El Ouenza: Mourir à petit feu dans le ghetto de Hay Edhalma
Retour sur l’immolation du jeune Ramdhane Mekhaznia au pied de la mine d’El Ouenza
Mourir à petit feu dans le ghetto de Hay Edhalma
El Ouenza (wilaya de Tébessa). De notre envoyé spécial, El Watan, 30 janvier 2012
Ses habitants l’appellent communément «El Graba», le bidonville. Une centaine de baraquements y font office d’habitations plantées sur les hauteurs d’El Ouenza, la célèbre ville minière connue pour son minerai de fer qui alimente, avec celui de Boukhodra, le complexe sidérurgique d’El Hadjar.
On l’appelle ainsi parce qu’il y fait noir, parce que la vie y est misérable, et parce qu’à la nuit tombée, le quartier plonge entièrement dans l’obscurité faute d’éclairage public. Et on a peur. On a peur des chiens errants, mais aussi des mauvais garnements qui écument la ville», explique Hafnaoui, 30 ans, manœuvre en bâtiment. Hafnaoui est le frère aîné de Ramdhane Mekhaznia, Abdelhak pour l’état civil. Ramdhane a provoqué un véritable électrochoc au sein de l’opinion locale lorsque, au matin du 16 août dernier, il s’est réveillé discrètement, prit un bidon d’essence et est allé sans dire un mot mettre le feu à son corps fluet, ses désirs, ses rêves, ses désillusions. Il s’est immolé au pied de la mine, dans le creux d’un ouvrage en pierre de taille destiné à canaliser les eaux de pluies qui descendent de la montagne. C’était en plein Ramadhan. «Et il est né aussi un jour de Ramadhan, c’est pour cela qu’on l’appelle Ramdhane», dit sa mère. Un prénom prémonitoire. Entre le Ramadhan 1989 où il vit le jour et le Ramadhan 2011, 22 ans de galère, de déceptions, de gâchis. Une vie consumée par les deux bouts. Ramdhane était étudiant en biologie à l’université de Souk-Ahras, à 50 km à l’ouest d’El Ouenza. Tébessa, le chef-lieu de wilaya, est à 70 km au sud-ouest. El Ouenza se trouve par ailleurs à quelques encablures des frontières tunisiennes. D’ailleurs, à un jet de pierre de là, se trouve la localité d’El Meridj qui est un poste-frontière avec la Tunisie. La famille Mekhaznia est originaire de là.
«Mel faqr oue’digoutage»
Les parents de Ramdhane nous réservent un accueil chaleureux dans leur modeste maison en parpaing et tôle ondulée. La mère, Mme Rym Bouzid, est inconsolable mais contient stoïquement son chagrin. Les yeux chargés de tristesse, elle témoigne de ce qui s’est passé durant cette matinée fatidique du mardi 16 août 2011 : «J’étais en train de laver la vaisselle dans la cour quand le téléphone portable de Ramdhane a sonné. Il l’avait réglé pour le réveiller à 7h. Il a fait sa toilette, il a mis des habits neufs. Il s’est bien coiffé et a enduit ses cheveux de gel. Il a pris un bidon d’essence et il est sorti. Moi, je pensais qu’il allait le vendre comme le font beaucoup de gens ici faute de travail. Après, j’ai entendu ce qui s’est passé. J’ai couru comme une folle vers le lieu où il s’est immolé. J’ai fondu sur mon fils, je l’ai serré très fort contre moi en lui disant : ‘‘Waâleh Ramdhane waldi eddir fi rouhek haka’’ (Pourquoi tu as fait
ça ?) Il m’a répondu : ‘‘Mel faqr oue’digoutage’’ (C’est la misère et le dégoût qui m’ont poussé à le faire). Il a ajouté : ‘‘Hazini leddar ou kamli alaya’’ (Emmène-moi à la maison et achève-moi)».
La mère de Ramdhane comme l’ensemble de sa famille nous ont certifié qu’il n’avait montré aucun signe de détresse particulier. Il n’avait parlé de son plan à personne. D’ailleurs, personne n’avait cru à la nouvelle de son immolation. «C’était quelqu’un de très pondéré, de très brillant. C’était le cerveau de la maison. C’était un frère exemplaire, tout le monde l’adorait. On était très proches. Il me disait tout. Mais pour ce coup, il ne m’a rien dit. Il n’a prévenu personne», confie Hamza, son jeune frère. La mère
reprend : «Les derniers temps, il avait un comportement normal, il souriait. Il avait pris son s’hor le plus normalement du monde. Il n’y avait rien qui laissait dire que cet enfant aller faire quelque chose. Il ne se plaignait de rien. Il n’a informé personne. Il ne m’a laissé ni lettre ni message, rien. Il avait perçu sa bourse un samedi, il s’est immolé un mardi. Il avait laissé sa bourse sous le poste de télévision. Il m’avait demandé 100 DA, j’ai trouvé 80 DA dans son pantacourt. Les 20 DA, il avait acheté le briquet avec lequel il s’est brûlé. C’est la volonté de Dieu, que voulez-vous faire ?»
