Le casse-tête des subventions

Politique sociale du gouvernement

Le casse-tête des subventions

El Watan, 27 juillet 2017

Acculé par le recul brutal des recettes pétrolières, le gouvernement s’apprête à revoir la politique des suvbventions avec le risque de déstabiliser la fameuse paix sociale.

La chute des prix du pétrole, qui reste sous la barre des 50 dollars, relance le débat sur la pertinence des subventions à l’énergie et sur la nécessité d’entreprendre sereinement des réformes avant d’y être contraint par la force des choses. Une démarche que le gouvernement entend suivre selon ce qui ressort de l’ébauche de son plan d’action adopté récemment. Il est à savoir que le montant des subventions à l’énergie représente 50% des subventions publiques qui s’élèvent à environ 28 milliards de dollars pour l’année 2016. Elles absorbent 30% du budget de l’Etat et plus 10% de son PIB.

Par ailleurs, selon les chiffres de la Banque mondiale, les subventions énergétiques représentent environ 1200 à 1500 milliards de dinars, soit près de 12 milliards de dollars. De ce fait, pour l’expert en économie d’énergie, Kamel Aït Cherif, «la forte dépendance de l’Algérie à l’égard des recettes pétrolières, qui sont volatiles, imprévisibles et appelées à tarir, complique considérablement les politiques budgétaires nationales». Pour y faire face, l’Algérie doit faire un choix difficile.

Il s’agit pour le gouvernement de savoir s’il faut continuer à dépenser plus en subventions à l’énergie pour permettre aux citoyens d’avoir une énergie bon marché, ou diminuer, voire éliminer, les subventions et laisser le marché s’autoréguler. Pour M. Aït Cherif, l’augmentation de la consommation nationale d’énergie en Algérie est beaucoup plus encouragée par les prix bas de l’énergie que par la poussée démographique.

Pour lui, l’augmentation des prix de l’énergie est inévitable, mais la question qui reste posée est celle de savoir comment réussir une réforme des subventions qui créent des distorsions sur les marchés, grèvent dangereusement les budgets de l’Etat, poussent à la surconsommation d’énergie, favorisent la contrebande, génèrent des externalités dommageables à l’environnement, et renforcent les inégalités sociales qu’elles sont supposées corriger.

L’idée selon laquelle une énergie bon marché n’a que des avantages pour les utilisateurs est ainsi de plus en plus remise en cause, puisqu’une énergie bon marché n’incite pas aux économies d’énergie, ni à la fabrication de produits peu gourmands en énergie. Selon l’expert, il est aussi douteux de dire que l’énergie bon marché soutient le développement économique, de même qu’il a été démontré que l’intensité énergétique augmente avec les subventions à l’énergie.

Zhor Hadjam


Remise en cause des acquis sociaux

Un pari politiquement risqué

Le gouvernement brise le tabou de la révision du système des subventions. Après des décennies de rejet de toute idée de changement dans la «politique sociale de l’Etat», l’Exécutif franchit le pas, sous la pression de la crise financière, et tente de constituer un large consensus autour de cette démarche.

Non encore définie, cette dernière, esquissée en juin par le Premier ministre, Abdelmadjid Tebboune, devra porter notamment sur le ciblage des subventions. Cela signifie que l’accès à ce «privilège national» sera limité, après élaboration de la nouvelle politique, à la seule frange des nécessiteux. Mais des interrogations s’imposent déjà. Sur quels critères se basera le gouvernement pour mettre en place sa nouvelle politique ? Réussira-t-il à convaincre l’opinion et les partenaires politiques et sociaux ?

La tâche n’est pas aisée. Conscients de la lourdeur du dossier et de sa sensibilité, les tenants du pouvoir ont entamé une campagne de sensibilisation sur la nécessité d’aller vers cette réforme. En effet, la préparation du terrain au futur dialogue national sur ce sujet est en cours depuis quelques semaines. Après Abdelmadjid Tebboune qui avait annoncé la nouvelle démarche à l’occasion de la présentation de son plan d’action au Parlement, la Présidence s’est engagée dans la même ligne en invitant, à l’occasion de la Fête de l’indépendance (5 juillet), les Algériens à assumer cet effort pour faire face à la crise économique actuelle.

Le prix de la paix sociale

Ainsi, le pouvoir avoue implicitement l’échec de sa politique axée sur l’achat de la paix sociale, dont le prix devient insoutenable pour le Trésor public. Depuis l’éclatement des événements qualifiés de «printemps arabe», les autorités ont usé et abusé, au nom du «caractère social de l’Etat», des subventions. Pour éviter toute révolte populaire similaire aux émeutes de janvier 2011, le gouvernement, sur ordre du président Bouteflika, a dégagé d’importantes enveloppes pour soutenir encore davantage les prix des produits de large consommation.

