Hommage de Habib Souaidia à François Gèze

Algeria-Watch, 13 septembre 2023

Cher François,

C’est avec une tristesse immense que je te dis aujourd’hui adieu. Toi qui as toujours été à mes côtés depuis mon arrivée en France en avril 2000. Tu étais non seulement un ami véritable et irremplaçable, mais un soutien immense sur lequel je pouvais compter en toute circonstance. A un moment où des compatriotes et des intellectuels se dérobaient soit par lâcheté, soit par complaisance à l’égard des criminels de guerre, toi, tu étais là. Tu étais révolté face aux injustices que les Algériens subissaient. Et tu as tout fait pour que la vérité sur mon pays triomphe. Tu me disais souvent : « Il faut résister Habib, mettre la plume dans la plaie est la seule résistance contre la désinformation… il ne faut pas baisser les bras face à tant d’impostures… ».

Mon cher François,
Tu étais un éditeur engagé, l’homme qui a fait des Editions la Découverte, une grande et respectée maison d’édition. Mais tu n’étais pas seulement cela. Ton implication à nos côtés sur la question algérienne avait un sens profond. Tu l’as signifié en publiant de nombreux livres sur l’histoire contemporaine de mon pays à une époque où peu de personnalités politiques, intellectuelles ou culturelles en France ou en Algérie, osaient s’aventurer à dénoncer la dictature, ce qui t’a valu d’être mis au banc des accusés. Tu étais – et a été jusqu’à ton dernier souffle – un résistant à l’injustice. Les Algériens ne l’oublieront jamais et te seront redevables et reconnaissants à jamais.

En éditant mon livre-témoignage « La sale guerre » en février 2001, tu as défié l’ensemble de la sphère médiatique et intellectuelle parisienne qui, à de très rares exceptions près, refusait de voir et de comprendre la réalité de la guerre civile en Algérie, obnubilée par la sacro-sainte « lutte anti-terroriste ». Une lutte qui, soit dit en passant, avait bon dos et permettait tous les amalgames et toutes les contre-vérités.

À nos côtés, tu t’es montré un fervent défenseur de la vérité, dénonçant et analysant les manipulations – étatique et médiatique – qui empêchaient toute compréhension de la complexité de ce qui était aussi – et avant tout ? – une guerre contre les civils en Algérie.
Pourquoi ai-je besoin aujourd’hui de mettre l’accent sur quelque chose d’aussi évident ? Parce que la grande majorité de « l’intelligentsia » française et algérienne n’avait manifestement pas la moindre empathie pour un peuple algérien qui se faisait massacrer par sa propre armée. On en est toujours là.

Nous avons la mémoire courte…Mais il suffit de regarder un peu en arrière et d’exhumer les dossiers de la presse algérienne pour se faire une idée des grossièretés bellicistes que répandaient certains de nos compatriotes respectifs en ce temps-là. Cette intelligentsia franco-algérienne glorifiait avec un bel ensemble «  la guerre contre le terrorisme », le mythe des « généraux républicains défendant l’Algérie et la démocratie menacées par les intégristes ».

Je ne dirais qu’une chose à ceux là même qui, en 2000, ricanaient et nous considéraient avec condescendance si nous osions dire que les généraux algériens commettent des crimes de guerre. Tu ne t’es pas gêné, François, pour le dire : il existait bien une véritable « machine de propagande et de manipulation » et le DRS (Département de Renseignements et de Sécurité » employait bien – et couramment – des méthodes terroristes. Quand en 2019, a surgi le « Hirak » et que cet immense mouvement populaire nous a donné raison, l’intelligentsia des deux rives a opéré un revirement spectaculaire. Si prudente et si avare en dénonciations des crimes commis dans mon pays par les responsables militaires pendant la « décennie noire », elle est passée tranquillement des « généraux républicains » aux « généraux criminels ». Non seulement, elle n’y a vu aucune contradiction. Mais elle l’a fait pratiquement du jour au lendemain !

Cher François,

Tu savais si bien tout cela. L’histoire de l’Algérie depuis l’indépendance s’est écrite au rythme d’une musique militaire. Certains s’obstinent néanmoins à appeler cette fable : « régime démocratique », « presse libre », « élections transparentes », « président élu au suffrage universel ». Tout cela, contrairement à tant et tant de journalistes et d’intellectuels algériens, tu l’avais parfaitement compris. Et tu t’es appliqué à le documenter, en publiant notamment des manuscrits permettant de démystifier ces clichés…

Seulement voilà… quand on lui offre la possibilité d’agir, la Divine providence ne s’en prive pas. Une première fois, le 25 avril 2002, le général-major Khaled Nezzar, l’un des ex-hommes forts du régime, avait été « exfiltré » de France après des plaintes déposées par sept citoyens algériens pour « torture ». Il a cru bon de revenir à la charge. Depuis Alger, le général qui a diffamé toute une nation, décidera de porter plainte contre moi pour « diffamation ». Il se référait à la diffusion, le 27 mai 2001, d’une de mes déclarations sur ses mésaventures parisiennes, sur la Cinquième chaîne au cours d’une émission intitulée « droit d’auteur ».

