D’importantes quantités de produits subventionnés passent les frontières
D’importantes quantités de produits subventionnés passent les frontières
Quand l’Algérie allaite ses voisins
El Watan, 22 février 2012
La facture à l’import explose. Tous les mécanismes et artifices déployés depuis 2009 n’y font rien. Bien qu’on se plaise à mettre en avant la hausse des prix des produits de base sur les marchés internationaux, les faits sont têtus.
Les dispositions prises l’an dernier pour calmer les populations descendues dans la rue crier leur ras-le-bol n’ont fait qu’alimenter la frénésie des consommateurs. Pis, les subventions destinées à soutenir les prix des produits de large consommation ont, en parallèle, alimenté les réseaux de contrebande, lesquels ont aussi su tirer profit des révolutions populaires chez nos voisins libyens et tunisiens. Sinon, comment justifier les chiffres des Douanes algériennes faisant état de fortes hausses des importations, en volume et en valeur, sur l’ensemble des compartiments des produits alimentaires ? La facture céréalière a doublé en une année, celle du sucre a augmenté de 71% et du lait de 53%.
Globalement, la facture alimentaire a atteint en 2011 près de 10 milliards de dollars. On évoque même aujourd’hui des routes de la contrebande qui joindraient directement les frontières à partir des ports de l’est du pays, s’érigeant ainsi en modèle d’économie souterraine assurant la survie de localités des deux côtés de la frontière. Si le bilan de la Gendarmerie nationale et des GGF font ressortir une baisse du rythme des saisies à 61% pour les produits alimentaires pour 215 748 tonnes de produits saisis, la situation est telle qu’elle inquiète des responsables, qui n’hésitent plus à accuser la contrebande de tous les maux. Le fait est qu’on ne peut aujourd’hui comptabiliser ce qui passe au travers des mailles du filet.
Les services des Douanes algériennes accélèrent la mise en place de nouveaux postes frontaliers de surveillance et les GGF multiplient les patrouilles. Mais cela semble insuffisant, d’autant que des facteurs en amont favorisent la contrebande. Ce sont les subventions consenties par les pouvoirs publics et qui maintiennent les prix très en deçà des prix réels du marché. L’expert financier Mohamed Ghernaout pense d’ailleurs que «là où il y a des produits subventionnés, il y a fatalement des réseaux de contrebande qui se constituent et l’Algérie ne fait pas exception».
Il va sans dire que cela induit forcément un coût. Au-delà de la lourde facture à l’import, les subventions ont mobilisé près de 271 milliards de dinars (environ 3,5 milliards de dollars) sur le budget de fonctionnement de l’Etat pour 2011, lequel commence à être sujet de véritables préoccupations. Pour 2012, la loi de finances entend consacrer 200 milliards de dinars (un peu plus de 2,5 milliards de dollars) pour ces mêmes subventions. Si l’on cumule le manque à gagner induit par les exonérations de droits de douane et de TVA sur les huiles brutes importées, sur le sucre blanc et le sucre roux, qui atteint, selon une première estimation pour la période de janvier à août 2011, à 2,5 milliards de dollars, on prend toute la mesure de ce que nous coûtent les convois qui traversent les frontières.
Retour aux erreurs des années 1980
Il est vrai que tant que la rente pétrolière permettra de financer le budget de l’Etat, on pourra supporter ce fardeau. Or, le risque d’un effondrement des marchés pétroliers pourrait sérieusement mettre à mal les équilibres macroéconomiques. Dans ce sens, Mohamed Ghernaout indique que «les pouvoirs publics sont en train de reproduire le schéma de développement des années antérieures aux programmes d’ajustements, c’est-à-dire reproduire les mêmes erreurs notamment en ce qui concerne les déséquilibres macro-économiques qui sont masqués par la bonne santé financière du pays, tirée par les revenus des hydrocarbures».
L’expert insiste sur la nécessité de chercher des solutions qui pourraient nous éviter les débâcles de la fin des années 1980 et 1990, mais il reste sceptique quant à la possibilité de voir les pouvoirs publics prendre de telles mesures à la veille des élections législatives. La collusion politique est d’autant plus certaine que les choix sont assumés par le ministre des Finances, Karim Djoudi, qui a récemment déclaré que c’est «un choix politique». Samir Bellal, professeur d’économie à l’université de Guelma, pense que la question des subventions n’est plus du ressort de l’analyse macro-économique mais est intimement liée aux problèmes de représentativité et de légitimité politique. Mohamed Ghernaout ajoute dans le même sens que «c’est la relation gouvernant-gouverné qui est en jeu. La solution de facilité consiste à continuer à gérer les frottements sociaux par des mesures inadéquates en arrosant les partenaires sociaux à coup de milliards de dinars, c’est-à-dire en gaspillant les ressources et en brisant l’avenir des futures générations».