La décision a concerné, non seulement la semoule, l’huile, le lait et l’énergie, mais aussi l’aliment de bétail et d’autres produits. La facture a été alourdie encore par la multiplication des aides aux logements, à la création des entreprises dans le cadre de l’Ansej et aux soins.
Au fil des années, ces aides deviennent des acquis pour les citoyens. Leur suppression et leur révision à la baisse pourraient provoquer une crise sociale sans précédent.

C’est pourquoi, le pouvoir tente d’associer tout le monde à l’élaboration de sa nouvelle politique «impopulaire». Mais les premières réponses venant des partis politiques de l’opposition et de certaines organisations syndicales n’augurent rien de bon pour l’équipe de Abdelmadjid Tebboune. Ces derniers désignent d’emblée une ligne rouge qu’il ne faut pas franchir, à savoir la «remise en cause des acquis sociaux»…
Madjid Makedhi


Kamel Aït Cherif. Expert en économie d’énergie

«Une augmentation progressive des prix pour rationaliser la consommation»

– Quelle est la porte de sortie que pourrait choisir le gouvernement pour protéger les catégories nécessiteuses tout en allant progressivement vers une vérité des prix ?

Pour réussir, les réformes de ce type doivent s’accompagner de politiques micro-économique et macro-économique, faute de quoi les hausses des prix de l’énergie peuvent facilement conduire à une inflation élevée ou à d’autres pertes économiques et coûts sociaux.

Comment faire pour éviter de pénaliser les citoyens à bas revenus en cas de hausse des prix de l’énergie ? En augmentant progressivement les prix nationaux de l’énergie, l’Algérie pourrait rationaliser la consommation interne d’énergie, limiter le gaspillage et augmenter les recettes tirées des exportations lucratives d’hydrocarbures.

Le gouvernement pourrait alors redistribuer la majorité des recettes correspondant à l’augmentation du prix sous forme d’un dividende pétrolier, ce qui ferait accepter cette augmentation par la population. Un relèvement trop brutal des prix énergétiques peut donner lieu à une opposition intense aux réformes, surtout en l’absence de communication suffisante et de mesures d’atténuation.

Une stratégie progressive de hausse des prix de l’énergie permettra aux ménages et aux entreprises de s’adapter et au gouvernement de mettre en place des filets de sécurité sociale. Réallouer les ressources libérées par les subventions vers des dépenses publiques plus productives pourrait aider à doper la croissance à long terme.

En outre, la réduction des subventions à l’énergie accompagnée d’un filet de protection sociale bien conçu et d’un relèvement des dépenses favorables aux citoyens à bas revenu pourrait donner lieu à des améliorations significatives du bien-être des citoyens à faible revenu à moyen et long termes. C’est pourquoi les réformes des subventions à l’énergie peuvent être mises en œuvre de manière proactive, plutôt que lorsque les pressions se font sentir.

– La démarche annoncée par le gouvernement ouvrira-t-elle la voie à la transition énergétique tant attendue ?

La question posée, c’est comment en finir avec une énergie bon marché sans pénaliser les ménages et sans faire perdre à l’économie nationale l’un de ses rares avantages comparatifs ? Aussi, le problème posé par cette évolution de consommation d’énergie peut s’exprimer simplement ainsi : comment ralentir la consommation d’énergie sans sacrifier les bénéfices apportés en termes de développement économique et social ?

La solution est à la fois simple et complexe. Les moyens disponibles sont nombreux, mais les moyens adaptés aux contextes spécifiques à l’Algérie méritent d’être bien pensés. La promotion de l’efficience énergétique en Algérie devrait s’imposer comme un but stratégique à atteindre. Le plus grand gisement serait celui de l’économie d’énergie qui impose la définition d’un nouveau modèle économique et énergétique !

La démarche annoncée par le gouvernement de réduire le poids des transferts sociaux, qui se dirige vers la suppression des subventions systématiques et diviser par deux la facture de la consommation énergétique, va ouvrir certainement la voie à la transition énergétique tant attendue et peut aussi contribuer à la baisse du déficit budgétaire, ce qui stimulerait les investissements productifs et renforcerait la croissance économique.

– Quelles actions ont déjà été prises par le passé pour alléger le fardeau et ont-elles donné les résultats escomptés ?

Tout d’abord, il y a lieu de signaler que les prix de l’énergie (carburants, gaz et électricité) n’ont pas subi d’augmentation depuis 2005. A cet effet, on peut dire que les deux précédentes augmentations sur les produits énergétiques appliquées dernièrement vont éventuellement avoir un effet sur la rationalisation de la consommation interne d’énergie, dans les secteurs gros consommateurs d’énergies, en l’occurrence le transport et le secteur des ménages et tertiaires.

