François Gèze, un grand éditeur, un camarade et un ami
L’éditeur Hugues Jallon a confié à Mediapart un vibrant hommage à François Gèze, dont le décès soudain le 28 août a attristé tous ses proches. Aujourd’hui président des Éditions du Seuil, il lui avait succédé à la tête des Éditions La Découverte en 2014.
François était un grand éditeur, un camarade et un ami.
J’ai fait sa connaissance dans un couloir des Éditions La Découverte à l’automne 1997, nous avons parlé de livres, d’idées et de politique, bien entendu. Quelques semaines plus tard, il m’appelait – il avait besoin de renfort, tout de suite – et m’engageait comme éditeur sans me demander d’écrire un CV… Il m’a mis dans un petit bureau et a posé un gros manuscrit à éditer sur ma table. Au fil des ans, il m’a absolument tout appris d’un métier dont j’ignorais tout, comme il le fit avec tant d’autres après moi.
François était un homme généreux, pudique, un peu austère – nos pères étaient des militaires, ce qui explique peut-être certaines choses. C’était un travailleur acharné, passant des nuits sur ses manuscrits et dirigeant la maison le jour.
François était surtout un éditeur de combat, un militant de la liberté, de la justice et de la vérité.
Sous le nom de La Découverte, il a poursuivi l’aventure des Éditions Maspero, dans un contexte très difficile, il le rappelait souvent : la crise de l’édition de sciences humaines, mais surtout, le contexte de ces « années grises », les années 1980, qui ont vu la gauche, parvenue au pouvoir, trahir une bonne partie de ses convictions. Contrairement à certains dans le milieu intellectuel, François n’a pas tourné casaque et ne s’est pas soumis à la nouvelle doxa néolibérale de la « mondialisation heureuse », celle qui a toujours cours.
Ses engagements gauchistes de jeunesse au PSU n’avaient plus beaucoup de sens, me disait-il, alors qu’il m’orientait dans le dédale de ses chapelles et boutiques, me présentant à ses camarades venus de la GOP, du PCMLF, de VLR ou du pablisme. Mais le combat devait continuer, sans relâche, envers et contre tout. En ce sens, il restait fidèle à la phrase de Péguy qui avait inspiré Maspero lors de la création de la collection d’essais qui existe toujours, « Cahiers libres » : « Ces cahiers auront contre eux tous les salauds de tous les partis. » L’indépendance d’esprit de François était totale et ses combats nombreux. Pour les droits de l’homme et la liberté d’expression, aux côtés de son ami Pierre Vidal-Naquet, de la Ligue des droits de l’Homme, et de Reporters sans frontières, de L’Observatoire international des prisons, et autres.
L’Argentine, le Chili, la Palestine, le Cameroun, etc. : des engagements anti-impérialistes de sa jeunesse, il conservait cette sensibilité et cette attention au dynamiques sociales, et aux luttes intellectuelles, politiques en cours dans les « pays du Sud », comme on disait alors. Il demeurait fidèle à ses amis du CEDETIM (« Centre socialiste d’études du tiers monde », devenu « Centre d’études anti-impérialistes », puis « Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale », les noms et les époques changent, l’âme et les engagements demeurent)
Il a, par la suite, publié de nombreux livres sur l’histoire coloniale de la France, à une époque où pas grand-monde ne s’y intéressait, notamment dans l’université. Il fut notamment l’éditeur d’une série d’ouvrages sur l’histoire de l’Algérie. Et sur son présent : inlassablement, et contre ceux qui ne voulaient pas voir ni savoir, il a lutté pour qu’advienne la vérité sur les agissements cyniques et sanguinaires de l’armée algérienne pendant la « sale guerre » qui a ensanglanté le pays pendant la « décennie noire ». L’histoire a donné raison à son courage.
