L’état de santé de Bouteflika et le rôle de l’armée

L’état de santé de Bouteflika et le rôle de l’armée

Le secret médical, entre WikiLeaks et cheb Mami

El Watan, 26 avril 2011

Samedi 26 novembre 2005. Le président Abdelaziz Bouteflika est évacué en urgence à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce. Il avait vomi des caillots de sang et son état de santé s’était sensiblement dégradé.

Le chef de l’Etat est admis dans un premier temps à l’hôpital militaire de Aïn Naâdja, le mieux équipé du pays, et se voit confié aux soins de l’un des meilleurs chirurgiens sur la place d’Alger : le professeur Messaoud Zitouni. Un communiqué officiel relayé par l’ENTV est aussitôt rendu public : «Suite à des troubles au niveau de l’appareil digestif, Son Excellence, Abdelaziz Bouteflika, président de la République, a subi ce samedi un contrôle médical à l’hôpital Aïn Naâdja à Alger. Sur indication des médecins qui l’ont examiné, le chef de l’Etat s’est déplacé ce même jour à Paris pour subir un bilan médical plus approfondi.»

Très vite, un diagnostic des plus formels est annoncé : le Président serait atteint d’un «simple» ulcère hémorragique. Un diagnostic qui ne manquera pas de susciter les rumeurs les plus folles auprès d’une opinion en proie au doute et plus que jamais acquise à la «théorie du complot», surtout depuis l’assassinat du président Boudiaf.
Trois semaines après son admission, le chef de l’Etat réapparaît enfin sur le petit écran, amaigri et le visage fade. Bouteflika quittait le Val-de-Grâce et poursuit sa convalescence dans un palace parisien, l’hôtel Le Meurice. Dans l’intervalle, il se fend de quelques mots qui se veulent rassurants : «Le peuple n’a pas du tout à être inquiet. Nous n’avons rien à cacher. Nous avons tout dit en totale clarté et en toute transparence. On ne peut être responsable d’un peuple et d’une nation et vouloir cacher des choses pour lesquelles nous devons rendre compte à Dieu», avait-il déclaré d’une voix faiblarde. Le professeur Zitouni lui emboîte le pas en soutenant mordicus qu’il s’agit bel et bien d’un ulcère hémorragique. «Cela a nécessité une intervention chirurgicale assez bénigne puisqu’elle n’a pas duré plus d’une heure», a-t-il attesté, avant de préciser que «cela a nécessité une période de suivi postopératoire de 30 jours et, de ce fait, nous sommes tout à fait dans les normes». Il glissera au passage que les rumeurs et les spéculations qui avaient entouré cette affaire n’avaient «aucune base, ni scientifique ni éthique».

Les Algériens découvrent un spectre

Le fait est qu’un professeur de renom, Bernard Debré, chef du service urologie à l’hôpital Cochin, avait exprimé de vives réserves quant au diagnostic officiel avancé. Dans un entretien au Parisien en date du 16 décembre 2005, il déclare : «Quand on a un ulcère simple à l’estomac, cela se traite en quelques jours. Quand on a un ulcère hémorragique, cela peut se traiter soit médicalement avec une fibroscopie, soit exceptionnellement en chirurgie, mais dans cette hypothèse-là, le postopératoire ne dure pas plus de six jours. Il est donc disproportionné qu’il soit encore à l’hôpital», avait supputé le professeur Debré avant de se laisser aller à ce verdict : l’illustre patient souffrirait d’un «cancer de l’estomac avec des complications, c’est-à-dire qu’il a des ganglions, des métastases». Debré concluait, catégorique : «La seule chose qu’on sache : ce qu’on nous dit sur sa santé ne peut pas être vrai.» Un sentiment partagé aujourd’hui encore par un large secteur de l’opinion.

