Petite histoire de Hammaguir, base spatiale de la france coloniale en Algérie
Mustapha Benfodil, El Watan, 17 février 2021
On connaît l’affaire des essais nucléaires français dans le désert algérien (1960-1966) dont les effets persistent à ce jour, et qui constituent un lourd contentieux entre l’Algérie et l’ancien colonisateur. On connaît moins, en revanche, l’histoire de la conquête de l’espace par la France, et dont un grand chapitre s’est écrit à quelques centaines de kilomètres au nord de Reggane, dans le désert de Béchar, où fut bâtie une base spatiale : la base d’Hammaguir, près de Abadla, d’où est parti le premier satellite français.
Tout le monde le sait : l’Algérie servit de terrain d’expérimentation pour les essais nucléaires français, entre 1960 et 1966, tout spécialement dans la région de Reggane (Adrar) et de In Ecker (Tamanrasset).
Ce que l’on sait moins, c’est que le désert algérien, plus exactement dans la vallée de la Saoura, à la lisière du Grand Erg occidental, a servi également de champ de tir pour des missiles balistiques et surtout de rampe de lancement aux premiers engins spatiaux français, à travers la base d’Hammaguir qui relève actuellement de la commune de Abadla, à environ 120 km au sud-ouest de Béchar.
Le premier satellite français, baptisé Astérix, a été ainsi mis sur orbite par une fusée qui avait décollé depuis la base spatiale d’Hammaguir. C’était trois ans après l’indépendance, la France ayant continué à exploiter le site jusqu’en 1967.
Le premier satellite français lancé depuis Hammaguir
Avec cette opération, «la France accède à l’espace et entre dans le club très fermé des puissances spatiales, 8 ans après le Spoutnik des Soviétiques et 7 ans après l’Explorer des Américains», relève le CNES. «Elle devient ainsi «la 3e puissance spatiale mondiale en prouvant sa capacité de satellisation.»
Dans un autre document daté du 21 août 2019 publié sur le site du Centre spatial guyanais, «unique base de lancement européenne», sous le titre «De l’Algérie à la Guyane», il est précisé : «A sa création, la première mission confiée au CNES est claire : trouver une base de lancement permettant d’effectuer toutes les missions spatiales dans les meilleures conditions. Depuis 1948, la France utilise, en effet, les champs de tirs situés à Hammaguir et Colomb-Béchar, en Algérie. D’abord utilisées par l’armée pour des tests de missiles, ces bases sont mises à disposition du CNES pour des essais de fusées-sondes, puis des premiers lanceurs. Mais la France doit chercher un nouveau site pour développer ses engins de lancement : l’Algérie acquiert son indépendance en 1962, et les Accords d’Evian signés cette année-là prévoient la cessation d’activité dans le champ de tir saharien et le retrait de la France en 1967. A la recherche de son nouveau site de lancement, le CNES poursuit néanmoins ses essais durant cinq ans, et le 26 novembre 1965, le lanceur Diamant décolle d’Hammaguir et place sur orbite Astérix, le premier satellite français.»
Des missiles balistiques aux fusées-sondes
Il a signé, en outre, de nombreux articles sur le sujet et connaît donc parfaitement l’histoire d’Hammaguir, un toponyme obtenu par la contraction des mots «Hamada», plateau rocailleux, et «Guir», qui est le nom d’un oued local.
«De 1948 à 1967, la France a disposé dans le Sahara algérien d’un ensemble de champs de tirs exceptionnels, qui ont permis l’expérimentation de nombreux missiles et d’effectuer les premiers lancements spatiaux», rapporte-il dans un article daté du 3 mars 2017 et publié sur le site «air-cosmos.com» sous le titre : «Il y a 50 ans, la France quittait la base d’Hammaguir en Algérie».
Tout commence, affirme Varnoteaux, par la création, en 1948, du Centre Interarmées d’Essais d’Engins Spéciaux (CIEES), basé à Béchar. «Chaque armée peut y expérimenter ses missiles (sol-air, air-sol, sol-sol, air-air)», explique l’historien.
Dans le même article, le chercheur donne un aperçu des tirs pratiqués dans le sud-ouest algérien à l’époque, et l’on remarque d’emblée l’intensification de ces tirs balistiques année après année. «De 1949 à 1961, le CIEES dispose de trois champs de tir aménagés autour de Colomb-Béchar : B0, juste à côté de l’oasis, pour des tirs de missile vers l’Est ayant une portée inférieure à 50 km ; B1, à 12 km à l’ouest de Colomb-Béchar, pour des essais d’engins de 50 à 90 km de portée ; B’1, à 50 km plus au sud, pour des tirs verticaux ne mettant pas en danger Colomb-Béchar», détaille l’auteur.
Au début des années 50’, «de nouveaux engins plus puissants font leur apparition : des missiles à longue portée (Eole, SE-4200, R-422…) et des fusées-sondes (Véronique, Monica) pour explorer la haute atmosphère (…). Cependant, les champs de tir B0, B1 et B’1 ne convenant pas, il fallait un espace beaucoup plus vaste. De ce fait, un quatrième champ de tir est aménagé à 120 km au sud-ouest de Colomb-Béchar, au nord de la Hamada, un vaste plateau dénudé où coule un oued du nom de Guir, dénommé B2 ou Hammaguir (contraction de Hamada et de Guir)». Le rythme des essais ne fait que s’accélérer : «De 1950 à 1952, il y a en moyenne une cinquantaine d’engins tirés par an, puis une centaine par an entre 1953 et 1956 pour atteindre 500 engins en 1957. En 1959, on passe à plus de 900 engins pour franchir les 1100 en 1959-60», soutient l’historien.
