Vive la Nation ! Toute la Nation !

François Gèze, Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio, Histoire coloniale et postcoloniale, 1er août 2023

Une répression policière meurtrière a interrompu en 1953 les défilés populaires du 14 juillet. Cette violence comme celles commises récemment par des policiers, de Nanterre à Marseille, s’explique par le fait de ne pas considérer nos concitoyens héritiers des anciennes colonies comme des citoyens à part entière.

La volonté s’est exprimée lors du 14 juillet 2023 de reprendre, dès 2024, les défilés populaires pour la fête nationale en hommage à la Révolution française. Ces défilés ont joué un rôle important lors du Front populaire et ont repris à la Libération jusqu’à cette année 1953 où ils ont été interrompus, à la suite d’une répression policière qui a tué six Algériens et un responsable CGT de la Métallurgie qui cherchait à arrêter ce massacre. Les violences intervenues alors à l’encontre de ces Algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), comme celles commises récemment par des policiers contre le jeune Nahel à Nanterre et beaucoup d’autres, ou comme contre le jeune Hedi à Marseille, très gravement blessé à la tête par un tir de lanceur de balles de défense (LBD), ont une origine : l’idée répandue dans notre société, et particulièrement dans les forces de police, que nos concitoyens descendants ou enfants de descendants de personnes originaires des anciennes colonies ne doivent pas être vus ni traités comme des citoyens à part entière.

La persistance du racisme post-colonial

La cause profonde de ces violences est bien cette forme d’« apartheid mental » qui a accompagné l’histoire de l’empire colonial français, ce « racisme colonial » qui a été longtemps porté par les discours officiels des institutions républicaines et de l’école, y compris dans les départements français d’Algérie, et qui a perduré après les indépendances dans les mentalités et les pratiques institutionnelles. Un préjugé implicite mais omniprésent qui se traduit, par exemple, aujourd’hui dans cette insuffisance choquante d’indignation face au sort subi par certains de nos jeunes concitoyens. À preuve, un certain nombre de forces politiques ou syndicales, y compris de gauche, ne se sont pas jointes à l’appel important, « Notre pays est en deuil et en colère ».

Le massacre du 14 juillet 1953 qui a interrompu les défilés populaires pour la Fête nationale a été, en 2023, commémoré de manière spectaculaire pour son soixante-dixième anniversaire. Ce massacre a eu lieu parce que les libertés démocratiques n’étaient pas reconnues aux Algériens indépendantistes, dont leur pleine liberté d’expression incarnée par leur choix de leurs mots d’ordre et de leur drapeau.

Ces faits de violences policières coloniales ou postcoloniales sont récurrents dans notre histoire. Le livre de Fausto Giudice, Arabicides. Une chronique française 1970-1991 (La Découverte, 1992), celui de Dominique Manotti, Marseille 73. Une histoire française, (Les Arènes, 2020), ont pointé des symptômes de la réémergence meurtrière du racisme colonial sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing. La Marche pour l’égalité de 1983, dont on va commémorer les quarante ans, était porteuse d’une exigence démocratique d’égalité, mais elle a été totalement incomprise par les institutions françaises de l’époque qui, tel le président Mitterrand, ont fait mine de la soutenir sans l’écouter ni comprendre ses demandes.

Il y a bien eu, dans les années 1960, face à l’échec de toutes les guerres coloniales et à la reconnaissance par le droit international du droit des peuples coloniaux à s’émanciper, un moment de trouble et de perplexité dans l’opinion française ; auquel à correspondu, par exemple, le faible score du candidat des nostalgiques de l’Algérie française aux élections présidentielles de 1965. Mais l’incapacité des institutions et des forces au pouvoir à se livrer à la déconstruction du discours de justification de la colonisation porté durant près d’un siècle par la IIIe et la IVe République ainsi que les carences de la gauche à cet égard ont ouvert un boulevard à la reconstruction de l’extrême droite, à la fondation du Front national dans les années 1970 à la forte audience électorale du Rassemblement national aujourd’hui. Cette extrême droite, tout en se faisant discrète après 1945 sur son antisémitisme qu’elle a « mis en veilleuse » sans jamais l’abandonner, a placé au cœur de sa manière nationaliste de « penser la France » le « racisme de la couleur » à l’encontre des descendants des anciens colonisés. Un thème qui a fait florès dans l’institution policière, induisant des discriminations et des violences récurrentes vis-à-vis de certains de nos concitoyens. D’où les drames récents qui ont conduit les vrais républicains à trouver légitime la colère populaire qui s’est exprimée dans tout le pays, à la différence de ceux qui n’ont que le mot de République à la bouche mais ne voient en elle qu’un argument pour faire « régner l’ordre » à tout prix, au mépris de la justice.

