enclave espagnole de Melilla. En collectionnant les refoulements du Maroc vers l’Algérie, depuis 2005, Moussa a acquis de l’expérience. «A quelque chose, malheur est bon. Ces reconduites à la frontière à répétition m’ont permis, au moins, de connaître le chemin même les yeux fermés» se targue-t-il, avec un sourire narquois.

Nous quittons Maghnia à destination du bourg Ouled Mellouk, sur le tracé frontalier, à bord d’un fourgon conduit par Miloud, un ancien trafiquant de carburant reconverti en taximan clandestin. Nous traversons un barrage de gendarmerie au niveau de l’intersection du village de Bétaïm et croisons une patrouille de la douane un peu plus loin. L’insignifiant trajet de 14 km me paraît une éternité. Arrivé au lieudit Sidi M’hamed El Ouassini, nous bifurquons sur la droite, en direction de Ouled Mellouk. Miloud se déporte sur la droite et immobilise le véhicule «Terminus, faudrait bien vous dégourdir les jambes pendant 500 mètres», marmonne-t-il.

Sur les lieux, nous sommes en situation compromettante. Si on se fait attraper, le délit est on ne peut plus clair : candidats à l’immigration irrégulière. A partir de là, nous sommes entre les mains de Moussa. Notre passeur. «Vous êtes sûr que le terrain est préparé, hein, dites ?» susurré-je. «Ben quoi, dans mon métier, je paie mes impôts, peut-être pas à qui de droit, mais je les paie quand même», se justifie Moussa avec nervosité.

Dans le langage de notre guide, les impôts sont les pots-de-vin. Et Dieu seul sait quand, où et à qui il a remis notre «droit de passage». Si vraiment il s’est acquitté de ce «droit». En avançant vers les tranchées, sur une piste démesurée, on doit se courber. Respirer… pour ne pas rendre l’âme. Je suis en queue de la file, derrière mes compagnons. J’aperçois un garde-frontière marocain juché sur son mirador, une puissante torche à la main qu’il balance de gauche à droite avec une cadence régulière, inouïe.

En fin connaisseur des lieux —je le constate, maintenant — Moussa choisit l’endroit où le fossé est moins large, et comme par magie, il déterre une planche et la met sur la tranchée pour nous frayer un passage. «Vite, une fois au pied du grillage, blottissez-vous !» chuchote-t-il. A ce moment-là, j’ai l’impression d’être en compagnie de détenus s’évadant d’un pénitencier. Tant les gestes et les réflexes semblent les mêmes. A force d’avoir été trop utilisé auparavant, le mur en fer penche de l’autre côté.

Exagérément. Difficile de ne pas remarquer cette «anomalie» le jour. Il y a tout lieu de croire que cette «brèche» a été laissée en l’état volontairement. Un à un, dans un geste pavlovien, après chaque quatrième jet de torche, on passe par-dessus le grillage. Une fraction de seconde. Le soldat n’y voit que du feu. Ou peut-être il ferme les yeux. Est-ce lui que Moussa a soudoyé ? Tapis au pied de la guérite, nous devons, encore une fois, nous «faufiler» entre les éclairages de la torche pour avancer en rampant. Des voix s’entendent à proximité.

La rivière

Le souffle coupé, nous persévérons en direction du oued Kiss, en aval de la RN 2, reliant Oujda à Nador. Moussa nous autorise à nous relever à demi et à presser le pas pour parcourir une vingtaine de mètres vers la rivière. La délivrance. Au Maroc, depuis le décret du roi Mohammed VI ordonnant leur régularisation, les Subsahariens circulent quasiment en liberté sur le territoire chérifien, même si cette loi, selon Moussa, est bafouée par la police et la gendarmerie royale. Et circuler nuitamment sur le tracé frontalier n’a rien d’innocent. Je comprends que les migrants venant de l’Algérie et arrêtés sont illico presto refoulés manu militari vers le pays de départ. C’est ce que les militaires des deux côtés appellent «retour à l’envoyeur».

