Punir les tortionnaires?

Punir les tortionnaires ?

Jean Daniel, Le Nouvel Observateur, Semaine du 07 decembre 2000

Après les « révélations », ou plutôt les débats sur les tortures infligées aux combattants et civils algériens pendant la guerre de 1954-1962 par des militaires français, on attendait les réactions des autorités et de l’opinion publique algériennes. Ces réactions ne se sont pas fait entendre, c’est le moins qu’on puisse dire. La raison en est simple : les Algériens savent que tout peut sortir de cette boîte de Pandore une fois ouverte. Tout, y compris une évidente vérité, à savoir que les Algériens ont eux aussi recouru aux procédés de la torture, non seulement pendant la guerre de 1954-1962, mais pendant celle, bien plus récente et non moins barbare, livrée par les islamistes.

Autrement dit, s’il venait à l’esprit de certains (que ce soit chez nos confrères de « l’Humanité » ou ailleurs) la tentation d’associer certains actes de torture à des crimes de guerre, et leurs auteurs à des criminels contre l’humanité, on ne pourrait pas se contenter d’en accuser la seule armée française. Et si le président de la République acceptait l’idée généreuse de déplorer que l’Etat français eut à un moment de son histoire couvert ou même autorisé des actes déshonorants, il lui serait difficile, sans faire preuve de masochisme suspect, d’épargner les Algériens.

La saine indignation suscitée par la barbarie des tortionnaires risque donc de se diluer et de se relativiser dans les constats de réciprocité et dans les prudences de la géopolitique. Dans l’affaire qui nous occupe ici, il y a des Pinochet des deux côtés de la Méditerranée et des Milosevic un peu partout. Encore quelques excès dans le débat parisien et l’on va finir par oublier l’objectif, qui est tout de même de conduire les jeunes générations à ne jamais accepter de recourir à la torture, quelle que soit la situation.

La guerre d’Algérie, après un siècle et demi de présence française, a donné lieu aux ultimes et tragiques convulsions d’une décolonisation jusque-là mieux acceptée. Elle a été livrée par des militaires qui ne voulaient tout simplement plus perdre de guerre. Ils en avaient assez. Ils revenaient d’Indochine. Ils avaient l’impression de détenir les recettes de la victoire dans les nouvelles formes de la guerre dite « totale ». Les communistes du Vietminh n’avaient qu’une solution pour rallier à eux les populations, c’était d’exercer une terreur supérieure à celle des nationalistes alliés aux Français.

Peu à peu, en Algérie, cette compétition entre les différentes terreurs est devenue folle. Il y avait parmi les Algériens des clans qui exerçaient des terreurs concurrentes. Les colonels français, qui se sont alors improvisés théoriciens de la guerre psychologique ou de la guerre totale, ont été naturellement conduits à exercer une stratégie de la terreur par tous les moyens, y compris celui de la torture.

On dit que les victimes de la torture ont souvent survécu, ce qui n’a pas été le cas pour tant d’autres victimes de la double terreur française et algérienne. On ajoute que ceux des soldats du contingent qui ont le plus souffert d’avoir participé à des atrocités et qui ont le plus de mal à s’en souvenir, ce ne sont pas les tortionnaires mais tous ceux que l’on a conduits à tuer des civils ou chez lesquels on a éveillé une sorte de haine raciste. Ces arguments ne sont pas irrécusables. Au début de la guerre d’Algérie, l’un de mes condisciples au collège de Blida, Ali Boumendjel, frère d’un lieutenant de Ferhat Abbas, devait être torturé à mort. On peut être torturé et ne pas survivre. On peut être tortionnaire et tueur.

Mais il est vrai que, me rendant régulièrement en Algérie pour « l’Express » des temps héroïques – celui que nous avons créé, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud, Philippe Grumbach, Pierre Viansson-Ponté et moi-même, et dont nous nous sentons aujourd’hui les héritiers -, j’ai eu l’occasion de subir des briefings sur la guerre psychologique, sur la guerre totale. On m’a bien expliqué en quoi et pourquoi la nouvelle stratégie consistait à disputer au FLN l’appui des populations en exerçant sur elles la terreur ou en prétendant les protéger de la terreur des autres.

Cela dit, à l’époque, le terrorisme le plus aveugle n’a nullement empêché un certain nombre de militaires et de civils de refuser d’exercer la torture et de la dénoncer sans cesse. Le 15 mars 1957, Albert Camus, si radicalement opposé qu’il fût aux méthodes du FLN, déclarait : « Je dis publiquement le dégoût qu’un homme libre doit éprouver devant les méthodes de torture, qu’elles s’exercent à Budapest ou à Alger. » Ailleurs, il dénonce une nouvelle fois « la torture, l’ignoble torture ».

Encore une fois, les seules préoccupations qui me paraissent honorables concernent la réconciliation de la France et de l’Algérie ; le constat commun que leurs armées ont procédé à des crimes de guerre et parfois à des crimes contre l’humanité ; et l’engagement, toujours commun, de faire en sorte que chaque soldat puisse refuser d’appliquer toutes les tortures et tous les ordres qui lui paraissent contraires à l’honneur. C’est l’avenir qu’il faut « pédagogiser ». Et le devoir de mémoire devrait selon moi être accompagné parfois de la possibilité d’oublier, souvent de l’incitation à pardonner et toujours de l’interdiction de se venger.

