Algérie : l’armée et ses paradis artificiels

Algérie : l’armée et ses paradis artificiels

Le Gri-Gri International – N°36 du jeudi 2 juin 2005

Walid a les yeux exorbités, de violents tics, une sévère toxicomanie et multiplie les cauchemars. C’est l’armée algérienne qui lui a transmis le goût du paradis artificiel.
À peine arrivé à la caserne, en 1997, le jeune Walid, 21 ans, est embarqué pour une opération commando. Les heures passent à travers le Djebel. Le jeune appelé ignore sa destination. Des sous-officiers font circuler une gourde et des comprimés. Chacun se sert et passe au voisin. Walid fait comme tout le monde et découvre l’ivresse de celle que les soldats surnomment « Madame Courage ».
Walid n’apprendra que plus tard le véritable nom de cette pilule-miracle : l’Artane, un psychotrope destiné à soigner la maladie de Parkinson. Ainsi drogués, les soldats se sentent invulnérables, surpuissants. Pris d’hallucinations, ils débarquent euphoriques dans les villages où les cris des victimes des massacres résonnent encore. Le lendemain, ils ne gardent aucun souvenir, aucune image des atrocités qu’ils ont vécues, aucun flash des barbaries qu’ils ont commises.
Cette douce inconscience a un prix : une forte dépendance. Très vite, comme nombre de ses compagnons. Walid avale de l’Artane tous les jours. Jusqu’à ne plus pouvoir s’en passer. Arrivé en France il y a quatre ans, aujourd’hui SDF, il n’a pas réussi à échapper à ses démons, ni à son enfer médicamenteux.
Dans son dossier médical, un psychiatre français conclut : « La drogue permet à Walid d’effacer provisoirement la peur de la mort et tous les événements traumatisants qu’il a subis. » « Il est très difficile de sortir de l’Artane, explique Aline Lupuyau, médecin et directrice d’un centre d’accueil pour toxicomanes à Paris. Tout simplement parce qu’il n’existe aucun produit de substitution. La seule solution : une prise en charge psychiatrique lourde. »
Combien sont-ils, à l’instar de Walid, ces anciens militaires algériens tombés dans la drogue pour survivre aux meurtrissures de la guerre ? Ex-officier des troupes spéciales et auteur de La sale guerre, Habib Souaïdia affirme avoir rencontré plusieurs ex-soldats toxicomanes depuis cinq ans qu’il est réfugié en France. Et garde le souvenir de garnisons entières « sous l’emprise de produits ». « Les trois quarts se droguaient quotidiennement », affirme-t-il.
Les responsables : « Des sous-officiers qui, pour se faire de l’argent, organisaient le trafic au sein même des casernes et sous l’œil de certains hauts gradés. » Rohypnol, Lexomil, Valium, cannabis, opiacés et surtout l’Artane, à l’en croire on trouvait de tout au sein des régiments. À l’époque. Souaïdia a alerté ses supérieurs. Lesquels lui rétorquaient de « laisser faire ». Avant d’ajouter : « Tant qu’ils ne deviennent pas islamistes, ils nous fichent la paix. »
Habib Souaïdia a refusé de flirter avec Madame Courage. Il lui a préféré le pastis et le whisky. Jusqu’à devenir lui aussi dépendant.
Interrogé par Le Gri-Gri, le Dr Semaoun, responsable du service de psychiatrie de l’Hôpital central de l’Armée d’Alger, affirme tomber des nues à l’évocation du sort de ces militaires intoxiqués. « Il n’y a jamais eu ni de drogue, ni d’alcool dans l’Armée », prétend-t-il, en toute sérénité.

LINDA BENDALI