Toutes les vies comptent

Il a fallu attendre les années 2010 pour qu’on désigne par le terme de « féminicide » les nombreux assassinats de femmes et que ce mot s’impose dans la langue française. Combien de temps faudra-t-il pour que le terme d’« arabicide » s’y impose ou qu’un autre soit inventé pour désigner les crimes racistes qui ciblent certains de nos concitoyens perçus comme les descendants des indigènes coloniaux n’ayant pas tous les droits de citoyens.

Des mouvements contradictoires se sont manifestés en France au XXIème siècle. Dans les premières années du siècle, il s’est produit un moment d’indignation face aux rappels dans la presse de la torture pratiquée par l’armée française dans la guerre d’Algérie. Mais ce moment a été suivi de la présence au second tour de l’élection présidentielle de 2002, véritable « honte pour la France », de Jean-Marie Le Pen, tortionnaire notoire durant ce conflit – comme l’a rappelé dans Mediapart l’historien Fabrice Riceputi, alors que cela a été nié récemment dans un podcast de France inter… –. Puis, par ce moment où Nicolas Sarkozy et nombre d’intellectuels médiatisés, ont mis au centre du débat public de sa campagne présidentielle de 2007 le thème du « refus de la repentance » ; suivi, après 2012, des petits pas très insuffisants de François Hollande à propos de la reconnaissance du 17 octobre 1961 ou de la mort de Maurice Audin. Enfin, avant l’élection en 2017 d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, de ses déclarations prometteuses condamnant la colonisation comme « crime contre l’humanité », suivies, une fois élu, – « en même temps »… –, à la fois de gestes appréciables comme sa visite à Josette Audin ou celui de demander un rapport sur ce sujet à Benjamin Stora, mais aussi de déclarations de plus en plus ambiguës. Autre sujet révélateur : le vote local des résidents étrangers, pourtant porté par les candidats finalement élus en 1981, en 1988 et en 2012, n’a pas été réalisé, et il a quasiment disparu aujourd’hui de certains programmes.

Le fait est que, dans ce contexte où ni les institutions ni les forces politiques n’ont fait le travail qu’imposaient les droits de l’Homme et les véritables principes républicains, l’opinion publique a connu sur ces questions un mouvement de régression. S’il ne se produit pas un « sursaut des consciences », cela ne peut, lors des lois qui seront votées par la présente législature comme aux élections présidentielles de 2027, que bénéficier à l’extrême droite.

L’indignation insuffisante face aux atteintes aux droits pour tous

Combattre le racisme, s’opposer à l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite et de la droite extrême implique d’aborder notre longue histoire esclavagiste et coloniale et son héritage. Nulle « haine de la France » là-dedans. La France n’a pas été seulement esclavagiste ni la République seulement coloniale. Le processus de séparation, par exemple, entre les pouvoirs religieux et les institutions universitaires ou municipales a commencé dès le XIVème siècle et a abouti cinq-cents ans plus tard à la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat et à des institutions laïques dont nous avons tout lieu d’être fiers, même si certains veulent travestir la laïcité aujourd’hui en une logique d’exclusion d’une partie de notre nation.

L’islamophobie, dont certains ont cherché à discréditer le terme alors qu’il figure dans le vocabulaire depuis plus d’un siècle (1910), est une passion française qui s’enracine dans l’époque des Croisades et des conquêtes coloniales. Elle se manifeste en particulier par une forme d’obsession pour le foulard porté par des femmes. Avec l’idée qu’une telle coutume risquerait de remettre en cause les conquêtes des femmes dans la société française, comme si celle-ci n’avait pas sa propre histoire. Il faudrait donc interdire, par exemple, à des femmes voulant pratiquer le football de s’attacher les cheveux avec un foulard. Autant d’injonctions qui masquent des tendances dominatrices, machistes et xénophobes, déguisées en défense des femmes. Quant aux violences faites aux femmes, le tabou persiste sur les viols commis dans la colonisation et les guerres coloniales, tout comme sur le sort de nombre de femmes sans papiers d’origine africaine employées aujourd’hui à des tâches d’entretien au mépris des droits sociaux les plus élémentaires.