Le salut par la Corse

J’ai ouvert le livre de Jean-Marie Colombani avec d’imprudentes espérances. Je pensais y trouver des raisons de me conforter dans les points de vue que j’ai défendus, au nom du journal et contre mes amis, en faveur des accords de Matignon initiés l’été dernier à propos du problème corse. Sans doute, dans le premier chapitre, bien écrit et conduit tambour battant, me suis-je trouvé en accord avec l’auteur pour dénoncer les procès qui avaient été instruits contre ces accords avant même que l’on en connût le texte. Mais ensuite, j’ai trouvé étrange que l’auteur reproche aux Français d’attendre que les autonomistes corses les aiment. Il se réfère ainsi à l’exemple de tous les colonisés qui ont pris les armes contre la France et pour de justes causes. Dès le départ, une indication est donnée, qui me heurte : les insulaires ne sont pas des Français comme les autres, mais des colonisés comme les autres.

Cela ne semble pas être le cas, cependant, de Jean-Marie Colombani. J’ai lu dans son livre un pamphlet excellent, dont je recommande vivement la lecture, et dont l’un des mérites est de nous faire mieux connaître le pamphlétaire. Et comme il s’agit du directeur d’un très prestigieux quotidien, cela n’est ni inutile ni inintéressant. Jean-Marie Colombani s’y révèle. C’est un patriote corse qui a découvert au plus profond de sa corsitude des motifs supplémentaires et vibrants de se sentir français. Et il le dit de manière émouvante et convaincue. Tout son livre aurait pu d’ailleurs avoir pour titre (et c’eût été plus juste) : « le Salut par la Corse ». Car c’est bien de cela et de cela seul qu’il nous parle, avec une véhémence souvent hautaine et vindicative. A l’entendre, si nous savons donner à la Corse un statut de large autonomie évolutive (comprenant, bien sûr, le pouvoir de légiférer), alors nous aurons su ouvrir la voie royale d’une France moderne, audacieuse, bref, girondine.

La meilleure preuve du bien-fondé de son affirmation, Jean-Marie Colombani croit la trouver dans ce qu’il est lui-même, ce qu’il a été, ce qu’il est devenu. Le livre est dédié à Jules-Antoine, son père, disparu au seuil de l’été dernier. Son grand-père ? Il était « comme la plupart des Corses de cette époque, berger. Il possédait un abri pour sécher les châtaignes et une pièce pour abriter ses cinq enfants ». Il dit comment, dans sa propre famille, l’histoire d’amour des Corses avec la France commence avec l’Empire libéral, et connaîtra son apogée avec l’expansion outre-mer à la fin du siècle dernier.

Ainsi, grâce à la Corse, à sa spécificité et surtout à son insularité, Jean-Marie Colombani s’est ouvert sur l’universel français. Cela pourrait le rendre partisan d’une intégration « républicaine ». Mais aujourd’hui, pour lui, c’est très net : sans l’autonomie insulaire, il n’est pas de souveraineté continentale. Tout ce que les Corses illustres ont fait pour l’Etat français au temps de la République jacobine, ils le feront désormais mieux encore s’ils ne se sentent plus coupés de leur identité originelle. Tout cela est chaleureux, pugnace, mérite d’être lu.

Seulement voilà, j’ai dit que je n’avais pas trouvé dans « les Infortunes de la République » une connivence avec mes thèses. Je me suis en effet rallié au projet de Lionel Jospin parce que j’y ai vu la seule possibilité pour les Corses de savoir enfin ce qu’ils voulaient, de prendre en main leur destin, de décider démocratiquement quelle était la forme de décentralisation ou d’autonomie qui convenait à la majorité d’entre eux. Pour moi, c’est un projet qui est encore un pari : celui de voir les Corses, fussent-ils les plus autonomistes, se prononcer finalement en faveur d’un rejet total de l’indépendance. Tandis que Jean-Marie Colombani nous suggère, sans le préciser vraiment, ce qu’il prévoit et qu’il souhaite : il décrète déjà, au nom de tous les Corses, que c’est l’autonomie radicale qui seule sera jugée acceptable et raisonnable. Il estime qu’en refusant un éclatement moderniste de la République jacobine on fait preuve d’un conservatisme frileux et archaïque.

En cela Jean-Marie Colombani rejoint peut-être certains des rédacteurs du texte des accords de Matignon, qui ont intégré dans leurs prévisions une autonomie sans limites. Ce n’est pas le cas, certes, de Lionel Jospin, à en juger par ce qu’il a dit. Mais c’est bien celui d’un Talamoni, qui affirme que seule l’appartenance à l’Europe limitera la souveraineté de l’île. Pour avoir entendu M. Talamoni, je noterai simplement que cet homme honnête ne songe pas à rivaliser de lyrisme avec Colombani pour ce qui est de l’amour de la France.

En fait, il n’y a pas des Jacobins d’un côté et des Girondins de l’autre. Ce n’est ni la frilosité ni l’audace qui caractérise les attitudes. L’idée d’une décentralisation de la Corse, même plus large que celle qui est aujourd’hui envisagée, rallie tous les suffrages, même celui de Jean-Pierre Chevènement, et qu’elle soit encore accentuée pour respecter la fameuse insularité ne pose pas de vrais problèmes. Le tout est d’arriver à concilier cette nouvelle responsabilité qui serait donnée aux Corses de se choisir un destin, avec le voeu de tant d’entre eux de ne pas rompre avec la France.

J. D.

Nouvel Observateur – N°1883

 

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