Le père, Abdelmadjid Mekhaznia, 60 ans, tout aussi stoïque et digne, nous accompagne au lieu exact où sont fils s’était donné la mort cinq mois plus tôt. Nous sommes carrément au pied du massif minier, à la lisière de Hay Edhalma. Une voie ferrée longe le quartier. Des trains de marchandises chargés de fer brut passent à intervalles réguliers. «C’est ici que ça s’est passé, au fond de ce canal», explique M. Mekhaznia avec calme et résignation, comme si le deuil l’avait vidé de toutes ses forces. «Il l’a fait vers 8h du matin. Les gens dormaient encore. Il y avait juste des jeunes qui rôdaient par là, et quand ils ont vu la fumée monter, ils ont accouru. Ils sont aussitôt venus m’alerter en me disant ‘‘Oualdek hrag rouhou’’ (Ton fils s’est immolé). Je suis venu en courant avec sa mère. Il avait tout le torse et le ventre abîmés. Mais, il arrivait encore à parler. Sa mère lui a demandé ‘‘Waâlah ya oulidi chaâlat rouhek’’. Il lui a répondu ‘‘El faqr oue digoutage’’. Il a ajouté : ‘‘Edoula machi metouelha bina, el ouahed imout khir’’ (L’Etat ne s’occupe pas de nous, alors autant mourir). Il a rendu l’âme une heure et demie plus tard. Il est parti, ça y est. Qu’Allah allège sa souffrance.»
3000 DA pour 10 bouches à nourrir
Abdelmadjid Mekhaznia est à l’âge de jouir de sa retraite. Mais il n’a pas de pension de retraite, et il est loin de goûter au répit auquel sont en droit de prétendre les gens de son âge. Ancien agriculteur, il est aujourd’hui gardien dans une école primaire pour un salaire modique de 3000 DA versé dans le cadre du filet social. «J’ai 8 enfants à charge. En tout, j’ai 10 bouches à nourrir et on me donne 3000 DA, vous vous rendez compte !», s’indigne-t-il. «Avant, j’étais fellah dans le cadre de la révolution agraire. Après la suppression de la révolution agraire, on était livrés à nous-mêmes. Ils nous ont tout enlevé. La terre a été cédée à des privés qui ont de l’argent. C’est pour ça qu’on est venus vivre ici. C’était dans l’espoir de trouver du travail. On a construit dans ces ‘‘graba’’ et on attend. On a déposé plusieurs dossiers dans l’espoir d’obtenir un logement décent, en vain. Ça fait 20 ans qu’on attend. ‘‘Rana taâbine yasser’’ (On est fatigués).» Même après le drame, aucun signal n’est venu des autorités.
Aucun geste de compassion. «Il y a juste la police qui est venue pour faire son enquête», dit ammi Abdelmadjid. Il nous fait part de son angoisse de voir ses autres fils suivre l’exemple de Ramdhane. «Depuis cette histoire, j’ai peur pour mes enfants. L’un d’eux menaçait de faire pareil. On a tout fait pour le raisonner. Maintenant, il travaille dans des chantiers. J’ai un autre fils, Choukri, qui travaille aussi dans des chantiers de construction. Il a fait une chute du quatrième étage. Il a eu des fractures dans tout le corps. ‘‘Rana fi dharar kebir’’ (Nous vivons une grande détresse).» Et d’évoquer l’enfance difficile de Ramdhane : «Depuis qu’il est né, il n’a vu que la misère. Pourtant, c’était un très bon élève. Il a toujours été premier de la classe. Même à l’université, il sortait du lot. Il a étudié deux ans à Souk Ahras. Après, il en a eu marre des études, il était déprimé. Il a voulu s’engager dans la Gendarmerie nationale. Mais son dossier a été rejeté. Il a essayé dans l’armée, il a été refusé. C’était le coup de grâce.»
La mère de Ramdhane exhibe des tajines en terre cuite qu’elle fabrique elle-même et qu’elle vend au marché à 200 DA la pièce pour aider son mari. «C’est avec ça que j’ai fait grandir mon fils et que je lui ai permis de couvrir ses dépenses d’étudiant. Ça le rendait malheureux. Il me disait : ‘‘Jusqu’à quand tu vas continuer à trimer comme ça et à financer mes études ?’’ Je lui disais garde espoir, ‘‘Ifaredj Rabi’’. Mon seul souci était qu’il étudie, ‘‘yaqra bark’’. Mais il était décidé à arrêter ses études, il ne supportait pas de me voir faire ça pendant qu’il étudiait. J’ai essayé de l’en dissuader. Il me disait : ‘‘Mes camarades viennent avec 4000, 5000 DA en poche, et moi tu me donnes 400 DA. Qu’est-ce que je vais faire avec ça ? Leurs parents les accompagnent dans de belles voitures, sans parler de leurs belles fringues’’. Il répétait : ‘‘Youma taâbt fi mokhi’’ (Maman je suis fatigué moralement)».