Des tirailleurs coloniaux aux travailleurs sans papiers d’aujourd’hui

Vous n’y pouvez rien. Contrairement à ceux qui veulent s’enfoncer dans un déni de l’histoire, certaines pages du passé restent présentes à l’esprit des descendants de ceux qui ont participé à certains des épisodes tragiques de ce passé comme l’appel à des tirailleurs africains dans les deux guerres mondiales. A la suite du film « Tirailleurs » de Mathieu Vadepied avec Omar Sy présenté en avant-première au Festival de Cannes 2022, la question du sort des tirailleurs coloniaux dans ces deux guerres mondiales a fait l’objet de divers éclairages d’historiens, notamment par Martin Mourre, Emmanuel Blanchard, Armelle Mabon, Danielle Domergue-Cloarec, Gilles Manceron et Alain Ruscio, qui rendent caduc le discours de l’armée et des institutions françaises, trop souvent pris pour « argent comptant » par d’autres avec de bonnes intentions, qui se borne à affirmer qu’ils étaient les « Frères d’armes » des poilus français.

Des pages tragiques de notre passé colonial font retour dans les mémoires de nombreux pays d’Afrique sub-saharienne ou d’ailleurs, souvent dans un désordre funeste. Pour y répondre, il faut que notre pays clarifie son point de vue sur son passé colonial et sur l’héritage que celui-ci a laissé dans notre société d’aujourd’hui. Il faut qu’il se rattache réellement à l’universalité des droits de l’Homme et rejette les interprétations frauduleuses de la République ou de la laïcité.

Pour que vive la République, la vraie, la République sociale de tous ses citoyens, et non une République confisquée par les possédants au prétexte du maintien de « l’ordre, l’ordre, l’ordre… »

Pour que vive la Nation, la vraie, faite de tous nos concitoyens qui partagent la vie économique et sociale du pays, et non une nation étriquée, amputée d’une partie de ses habitants, au prétexte de remédier à un prétendu « grand remplacement » par on ne sait quelle « remigration ».

La Nation a toujours été faite de diversités et le fait d’arborer le drapeau de son pays d’origine n’est pas contradictoire avec son appartenance à la nation française si celle-ci veut bien vous accueillir en son sein.

Pour réagir à ce qui domine aujourd’hui dans l’opinion française, à ce que le politologue Achile Mbembe qualifie d’« eurocentrisme tardif », qui produit ce phénomène d’indifférence ou d’indignation insuffisante face aux crimes policiers, symptôme du regain du racisme colonial à l’œuvre dans notre pays, qui menace pour tous la démocratie, il faudrait un sursaut, une prise de conscience dans notre société, à commencer par celle de toutes les forces de la gauche.

Vive la République, vive la Nation !

On rêve à la mobilisation de nos ancêtres en 1794 quand la proclamation de la République avait bouleversé l’ordre politique en Europe et qu’avait été proclamée « la République en danger ». Au « Vive la Nation ! » lancé par les volontaires de Valmy qui a sidéré les soldats des armées européennes monarchiques ou impériales. Ou à ce moment de 1898 qu’Anatole France a qualifié en 1902, aux obsèques d’Emile Zola, de « moment de la conscience humaine », où des citoyen(ne)s se sont dressés contre l’antisémitisme lors de l’affaire Dreyfus.

Battons-nous pour une conception inclusive de la République et de la Nation.

Ayons à l’horizon de nos espoirs la date du 14 juillet 2024 pour un grand défilé populaire lors de la Fête nationale, avec en particulier la Marche des Solidarités, comme cela a été appelé et entamé en cette année 2023.

En 2024, l’armée et de bien discutables invités étrangers seront contraints d’abandonner les Champs-Elysées en raison des Jeux Olympiques.

Défilons de la République à la Nation.

Défilons, comme nous l’avions suggéré, au lendemain du meurtre de George Floyd en 2020 et de la vague mondiale de protestation sur le thème « Black lives matter » provoquée par ce crime policier, dans un manifeste signé par soixante-huit personnes, « Pour une République française, antiraciste et décolonialisée ! »

François Gèze, Gilles Manceron, Fabrice Riceputi et Alain Ruscio.