Dans une autre contribution intitulée : «La France spatiale : tout commence à Colomb-Béchar» (numéro 436 du mensuel L’Histoire, voir le site : www.lhistoire.fr), Philippe Varnoteaux précise que «ce fut également de Hammaguir que la fusée-sonde Véronique fut mise au point entre mai 1952 et octobre 1954, date à laquelle celle-ci réalisa la première expérience spatiale française vers 104 km d’altitude». C’était donc la veille du déclenchement de la Guerre de Libération.
La fusée pionnière poursuivra sa percée. «Les 10 et 12 mars 1959, depuis le champ de tir d’Hammaguir, deux fusées-sondes Véronique obtenaient une spectaculaire découverte en réalisant une incursion dans l’espace. La France entre de plain-pied dans l’âge spatial», indique l’historien.
Il ajoute : «En pleine guerre d’Algérie, quatre champs de tir supplémentaires spécifiques furent aménagés à Hammaguir entre 1959 et 1963 : ‘‘Bacchus’’ pour les fusées-sondes à propulsion solide (Bélier, Centaure), ‘‘Blandine’’ pour les fusées-sondes à liquide (Véronique, Vesta), ‘‘Béatrice’’ pour des engins testés en coopération (sol-air Hawk américain, fusée Cora pour le lanceur européen Europa) et ‘‘Brigitte’’ pour le lanceur de satellites Diamant et les missiles balistiques.»
1er juillet 1967 : la France évacue la base spatiale
L’auteur de La France à la conquête de l’espace assure que durant cette période-là, «tous les ans, plusieurs centaines d’engins furent expérimentés : des missiles, des fusées météorologiques, des fusées-sondes spatiales (avec parfois à leur bord de petits animaux). Le 26 novembre 1965, ce fut au tour de la fusée Diamant A de décoller et de placer sur orbite le satellite Astérix.»
Une archive audiovisuelle du Centre national d’études spatiales montre le décollage de la fusée Diamant A depuis la base d’Hammaguir lors de ce fameux 26 novembre 1965.
Dans ce document visuel, on peut écouter le témoignage de Jacques Blamont, premier directeur scientifique et technique du CNES. Expliquant les visées du général de Gaulle à travers cet ambitieux programme spatial, Blamont le lie au contexte géopolitique de l’époque : «Le général De Gaulle avait comme objectif principal de sa politique l’établissement de la France comme une des puissances dirigeantes du monde, et pour cela il avait besoin de la force de frappe. Il lui fallait des fusées.
Alors, il a créé un organisme spécial qui était un fournisseur d’arsenal civil qui dépendait du ministère de la Défense qui s’appelait la SEREB (Société d’études et de réalisation d’engins balistiques). Ils se sont mis à travailler sur la possibilité d’utiliser les moyens de la force de frappe, c’est-à-dire les fusées de la force de frappe, pour mettre en orbite un satellite. Mais en même temps, le gouvernement a compris que ce n’était pas suffisant. Il fallait autre chose. Il fallait un environnement. Ça ne servait à rien de lancer un satellite s’il n’y avait pas des gens qui travaillent à en faire quelque chose d’utile, à avoir un programme. Et c’est pourquoi, au même Conseil des ministres, le général de Gaulle a décidé la création d’une agence spatiale : le CNES.»
«271 fusées lancées depuis ce site»
Sur le site spécialisé «Capcom Espace» (capcomespace.net), un document retraçant la genèse et l’évolution de l’industrie spatiale française soutient à propos de la base d’Hammaguir : «Le 1er juillet 1967, le CIEES est évacué et remis aux autorités algériennes, comme le prévoyaient les Accords d’Evian signés en mars 1962. Bien que le site soit inhabité depuis 45 ans, les installations sont toujours en place et notamment le pas de tir de la fusée Diamant. Situé par 30.9° Nord et 3.07° Ouest, la base permettait de lancer des satellites sous une inclinaison de 34.0° au minimum et 40.0° au maximum. Il fut lancé plus de 271 fusées depuis ce site.» A retenir enfin ce livre qui vient de paraître : La base spatiale d’Hammaguir. Traversée culturelle dans les archives de l’espace, (éditions L’Observatoire de l’espace, CNES, octobre 2020).
L’ouvrage est signé Michel Beretti, Jérôme Lamy et Elise Parré. «Avec, en toile de fond, les accords d’Evian, l’indépendance de l’Algérie et l’emploi des techniciens et ingénieurs du IIIe Reich dans un laboratoire français au sortir de la Seconde Guerre mondiale, nous suivons les trois membres du groupe dans la découverte de paysages disparus, reconstruits avec opiniâtreté à travers la collecte d’images, de documents et de témoignages. Ils arpentent ainsi Hammaguir, la première base spatiale française dans le Sahara, le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA) où étaient conçues les fusées françaises, à Vernon, dans l’Eure, et le Service d’aéronomie du CNRS, en région parisienne, où la science spatiale a vu le jour, en France», lit-on dans une note de présentation de l’ouvrage par l’éditeur. Et celle-ci de souligner : «Cet étonnant voyage, scandé par des aperçus sur les béances de l’histoire, les questions coloniales et le rôle des institutions, nous convie à dissiper les brumes romantiques qui entourent les origines de l’épopée spatiale française.»