Il estime que «nos gouvernants manquent de courage et de sens des responsabilités» dans la mesure où la libération des prix implique fatalement une augmentation de l’inflation. Il plaide aussi pour un système de subventions ciblées à travers un filet social, même si ce modèle a été éprouvé au début des années 1990 à cause de la triche de certains.
En tout état de cause, la refonte des modèles économiques reste le préalable pour non seulement contrecarrer l’inflation et la contrebande, mais aussi pour récupérer les marchés qui profitent aux réseaux informels. Il faudrait encore, selon l’expert financier, connaître les besoins des pays limitrophes, le nombre d’entreprises exportatrices en Algérie, mais aussi être concurrentiel face à des économies tunisienne et marocaine tournées vers l’export et aux marchés acquis à la production locale.
Roumadi Melissa
Patronat : «Repenser la politique de subvention des prix»
Le dispositif de subvention des produits alimentaires est préjudiciable à l’économie nationale. Un avis que partage et dénonce sévèrement le patronat algérien.
«La politique des prix soutenus par le gouvernement n’est pas ciblée. C’est une subvention générale qui profite aux riches comme aux pauvres, ce n’est pas normal», estime Réda Hamiani, président du Forum des chefs d’entreprises (FCE). Outre le lait et le pain, subventionnés depuis des années, le gouvernement algérien avait pris, en janvier 2011, la décision de soutenir les prix du sucre et de l’huile. Mais la liste des produits subventionnés sera encore une fois élargie aux légumes secs. Selon M. Hamiani, cette politique «encourage» aussi la fuite des produits subventionnés vers les pays voisins. «Nous nourrissons une partie de la population du Mali, du Maroc, de Mauritanie et du Niger.
Des produits subventionnés en Algérie comme le lait, le sucre et la farine, par exemple, atterrissent sur leurs marchés», rapporte le patron des patrons algériens. Résultat : «Nous subissons des pertes considérables», ajoute-t-il. D’après le président du FCE, cette politique nuit aux entreprises nationales et constitue un frein à l’investissement local. «Lorsque les prix sont soutenus par l’Etat, il n y a pas de marge de rentabilité suffisante», explique-t-il. Du coup, ceux qui investissent dans ce créneau sont démotivés. «Il n y a pas aussi d’incitations économiques dans le secteur d’activité là ou les prix sont subventionnés», poursuit M. Hamiani.
Un mauvais signal en direction d’autres investisseurs qui hésitent à sauter le pas. La subvention des produits de première nécessité coûte annuellement à l’Etat environ 300 milliards de dinars, selon le patron du FCE. Officiellement, le gouvernement, à travers ces dispositions, entend soutenir les couches sociales les plus défavorisées. Or, pour M. Hamiani, le gouvernement espère plutôt et à tout prix contenir les agitations sociales largement répandues. En guise de solution, M. Hamiani plaide sans ambages pour repenser ce mécanisme de sorte à ce que cette subvention soit «ciblée». «Il faudrait penser à donner la subvention à la source au lieu de continuer à soutenir les prix de manière aveugle. Il faut subventionner la production et non pas la consommation», précise-t-il.
Même constat dressé par Mohand-Saïd Naït Abdelaziz, président de la Confédération nationale du patronat (CNPA) : «L’option de soutenir les prix profite à cinq ou six pays voisins», qui propose de «revoir cette politique de soutien des prix». Entre autres suggestions, M. Naït Abdelaziz plaide, à l’instar de M. Hamiani, pour un ciblage de la subvention : «Le soutien aux prix doit cibler ceux qui sont dans le besoin et le dénuement. En même temps, il faudrait améliorer le pouvoir d’achat des Algériens.» Aussi, la politique de subvention doit s’orienter vers les secteurs productifs. Autre proposition : cesser cette frénésie du tout import.
Hocine Lamriben
70% de l’économie du Maroc Oriental dépend de la contrebande
Les importations de l’Algérie sur les marchés à Oujda
«70% de l’économie de la région du Maroc oriental dépendent de la contrebande et nous estimons le chiffre d’affaires moyen de cette activité à 6 milliards de dirhams par an. Le secteur informel emploie plus de 10 000 personnes et couvre l’essentiel des besoins de consommation», indique, dans un récent rapport sur le commerce illicite, la Chambre de commerce, d’industrie et de services de Oujda.