Il faut dire que la dernière apparition publique du chef de l’Etat à la faveur de son discours à la nation, le 15 avril dernier, était loin d’être rassurante, et ceux qui avaient des doutes sur son état clinique étaient désormais fondés à penser au pire à Dieu ne plaise… Le président de la République apparaissait amoindri, affaibli, la voix à peine audible et le geste lent en égrenant les feuilles de son long discours. Il faut reconnaître aussi que depuis son premier gros coup de pompe en novembre 2005, la communication officielle a été désastreuse sur ce dossier (comme sur bien d’autres). Les informations étaient chichement distillées, et les Algériens étaient complètement désemparés. Un fait illustre parfaitement, si besoin est, la mauvaise gestion, du point de vue com’, de cette affaire : après un mois de black-out, il a fallu que les nouvelles première main en provenance du Val-de-Grâce viennent de… cheb Mami. Dans une déclaration à l’AFP, le Prince du raï (converti, depuis, en «obstétricien musclé») raconte : «Il m’a ouvert la porte, il a marché jusqu’à son fauteuil (…) Je lui ai dit que j’étais très inquiet, j’avais entendu les rumeurs. Il m’a répondu : “Les rumeurs, ça reste des rumeurs” (…) On n’a pas parlé de sa maladie. J’ai entendu les rumeurs, je me suis dit : il n’y a pas de fumée sans feu, il est très malade, et j’ai trouvé quelqu’un de normal, comme d’habitude.»

Un tabou d’état ?

Et puis voilà que WikiLeaks vient de tout remettre sur le tapis. Dans un câble daté du 3 janvier 2007 et rendu public par l’agence Reuters (dépêche du 24 février 2011), l’ancien ambassadeur américain, Robert Ford, rapporte les confidences d’un médecin proche de Bouteflika qui lui aurait tenu ces propos : «Un médecin, au fait de la santé du président Bouteflika, nous a affirmé dans la plus stricte confidentialité que le Président souffrait d’un cancer – comme cela était largement soupçonné – mais qu’il était actuellement en rémission, autorisant le Président à remplir sa fonction.» Dans un autre câble, en date du 19 décembre 2007, le même ambassadeur Ford rapporte la teneur d’une entrevue qu’il a eue avec le Dr Saïd Sadi. Voici ce qui ressort du télégramme en question : «Sadi nous a affirmé qu’il a eu une conversation récente avec le général Toufik Mediène et Mediène a reconnu que tout ne va pas bien avec la santé de Bouteflika et l’Algérie de manière générale».

Un autre câble WikiLeaks, daté du 25 janvier 2008, fait état cette fois d’un échange entre Robert Ford et son homologue français, Bernard Bajolet. Ce dernier aurait avoué : «La santé de Bouteflika est meilleure et il pourrait vivre encore plusieurs années. Son rétablissement et son regain d’activité lui donnent plus de poids sur l’armée.» A l’occasion d’une interview à Reuters en mars 2008, Abdelaziz Bouteflika n’a pas manqué de revenir sur la rageuse polémique soulevée par son (énigmatique) dossier médical : «Tout le monde sait que j’ai été malade et que j’ai dû subir une sérieuse convalescence. Mais maintenant, j’ai repris mes activités normalement et je ne pense pas que cette question devrait engendrer des commentaires ou des calculs, qui sont plus ou moins fantaisistes», asséna-t-il en tentant de rabattre le caquet à ses contradicteurs qui rejettent vigoureusement la thèse du «malade imaginaire».

Alors, quel est l’épilogue de cette affaire ? Jusqu’à quand la mystérieuse maladie du Président restera-t-elle un secret d’Etat (un secret curieusement partagé néanmoins par les autorités médicales du Val-de-Grâce et le cabinet Sarkozy). Si Bouteflika lui-même reconnaît qu’il s’astreint à un devoir de transparence sur cette question, alors qu’il rende public son bulletin de santé. Les Algériens, nous semble-t-il, ont le droit de savoir ce qu’il en est de la capacité de leur Président – Que Dieu lui prête longue vie ! – à tenir le gouvernail jusqu’au terme de son mandat sous peine de voir sa maladie, réelle ou imaginaire, paralyser l’Etat…

Mustapha Benfodil