Nous atteignons la route et nous nous accordons un répit, loin de l’asphalte. «Il faut atteindre Ahfir au lever du soleil et c’est à partir de cette ville qu’on pourra prendre l’autobus», nous explique notre ange gardien. Et de renchérir à mon intention, avec une pointe de provocation sarcastique : «Pour une fois, ici, nous les Blacks, sommes plus en sécurité que toi.» Ce qui me mortifie, c’est que cette réflexion est vraie : au milieu d’un groupe de Subsahariens, je ne peux être que suspect. C’est pourquoi, je décide de prendre le même bus en me séparant d’eux.

Ahfir. 5h. La ville, qui fait face à sa voisine algérienne Boukanoun, se réveille lentement. Le bus s’ébranle cahin-caha. Les villes défilent comme des images sur un écran. Berkane, Zaio, Selouane… Nador. Une distance de 110 kilomètres environ parcourue en plus de deux heures, à cause des arrêts. Assis à l’arrière tout le long du voyage, j’ai failli m’évanouir à la sortie de Beni Drar, lorsque à un barrage de la gendarmerie royale, un gendarme semble me scruter. Le contrôle, qui ne dure que quelques minutes, me paraît des heures. Une réalité ou juste une impression, toujours est-il que je ressens la plus grosse peur de ma vie.

Nador a beaucoup changé, depuis la fermeture des frontières entre l’Algérie et le Maroc en 1994. Elle a embelli. Malgré la chaleur, une brise marine rafraîchit le visage. A cause de la situation sécuritaire très tendue dans cette région du Rif, on ne doit pas s’attarder sur les lieux. Le programme est de gagner la forêt Gourougou à Bni Ansar, une dizaine de kilomètres plus loin. Le ghetto abrite un nombre important de migrants assujettis aux mêmes règlements internes, pareillement au camp de Maghnia. L’accès à la forêt a été facilité par un contact de Moussa.

«Il y a un mois, le camp a été partiellement démantelé, après une opération de recensement dans l’objectif de régulariser les clandestins, semble-t-il. Mais, les occupants, par crainte d’être refoulés, ne croient pas trop à cette histoire de régularisation. En plus, la plupart d’entre nous ne rêvent que de passer de l’autre côté. Regarde, Melilla est juste en face ; quelques brassées et tu es chez el rey Juan Carlos.»

Et comme un cheveu sur la soupe, j’informe mes amis subsahariens que Dimitris Avramopoulos, commissaire de l’Union européenne, chargé de la migration, n’a pas été tendre avec les pays du sud de la Méditerranée qu’il accuse de ne pas collaborer avec les Etats européens concernant le rapatriement vers leurs pays d’origine des sans-papiers. Il considère cette attitude des responsables africains comme une «absence de volonté politique». Selon des statistiques, depuis le début de l’année en cours, plus de 1 00 000 ont atterri en Europe de manière illégale. 1200 ont péri dans la mer. Des chiffres du Parlement allemand font état de 25 000 réfugiés expulsés des pays de l’Europe en 2016.

Quant à la police des frontières européennes, Frontex, elle a procédé à l’expulsion de 7886 réfugiés à bord de 168 vols. Moussa, dont la mission est accomplie, me rappelle que je n’ai que la journée sur le territoire chérifien. «N’oublie pas que le retour est pour cette nuit. Tu as quartier libre d’ici là, ne joue pas au héros. Mon ami t’hébergera jusqu’à l’heure convenue dans sa cabane.

Profites-en pour te redonner du tonus !» Moussa prend congé de moi et s’éloigne dans la forêt avec Sylvaine, George et Alain. «Je reviendrai avant la tombée de la nuit !» me promet-il. J’ai à peine le temps de souhaiter bonne chance à mes trois compagnons de route. L’écrivain Souleymane Boel a-t-il raison de dire : «Si la terre a des frontières, les rêves des migrants n’en auront jamais» ? Seul Moussa peut le contredire, lui qui fait sentir l’air ibérique à ses semblables et retourne toujours vers ses bases sur le oued Jorgi.