Oujda (Maroc)
De notre envoyé spécial
Commerce illicite veut dire «produits algériens écoulés dans cette région est du royaume». Et pour obtenir un indice sur l’ampleur de «l’importation» par les chemins détournés de la marchandise «made in Algeria», un tour au «souk el fellah» du boulevard Allal El Fassi, à Oujda, s’impose. Sur les lieux, tout respire algérien, à commencer par la musique raï stridente qui vous accueille. D’emblée, on est effarés par la présence du lait de vache et de la galette de Maghnia, des limonades l’Exquise et Hamoud Boualem, des yaourt et fromages portant toujours le prix en dinars, de l’eau minérale Mansourah… «Le souk porte bien son nom, n’est-ce pas ?» lance notre ami Abderrahmane, sarcastique.
La semoule, la farine (taxées à 90% au Maroc contre seulement 5% en Algérie) l’huile de table, les œufs, les ustensiles, l’électroménager et l’électronique provenant d’Algérie — des produits pour la plupart subventionnés par l’Etat algérien — sont fortement prisés, essentiellement pour leur prix. «Normal, la ménagère opte pour le moins cher», explique notre interlocuteur, nullement impressionné par notre air médusé. «Vous savez, il y a une sorte de Bourse entre les différents partenaires des deux côtés de la barrière.
Actuellement, 1000 DA algériens sont échangés contre 75 dirhams marocains. Vous comprenez donc qu’une bouteille d’eau minérale de Mansourah d’un litre et demi, achetée 25 DA à Maghnia, Bab El Assa ou Souani (il énumère les villes et villages algériens avec une aisance déconcertante) revient à peine 1 dirham au citoyen marocain, alors que son équivalent marocain de même contenance coûte 6 dirhams. Cela explique donc tout cet intérêt pour le produit algérien…»
Les médicaments importés par le ministère algérien de la Santé sont également proposés. De véritables pharmacies à ciel ouvert. Saïdal y est présente, aussi. D’où la colère des officines officielles qui crient au manque à gagner, en expliquant leur inquiétude par «le danger pour la santé de la population engendré par ces médicaments suspects». Pourtant, ajoute Abderrahim, au fait de tout ce micmac, «un patient opte plus facilement pour la boîte de 30 comprimés d’Azantac (anti-ulcéreux) algérien à 110 dirhams plutôt que pour son équivalent vendu dans les pharmacies : une boîte de 20 comprimés à 190 dirhams».
«Le gasoil algérien, selon un pompiste sur la route de Nador, a provoqué la fermeture d’une vingtaine de stations-service dans cette région. Actuellement, on n’en compte que six, et encore, elles ne font que dans les services, comme le lavage-vidange et très peu dans la vente de carburant, dont seules les institutions publiques sont clientes.»
Ce trafic est tellement vital pour le Maroc que la crise du carburant qui a touché la wilaya de Tlemcen, ces dernières semaines, a alerté les autorités du royaume, si bien que l’Observatoire de la contrebande de la Chambre de commerce d’Oujda a appelé les autorités marocaines à prendre les mesures qui s’imposent afin de prévenir la paralysie de toute la région est du Maroc. Le rapport de cet Observatoire a tiré la sonnette d’alarme : «Les flux de carburant vendus en contrebande peuvent être coupés à tout moment. Ainsi, l’alimentation d’un stock stratégique de carburant national au niveau de l’Oriental s’avère nécessaire.»
Et de souligner, en outre, que «depuis la faillite des stations-service de la région, la majorité des voitures et engins agricoles évoluant dans les villes du Maroc oriental (Oujda, Taourirt, Berkane, Saïdia…) dépendent du carburant algérien dont le prix a connu une hausse de 100%».Voilà un aveu des autorités marocaines sur les «retombées d’un phénomène illégal dont bénéficie le Maroc et dont le préjudice, pour la partie algérienne, serait évalué à des centaines de milliards de dinars (sic) un phénomène contre lequel les Algériens luttent depuis de nombreuses années».
Pour rappel, les éléments de la Gendarmerie nationale de Tlemcen ont saisi, en moins d’une année, plus d’un million de litres de carburant. Quant à la quantité qui est passée entre les mailles du filet, on l’estime à plus de dix fois celle saisie. Pour avoir une idée des «bienfaits» pour nos voisins de cette contrebande, fions-nous à la Chambre de commerce, d’industrie et de services de Oujda qui, dans un récent rapport, a indiqué que «70% de l’économie de la région orientale dépend de la contrebande. Nous estimons le chiffre d’affaires moyen de cette activité à 6 milliards de dirhams par an (…). Le secteur informel emploie plus de 10 000 personnes et couvre l’essentiel des besoins de consommation de l’Oriental». Et Abderrahmane de conclure, toujours sur un ton sarcastique : «Montre-moi le dinar et je te ramène ce que tu veux de Dzaïr !» A méditer…
Chahredine Berriah