– Quels pays ont adopté un système jugé adéquat à votre sens et qui pourrait servir d’exemple pour l’Algérie ?

Certains pays exportateurs de pétrole commencent à comprendre qu’il leur faut mettre en œuvre des réformes visant à renforcer l’efficacité économique et la compétitivité, mais aussi et surtout rationaliser et abandonner progressivement à moyen terme les subventions inefficaces accordées aux combustibles fossiles qui encouragent la surconsommation.

Plusieurs pays exportateurs de pétrole, en l’occurrence la Norvège, l’Iran et la Russie, ont déjà adopté la vérité des prix et supprimé et/ou réduit les subventions à l’énergie, et d’autres pays producteurs étudient actuellement de près la possibilité d’éliminer ces subventions.
Zhor Hadjam


Raouf Boucekkine. Professeur des universités (Aix-Marseille université), membre senior de l’Institut universitaire de France et directeur de l’Institut d’études avancées d’Aix-Marseille

«Les transferts sociaux assurent la cohésion sociale»

Le professeur Boucekkine détaille, dans cet entretien, son analyse sur la question des transferts sociaux. Il souligne l’urgence de «négocier un calendrier de baisse graduelle des subventions implicites» et assure «que les subventions ne doivent pas phagocyter tout le débat sur les finances publiques algériennes».

Il faut maintenir, ajoute-t-il, «une vue d’ensemble et viser à terme une réforme fiscale globale qui rétablisse une égalité effective devant l’impôt, qui ne laisse aucun niveau géographique de côté (fiscalité locale incluse) et qui accroisse le bien-être social». Sans perdre de vue non plus que «la prise en charge directe par l’Etat de tout ou d’une partie des montants d’investissement… représente de loin les coûts les plus importants de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de dollars depuis 2000 et les premiers plans de développement».

– Au nom du maintien des équilibres budgétaires, les subventions et autres transferts sociaux sont toujours désignés comme un boulet à éliminer. Pourquoi est-ce réellement la poche budgétivore ?

D’abord et en préambule, permettez-moi de vous dire que l’Algérie ne doit pas rougir d’être un Etat social (selon les mots de l’ancien Premier ministre Sellal). Les grandes démocraties scandinaves, la Belgique et la France (le pays avec les transferts sociaux les plus imposants du monde, plus de 30% du PIB) le sont bien plus que nous.

Les transferts sociaux assurent la cohésion sociale et, partant, ils permettent de stabiliser les institutions démocratiques. Ceci dit, nous avons trois types de problème avec notre système de transferts sociaux et de subventions, et ces problèmes doivent trouver des réponses, sans quoi l’édifice s’écroulera sur les plus fragiles.

Pour faire bref, le premier problème est taille par rapport à ce que nous produisons et également par rapport à la capacité fiscale du pays (c’est-à-dire ses recettes fiscales). En pourcentage de PIB, l’Algérie est l’un des pays les plus généreux parmi ceux à revenu moyen-supérieur (troisième quartile en 2012) et c’est encore plus vrai lorsque nous nous limitons aux pays exportateurs de pétrole : en 2012, nous avons dépensé 3 fois plus en pourcentage de PIB que l’Arabie Saoudite.

Nos transferts sociaux sont de ce point de vue hors normes. En second lieu, la progression de ces dépenses est déstabilisante pour les finances publiques : la part des transferts dans le total des dépenses courantes est ainsi passée, durant la période 2000-2014, de 21,5% à 36,9%. Enfin et surtout, un pan énorme des transferts effectifs est hors budget (et donc n’est pas inclus dans les statistiques ci-dessus).

Il s’agit des fameuses subventions implicites qui sont une aberration tant économique que morale. La taille des subventions énergétiques, par exemple, défie toute rationalité (autour de 13% du PIB en 2012, selon les chiffres livrés par le ministère des Finances fin 2013), surtout en tenant compte de la brutale chute des revenus pétroliers du pays depuis juin 2014. Parce que généralisées, ces subventions accroissent les inégalités (par exemple dans la jouissance des biens publics) au lieu de les réduire.

– Quel est le modèle que l’Algérie devrait suivre afin de régler définitivement le volet des subventions, sachant que même des économies libérales garantissent d’importants transferts sociaux ?

L’Algérie n’est pas la Finlande et n’est pas non plus l’Arabie Saoudite. Et nous devons faire ce qu’il faut pour éviter le sort que subit l’Egypte actuellement. Nous avons déjà perdu beaucoup de temps. Il est urgent de négocier un calendrier de baisse graduelle des subventions implicites.

