Christian Phéline. Historien, auteur de Les avocats «indigènes» dans l’Algérie coloniale
Christian Phéline. Historien, auteur de Les avocats «indigènes» dans l’Algérie coloniale
«Une montée progressive qui reste très minoritaire»
El Watan, 1er novembre 2016
– Vous avez travaillé essentiellement sur le barreau d’Alger, pourquoi ?
L’historien est dépendant de ses sources. Au barreau d’Alger et à la cour d’appel, lieu où s’établissait le droit et qui est l’aristocratie de la profession, ils ont conservé des archives et ils m’y ont donné accès. Ces registres sont intéressants. C’est un reflet de la vie d’une profession et de l’histoire tout court car les avocats sont dans la société avec toutes ses contradictions. Il y a des rapports un peu compliqués avec les barreaux qu’ils appellent les barreaux de l’intérieur.
Il y avait Oran, Constantine et de plus petits barreaux dans d’autres villes comme Tizi Ouzou, Sétif ou Tlemcen. Très souvent, contrairement à ce qui se passait à Alger, dès les années 1930, les avocats «indigènes», terme alors en usage, devenaient bâtonniers de ces barreaux. Il y a beaucoup d’avocats qui venaient à Alger apprendre à exercer, ou à Tizi Ouzou, puis retournaient chez eux. Une forte proportion venait de Kabylie ou du Constantinois.
– Vous écrivez que les avocats étaient dans un quant-à-soi. Qu’est-ce que cela signifie, un barreau très français ?
Le premier avocat «indigène» (on conserve l’expression alors en cours, ndlr) que j’ai recensé, en 1891 se nomme Bouderbala et avant 1914, il n’y en a que deux ou trois, sur un barreau de 150 membres. Il commence à y avoir une entrée plus important dans l’entre-deux guerres, et à partir de la fin des années 1940, la génération qui précède la Guerre d’Algérie. C’est une montée progressive qui reste très minoritaire. Au milieu des années 1950 cela devait représenter 6% du barreau.
Comment peut-on expliquer les raisons de la faible présence d’avocats dits indigènes ?
Il fallait d’abord accéder à l’université et faire son droit. Sans compter les barrages antérieurs pour arriver au lycée ou à la medersa et, après, obtenir un équivalent du baccalauréat. Entre 1913 et 1920, il y a eu une tentative du barreau d’empêcher l’accès de ceux qui n’étaient pas naturalisés citoyens français en abandonnant le statut personnel musulman. Cela a été écarté par la Cour de cassation.
– Comment dans cette situation, les justiciables «indigènes» pouvaient-ils être défendus ?
D’abord pour toutes les affaires familiales, d’héritage… la masse des «indigènes» dépendait de la justice musulmane : les cadis et les oukils. Cela, c’était pour les affaires de la vie courante. Pour les affaires de droit français, ou de droit pénal, effectivement ils avaient besoin d’avocats. Quand se sont développés les avocats d’origine musulmane, ils avaient vocation assez naturelle à défendre les «indigènes», si on peut dire. D’une certaine manière, ils étaient cantonnés à cela, sans qu’il y ait une règle juridique, mais un Européen n’allait pas chercher un avocat «indigène» pour le défendre.
Il y avait une séparation de fait. Il y a l’exception de Ladmiral, cet avocat d’origine guadeloupéenne sur lequel j’ai écrit un livre (éditions Riveneuve 2014, ndlr). Ou Léonce Déroulède, mort dans les années 1940, une espèce de gauchiste bourgeois qui défendait les droits de l’homme. Il y a en eu quelques-uns. Parmi les avocats d’origine «indigène», il y a quelques figures dans l’entre-deux guerres, dont Abdelkader Haddou, notamment, citoyen français, marié à une Française, franc-maçon.