Chahredine Berriah


Ghetto de Maghnia : Survivre au gré des déclarations officielles contradictoires…

«Nous devons vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir comme des idiots» (Martin Luther King)

Dimanche 9 juillet. 38° à l’ombre. Je dévale dare-dare la pente menant à l’oued Jorgi. Comme pour ne pas être surpris en train d’emprunter ce chemin. Car, pour mes compatriotes, aller au ghetto de Maghnia, c’est suspect. Une suspicion née de cette idée farfelue consistant à faire croire que toute promiscuité avec les Subsahariens est synonyme de trafic, de prostitution, de crime…

En bas, les vestiges des cahutes bâties à base de branchages, de tôle et de plastique témoignent d’un raid violent. Des chaussures usées, des bidons éventrés et des ustensiles jonchent les allées poussiéreuses et défoncées des lieux. C’est comme si une calamité destructrice était passée par là. Inexorablement. La rivière respire la méfiance, la suspicion et la colère. Les communautés, naguère bien organisées comme de véritables Etats, mais sans emblème ni hymne, ne sont plus que des groupuscules désorientés, amers.

Un peu à l’écart, au pied d’un monticule, un «bourg» composé de cinq ou six bicoques semble avoir survécu à un éventuel drame. «Notre territoire a été incendié de nuit par des mains inconnues. La peur dans l’âme, nous nous sommes déplacés un peu plus loin et avons élevé dans l’urgence et avec les moyens de fortune ces gourbis», explique, dépité, Ismaïl, un Camerounais de Douala, âgé de 38 ans. Pondéré et d’une grande sagesse, Ismaïl n’a plus cette envie d’aller humer l’air ibérique, comme elle l’habitait depuis 13 ans.

«Que ceux, particulièrement l’Occident, qui veulent nous pousser à retourner dans nos pays m’octroient 3000 euros et je retournerai avec bonheur à Douala. Avec cet argent, j’investirai utilement chez moi.» Il marque un temps d’arrêt, avant de lâcher, sentencieusement, comme pour résumer la philosophie de la migration des Subsahariens vers le Nord. «On arrêtera de migrer quand l’Occident cessera de décider pour nous !» enchaîne-t-il.

Mon interlocuteur, quoique démuni mais, très convivial, m’invite à m’installer dans une masure qui, à la moindre secousse de faible intensité ou un vent anodin, risque de s’écrouler. «Vous voyez où nous vivons, au milieu des immondices, menacés par des reptiles, sans sanitaires, sans eau, ni électricité. Nous aussi, nous aimerions habiter dans des maisons en locataires, bien sûr. Vivre comme des êtres humains. En nous isolant et en nous rejetant, on nous réduit à des infra-humains.

Personne ici n’accepte cette situation. Mon appel aux responsables algériens, c’est de nous régulariser pour pouvoir bénéficier des droits et des devoirs d’un réfugié…», conclut Ismaïl. Mata, jeune infirmière, semble être née sans avoir connu le sourire. Ses yeux tristes expriment sa douleur, ses malheurs. «J’ai longtemps été bercée par le rêve de venir en Algérie pour exercer mon métier. Mais, une fois ici, mon rêve s’est évaporé.

J’ignorais que pour travailler dans votre pays était impossible» confie-t-elle d’un ton à faire fondre le monticule au pied duquel elle a élu domicile. Son jeune époux, étudiant en économie, «mortifié» par la déception et le désespoir, confesse simplement : «J’étais guidé par le seul désir de terminer mes études dans une des universités algériennes. Naïf que j’étais, je croyais que c’était possible…»

«On arrêtera de migrer quand l’Occident cessera de décider pour nous !»