Nous avons consacré à ce volet crucial une étude détaillée avec mes collègues Elies Chitour et Nour Meddahi. Le débat public se focalise souvent sur les subventions énergétiques, mais il n’y a pas que les prix du carburant à ajuster. Il y a d’autres canaux de subvention dans d’autres domaines et sous des formes parfois moins spectaculaires.

Tout d’abord, il y a les soutiens pour les services publics (appelés aussi industries de réseau), notamment le maintien de prix très bas pour l’ensemble des clients, ménages et entreprises, par les opérateurs publics (Sonelgaz, SNTF, ADE…). A ces prix, les recettes représentent moins que la moitié des seuls coûts d’exploitation des opérateurs.

Ce soutien de l’Etat aux opérateurs est somme toute visible, puisque, généralement, le différentiel entre les revenus obtenus auprès des usagers et les coûts d’exploitation des opérateurs est comblé par une dotation/subvention pour compenser les charges de service public (cas pour l’eau, les transports ou l’électricité).

La seconde forme de soutien est la prise en charge directe par l’Etat de tout ou une partie des coûts d’investissement en infrastructures de ces secteurs. Cette seconde forme de subventions représente de loin les coûts les plus importants (de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards de dollars depuis 2000 et les premiers plans de développement).

Toutes les voies de réforme doivent être considérées à cet égard : ciblage des subventions en faveur des plus démunis (avec ou sans transferts monétaires selon le bien subventionné), rééquilibrages tarifaires pour viabiliser les industries de réseau, services universels, changement de gouvernance dans ces industries, rôle de l’Etat, etc.

J’ajoute que les subventions ne doivent pas phagocyter tout le débat sur les finances publiques algériennes : il faut maintenir une vue d’ensemble et viser à terme une réforme fiscale globale rétablissant une égalité effective devant l’impôt, qui ne laisse aucun niveau géographique de côté (fiscalité locale incluse) et qui accroisse le bien-être social.

Ceci doit nous conduire à poser en dernier lieu la question de la formation des salaires en Algérie, une question de fond qui ne peut être indéfiniment reportée. Une réforme fiscale (subventions incluses) qui matraque les classes moyennes est évidemment irrecevable.

– Ne pensez-vous pas que s’attaquer aux subventions est un aveu d’impuissance face au défi de faire marcher la machine économique ?

C’est une question légitime. J’ose néanmoins espérer que mes réponses aux questions précédentes montrent suffisamment à quel point nous avons besoin de réformer, entre autres, le système national de subventions, indépendamment de la conjoncture. Il y va de la pérennité de notre Etat social. C’est un économiste de gauche et un patriote qui vous le dit.

– Le gouvernement compte instaurer un dialogue avec tous les acteurs concernés autour de la question des subventions afin de décider des mesures à prendre. Qui, à votre avis, devrait prendre part à un tel débat et comment devrait-il se traduire ?

C’est une excellente idée. Mais dans la conjoncture actuelle, je ne vois pas comment le Premier ministre Tebboune, malgré tout son volontarisme, va construire le consensus autour de cette question ou d’une autre, vu l’obstruction systématique de certaines forces politiques bien connues. Le plus important, c’est quand même d’avoir l’appui de la population qui est loin, pour le moment, de vibrer aux discours politiques si j’en crois le taux de participation aux dernières législatives.

L’équation est complexe. Mais tout ce qui sera fait pour expliquer aux citoyens pourquoi il faut engager les réformes ci-dessus mentionnées sera utile. Des états généraux sur la dépense publique, mettant à plat toutes ces questions, sans tabou, et associant largement la société civile seraient bien indiqués pour lancer le débat public et avancer dans l’acceptabilité sociale des réformes.

Biographie

Raouf Boucekkine est professeur des universités d’Aix-Marseille depuis 2011 et membre senior de l’Institut universitaire de France depuis 2014.

Il dirige aussi, depuis 2015, l’Institut d’études avancées d’Aix-Marseille et assure depuis 2016 la direction du réseau français des instituts d’études avancées (Paris, Nantes, Lyon et Marseille).

Suite à la proposition du conseil d’administration d’Asset, en janvier 2017, il est nommé président de l’Association sud-européenne d’économie théorique pour un mandat de deux années.

Raouf Boucekkine a aussi été directeur scientifique d’institutions académiques en Espagne et en Belgique et est titulaire d’une chaire à l’université de Glasgow. M. Boucekkine fait partie de la task force en charge de l’élaboration du nouveau modèle de croissance en Algérie.

Nadjia Bouaricha