C’était un pénaliste. Après le meurtre du grand mufti en 1936 – le procès a lieu en 1939 – , il a été un des avocats des accusés. Il a défendu Abbas Turki. Il a été aussi un des avocats du PPA en 1938. On connaît les avocats de la Guerre d’Algérie, avec les collectifs d’avocats, mais des procès politiques, il y en a bien eu avant, dès la fin des années 1930, avec des défenseurs français, d’Alger ou venus de France et des avocats indigènes, dont Haddou et Ahmed Boumendjel, le frère aîné de Ali Boumendjel.
– L’historiographie de tous les barreaux d’Algérie est-elle imaginable ?
A la fin des années 1950, les barreaux de l’intérieur représentaient le même nombre d’avocats que ceux du barreau de la capitale, entre 380 et 350 avocats. Il y avait toute une vie intéressante dans les barreaux de l’intérieur avec certains bâtonniers d’origine indigène. Il faudrait faire un travail d’archives dans chacun des barreaux.
– Comment cela s’est-il passé après l’indépendance ?
Les avocats indigènes étaient à Alger au milieu des années 1950, au nombre de deux ou trois petites dizaines. Il y a eu des assassinats. Certains sont partis à l’étranger pour se mettre à l’abri ou mener leur activité politique. Ils sont revenus en 1962. Les avocats français, pour beaucoup, ont quitté le pays, certains en laissant un bureau à Alger jusqu’à 1965-1966. Le premier bâtonnier algérien, à la fin 1963, était Kaddour Sator. Il y a une transition qui est passée par un amenuisement de l’effectif des avocats français, remplacés peu à peu par les Algériens qui vont se former.
Le ministre de la Justice Me Bentoumi et le bâtonnier Me Sator ont accompagné la transition. Ils ont joué un rôle essentiel dans la transmission de la tradition libérale et de l’indépendance de la profession. Un rôle prépondérant du point de vue de la continuité d’une culture professionnelle et politique. Ils avaient l’expérience de la lutte pour l’indépendance du barreau et leur militantisme. Le paradoxe est qu’ils ont été rapidement écartés du pouvoir politique mais, sans eux, on ne pourrait pas comprendre comment le barreau, jusqu’à ce jour, conserve son autonomie avec bien des péripéties bien sûr.
Walid Mebarek
De la difficulté d’être avocat dans l’Algérie coloniale
Comment pouvait-on être Algérien et avocat sous la colonisation française ? Christian Phéline a travaillé sur des archives algériennes pour nous donner la réponse à cette question dans un livre à paraître à Paris aux éditions Riveneuve et chez Casbah à Alger.
Christian Phéline note que «dans une corporation européenne ayant opiniâtrement défendu l’éminence de son rôle dans la société coloniale, l’affirmation d’une minorité indigène a dû surmonter bien des obstacles, d’abord juridiques, ensuite d’ordre social ; la diversité des trajectoires sociopolitiques empruntés par les membres de celle-ci n’aura pas évité que la solidarité professionnelle du corps vole en éclats sous les affrontements conduisant à l’indépendance».
L’auteur retient que trois avocats indigènes seulement ont effectivement exercé à Alger avant 1914, le premier étant Ahmed Bouderbala, admis en stage en 1891. Les choses ne vont pas vraiment aller en s’améliorant puisqu’à «la rentrée 1956, on en décompte 29, dont 11 stagiaires» et «l’annuaire de 1962 n’en recense plus que 17, dont deux stagiaires». Deux d’entre eux, Mohand Aberkane et Zizine, précise Christian Phéline, seront assassinés par l’OAS.
Enfin, une première femme figure parmi les praticiens de patronyme musulman, Kara Mimi, admise en 1936. De mère européenne, elle s’installera à Paris en 1945. Il faudra attendre 1964 pour que soient reçues les premières avocates algériennes, Fatiha Sahraoui et Meriem Belmihoub. L’auteur évoque enfin l’évolution du monde des avocats algériens qui seront partie prenante au tournant des années 1930 de l’appréhension de la question nationale.
Walid Mebarek