Une cage en parpaing nu
Ce qui sert de logement aux Mekhaznia est la précarité même. Trois pièces entourant une petite cour pour 12 personnes. Hafnaoui nous fait visiter une petite cage d’à peine un mètre carré en parpaing nu. Impossible de s’y allonger. Le plafond, confectionné à base d’une plaque de zinc, est très bas et accentue l’exiguïté du lieu. La cage en parpaing n’a même pas de porte. C’était la «chambre» de Ramdhane. Il l’avait construite tout seul peu avant sa mort. «Il voulait avoir son espace intime», explique-t-il. La mère de
Ramdhane extirpe d’une armoire des trophées remportés par son fils. «On le prenait à tous les concours interlycées et les joutes universitaires et il revenait toujours avec des prix à la maison tellement il était doué», indique Hamza, son jeune frère. La mère brandit ensuite un portrait grand format de Ramdhane qu’elle serre affectueusement contre sa poitrine. Ramdhane y est beau, vigoureux, vêtu d’une chemise élégante, les cheveux gominés, les yeux pétillant d’intelligence. Rien n’autorise à penser qu’un garçon aussi étincelant jetterait son icône au feu.
Nos hôtes sont à court de mots pour dire toutes les plaies qui empoisonnent leur existence dans ce taudis insalubre, encerclé par les ténèbres. «L’hiver, c’est un frigo, l’été c’est un four», résume le père. «Nous vivons dans l’exiguïté la plus totale. Nous n’avons pas une goutte d’eau. Nous sommes obligés d’acheter l’eau potable. A la moindre rafale de vent, la toiture s’envole. La pluie s’infiltre par tous les côtés. Nous sommes à la merci de toutes les bestioles du monde : les mouches, les moustiques, les rats, et même les scorpions», énumère-t-il. A ce chapelet de nuisances, il faudrait ajouter les traînées de silicose qui s’échappent de la mine. «Moi, je suis asthmatique, et cette poussière de fer est un supplice pour ma poitrine. En plus, quand on étend du linge, il est vite maculé par la poudre qui provient de la montagne et tout redevient sale», renchérit la mère.
Quartier maudit s’il en est, Hay Edhalma est cerné par les immondices. Des champs de détritus à perte de vue. Des égouts à ciel ouvert. «C’est tout ça qui a poussé mon frère au suicide : la précarité du logement et le chômage», martèle Hafnaoui. «Il ne supportait plus de voir nos parents souffrir dans ce trou.» Qu’en est-il de la mine ? Tout le monde s’accorde à dire qu’elle ne recrute plus ou si peu, le plus souvent des contractuels. «J’ai fait des démarches pour être embauché, mais en vain», dit Hafnaoui. «La mine aurait pu contribuer grandement à l’absorption du chômage, mais elle recrute au compte-gouttes. Il faut être pistonné pour y avoir accès. Les jeunes d’El Ouenza sont marginalisés. C’est pour cela qu’ils ont cédé aux fléaux de la drogue, de la délinquance et de la contrebande.» Salim, 28 ans, a réussi à décrocher un poste au sein de l’entreprise minière. «Moi, pour me faire embaucher, j’ai dû faire un sit-in sur la voie ferrée.
On était plusieurs. Sans ça, les autorités ne t’écoutent pas. ‘‘Eddoula haggara’’. Pourtant, cette mine est immense et aurait suffi à faire le bonheur de toute la région. La poussière de fer pourrit mes poumons. Je me fais à peine 15 000 DA. Malgré ça, je souhaite travailler à la mine jusqu’à la retraite. Mais je n’ai qu’un contrat minable de 3 mois. Ramdhane était mon voisin. Je comprends son geste. Les habitants de Hay Edhalma vivent littéralement dans le noir. On mijote dans les eaux usées comme des chiens. On n’a pas encore accédé à l’indépendance. Regardez-moi cette ville. Ce n’est pas digne d’une région qui a un gisement pareil !» La ville d’El Ouenza est en effet à l’image de ce ghetto : des cités-dortoirs hideuses, des routes défoncées, des cloaques d’un bout à l’autre. C’est à croire qu’elle a été massacrée au marteau-piqueur. A 17h, c’est le couvre-feu. Pas de transport vers Tébessa.
«La route est désastreuse, mon frère et je n’ai pas de carburant», nous lance un clandestin. L’essence est l’obsession permanente des automobilistes. Des chaînes interminables se forment devant les stations-service. Et pour cause : «Tout le monde ici fait du «tahrib» (contrebande)», affirme Sofiane, un jeune chauffeur de taxi. «Ils le revendent en Tunisie. Ils sont obligés, sinon ils n’ont pas de quoi vivre.» Sofiane connaissait lui aussi Ramdhane. «Ici, tu as deux solutions : la mendicité ou le brigandage. Lui, il ne voulait ni l’une ni l’autre. Il est mort pour préserver sa dignité. Pour moi, c’est un martyr.»
Mustapha Benfodil