Le soleil tape de plus en plus fort. Le plastic couvrant le toit de la hutte dégage une chaleur étouffante. Dibena Kouam, 31 ans, surgit et en guise de salut, prophétise «Nous les Africains, sommes les gouvernants de demain, monsieur !» Une tirade qui semble sortir tout droit d’un discours politique, mais Dibena, simple électricien de son état, expulsé de Paris vers son pays en 2016, ne cherche qu’à retrouver ses trois enfants (deux filles et un garçon nés en France) et son épouse. (Lire le portrait de Dibena ci-contre).

Gardant un œil sur l’extérieur, je remarque un jeune qui porte deux jerricans d’eau. Comme s’il avait deviné ma question enfouie dans mon esprit, Ismaïl m’apprend : «On ramène l’eau de la mosquée juste en amont de la vallée.» A cet instant, Falone, une élégante silhouette de 24 ans, nous rejoint Aïcha, Aïcha, le tube de Khaled. Mais, par quelle magie garde-t-elle encore cette envie de respirer, contredisant les sentiments de désespoir de ses concitoyens. «Ne te fie pas aux apparences, je ne suis pas mieux lotie qu’eux, chanter pour moi est un moyen de décompresser, de garder l’espoir.

Chacun tue ses déboires selon sa conception et sa perception.» En fait, une sorte d’autothérapie que Falone s’applique et cela semble réussir pour elle et pour l’ambiance fraternelle du groupe au ghetto. Et d’expliciter, avant de se remettre à chantonner : «Vous savez, moi mon but n’est pas l’Europe, mais vivre ici en Algérie. J’espère seulement que les autorités algériennes nous acceptent en nous régularisant !»

Du haut de la crête surplombant la vallée, Fadack Mboualé Franck Basile, la cinquantaine consumée, m’interpelle : «Hé monsieur, je viens de Paris où j’ai vécu 15 ans. Mon odyssée devrait s’appeler ‘‘De paris à l’oued de Maghnia, via la brousse et le désert’’.» Fadack, qui garde son sens de l’humour, vit au ghetto avec son épouse et ses deux jumeaux. «Je ne perds jamais espoir, mon objectif c’est de retourner à Paris, sinon le cas échéant, rester ici dans un cadre légal pour faire vivre ma famille d’ici et de là-bas en Afrique.

Nous savons que nous sommes en Algérie et donc, nous sommes en devoir de respecter les lois du pays et de nous adapter aux us et coutumes des Algériens pour vivre ensemble en symbiose, loin des heurts…» Justement, que pensent mes amis des dernières déclarations du Premier ministre algérien, Abdelmadjid Tebboune, faisant état du recensement et de l’octroi de cartes aux Subsahariens ? «Cela a été une bonne nouvelle pour nous, bien sûr. Déjà le fait de savoir qu’on ne sera pas refoulés d’ici, c’est rassurant», affirme Ismaïl.

Debina, plus pessimiste, réplique : «C’es vrai, c’est bien tout cela, mais le rejet de l’autre ne se décrète pas par des lois. Quand on est en ville, beaucoup d’entre nous sont victimes de quolibets et d’anathèmes…» Herman, la trentaine, lit un quotidien national. Il se joint au débat. «Oui, les déclarations de M. Tebboune nous ont rassurés, sauf que, j’ai lu que d’autres responsables algériens l’ont contredi, (il fait allusion à Ouyahia et à Rachid Ksentini qui jettent en pâture les migrants, les accusant de tous les maux).»

La dernière sortie de Messahel, le ministre des Affaires étrangères, a quelque peu rajouté à la confusion. Mais Herman, rationnel, estime qu’«il n’y a pas de raison de douter ou de ne pas accorder de crédit aux paroles du Premier ministre algérien. Moi, j’ai de l’espoir». Toujours est-il qu’Ismaïl, Debina, Mata, Fadack, Falone et Herman n’aspirent qu’à une existence digne, ici en Algérie. L’important, c’est de vivre en humain avec ses droits et ses devoirs et qu’importe le statut…
Chahredine Berriah