Cher François,

Tu savais parfaitement – inutile de le préciser – que le général disposait d’infiniment plus de moyens que nous : il pouvait compter sur le soutien moral, médiatique et financier de l’Etat algérien. Moi, je vivais à l’époque dans la dèche à Paris. Je me demandais chaque nuit où je dormirais la nuit suivante, si j’allais préparer le procès dans la rue, sous un pont ou dans les locaux d’une association humanitaire. Cette injustice te révoltait et tu t’es comporté avec moi comme un grand frère pendant toute la difficile préparation de ce procès qui deviendra, grâce notamment à tous ceux qui ont témoigné en ma faveur, celui de la « sale guerre ». Quand j’y repense, je me souviens notamment de la réplique mémorable que l’immense Hocine Aït-Ahmed lança au général, le laissant littéralement sonné : Un fleuve de sang nous sépare » !

J’ai pu constater au cours de ce procès que la presse algérienne et le régime n’avaient en réalité qu’un discours pour te disqualifier – et disqualifier le travail d’Algeria-watch : te présenter comme appartenant à « la France revancharde ». Qui croyaient-ils convaincre quand tu étais depuis toujours un militant anticolonialiste et un militant pour les droits humains ?

Tout cela François ne t’impressionnait en rien. Tu avais, comme nous tous constaté qu’on encensait des articles écrits par des intellectuels français soutenant le narratif de la junte militaire, alors que des journalistes français plus « objectifs » se faisaient calomnier et traîner dans la boue. Toi, tu haussais les épaules en voyant mis en avant ceux qui ignoraient – ou voulaient ignorer – la guerre à huit clos menée par les putschistes. Après le procès, nous avons souvent plaisanté de ces journaux parisiens qui avaient colporté ces mensonges et des intellectuels qui, pour défendre Khaled Nezzar, échafaudaient avec enthousiasme des spéculations basées sur des évènements qui n’ont jamais eu lieu.

Cher François,

Tu ne le sais pas, mais j’ai appris le jour de ta disparition que Khaled Nezzar allait être jugé par un tribunal suisse. Imagine cher François : le ministre public de la Confédération (MPC) a transmis ce 28 août au Tribunal Pénal Fédéral (TPF) l’acte d’accusation visant « le général à la retraite Khaled Nezzar ». Selon cet acte d’accusation, l’ancien ministre de la Défense est poursuivi pour « crime de guerre » et il sera (enfin) jugé en Suisse pour des faits de torture, détention arbitraire et assassinats entre 1992 et 1994. C’est la victoire de tous ceux qui n’ont jamais renoncé à se battre pour que vérité et justice soient faites en Algérie. Et donc la tienne.

Qui aurait imaginé cela il y a vingt ans ? Même si au cours des audiences du général Nezzar par un juge français à Paris, une minuscule fenêtre avait laissé penser que notre espoir le plus légitime était possible : qu’il soit jugé pour ses crimes.

Il n’en fut pas ainsi et, soutenu sans vergogne par le gouvernement français, Nezzar rentra au pays. Une fois de plus le criminel restait impuni. Une fois de plus, on crachait sur la mémoire des victimes. Nous avions reconnu avec amertume que, même si nous avions tenu et gagné ce procès pour l’Histoire, nous n’avions pas réussi à faire inculper Khaled Nezzar en France. Nous n’avions pas pu obtenir qu’il soit traduit en justice avec toutes les garanties dont ses victimes ont toujours été privées. Mais je suis sûr, et tu l’étais aussi François, que ce procès a fait avancer les choses. Je suis sûr qu’il a fait chaud au cœur de ceux qui ont souffert, de ceux qui souffrent, de ceux qui ne perdent pas espoir et sont convaincus qu’un avenir plus juste est possible. C’est le vœu des victimes de la « sale guerre ».

Cela a toujours été le combat de feu Hocine Aït-Ahmed. C’est mon espoir bien sûr. Et toi François, mon ami si cher, tu n’as jamais cessé de croire, même dans les pires moments, que rien n’était perdu. Tu as toujours pensé que les Algériens recouvreraient leur liberté confisquée. Quand je pense à toi François, je me dis que tu étais algérien tant tu connaissais notre pays. Tu nous avais adoptés. Nous t’avions adopté. C’est peu banal. C’est précieux. Merci pour tout François. Tu nous manques déjà.