Attaché au régime de la preuve empirique, avec un sens de la justice chevillé au corps, il se méfiait des querelles et disputes qu’il qualifiait d’« idéologiques » ou de « dogmatiques » et croyait fermement à la mission des sciences sociales : rendre visibles les réalités du monde sociale, mettre au jour les fonctionnements aberrants de la « mégamachine » économique, en documenter les ravages écologiques, sociaux, humains. Sociologie, histoire, économie, anthropologie, enquêtes de journalistes, essais : à la Découverte, avec lui, nous avons publié des dizaines d’ouvrages consacrés aux effets du néolibéralisme et de la mondialisation financière sur nos sociétés. Notamment dans le domaine de la santé, qui le passionnait : de l’amiante aux perturbateurs endocriniens, les nombreux livres qu’il a publiés sont venus dénoncer les ravages des « innovations » de l’industrie et du complexe agroalimentaire. Avec lui, La Découverte a publié des dizaines de livres qui tentaient de construire des alternatives au cauchemar toujours en cours – il y eut notamment l’espoir suscité par le mouvement « non global » et l’altermondialisme des contre-sommets de Porto Alegre dans les années 2000 que la maison a accompagné.
Il y a quelques mois encore, lors de nos déjeuners réguliers, il me témoignait encore son enthousiasme devant la nouvelle génération de chercheurs et d’auteurs engagés dans la « critique sociale » nourrie de leurs intérêts pour les questions féministes, postcoloniales et écologiques. Resté éditeur à La Découverte après sa retraite comme patron de la maison, il conservait un enthousiasme de jeune homme et ne cédait ni à la nostalgie, ni au pessimisme qui est trop souvent la marque de la profession.
Indéfectible défenseur des sciences sociales et de leur place dans l’espace publique et politique, il n’a jamais renoncé. Fidèle à sa formation, en poursuivant la publication des travaux du philosophe Étienne Balibar, élève de Louis Althusser. Il a aussi défendu avec constance et détermination un jeune sociologue des sciences qui, au bout de plusieurs décennies, a conquis l’audience qu’il méritait : Bruno Latour. Un exemple parmi d’autres de ses fidélités et de son acharnement à défendre tous les auteurs que la maison publiait.
Il m’a appris que l’édition, c’était apprendre à échouer – et apprendre de ses échecs : dans ce métier, les échecs commerciaux sont légion, les succès rares (on ne parle que d’eux). C’est une école de ténacité où toujours il faut conserver son enthousiasme des débuts. Je ne l’ai pas oublié.
Enfin, il faut enfin que j’évoque son engagement de toujours au service du livre et de ses métiers : SNE, ADELC, Prisme, CFCF, FeniXX, etc. Tous ces noms et acronymes ne disent pas grand-chose à ceux qui ne connaissent pas la chaîne du livre. Ils en sont pourtant des institutions et rouages essentiels, vitaux. Militant infatigable du prix unique du livre, grand connaisseur du monde de la librairie, François connaissait par cœur cette chaîne du livre. Une légende veut qu’il savait la hauteur du hayon des poids-lourds qui se rangeaient devant les plateformes des centres de distribution, c’est tout dire. Dans nos rangs, tout le monde le reconnaît : il a joué un rôle actif et constant dans la profession, il fut de tous ses combats pour garantir sa solidité et sa pérennité à l’écosystème fragile du livre. Sa passion pour le numérique (et l’informatique) l’avait très tôt conduit à défendre un nouveau modèle pour les revues de sciences humaines, à travers la création de Cairn.
Tous ses combats d’éditeurs et bien d’autres, il les a menés chez Maspero, puis à la tête de La Découverte pendant plus de trente ans. Les actionnaires ont changé, de nombreuses fois. Mais la maison est restée, grâce à lui et à ses équipes, fidèles à ses engagements et à son identité.
Nous sommes, nous serons nombreux à pleurer la disparition de François, l’équipe de La Découverte et tous ceux qui l’ont connu, les auteurs qu’il a accompagnés et défendus, ses confrères éditeurs, les libraires et tous les acteurs du livre qui l’ont côtoyé, ses camarades et amis. A mes yeux, l’hommage le plus fort et le plus juste que nous pouvons lui rendre aujourd’hui, c’est de continuer ses combats.
Hasta siempre, François.
* L’inhumation de François Gèze a lieu samedi 2 septembre, à 11 h au cimetière ancien de Vitry-sur-Seine, 46 rue du Général de Gaulle. À 14 h 30, un moment de recueillement, de partage et de convivialité est organisé au CICP (Centre international de culture populaire, qui abrite le CEDETIM), 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris. Un hommage public est prévu en octobre. Pour mieux connaître les engagements de François Gèze, découvrez le blog qu’il tenait sur Mediapart.