Ces harraga bien de chez nous

ISSUS DE TOUTES LES COUCHES SOCIALES

Ces harraga bien de chez nous

Le Quotidien d’Oran, 13 novembre 2006

Contrairement à beaucoup d’idées reçues, le profil du «harrag» en Algérie n’est pas toujours celui qu’on dessine comme jeune désoeuvré, en chômage, en quête d’une vie meilleure.

Si les études statistiques consacrées à ce profil par une mise en exergue de paramètres tels que le genre, l’âge, le milieu social et le niveau d’instruction, entre autres, font cruellement défaut en Algérie, les cas d’émigration clandestine jusque-là enregistrés par les services de sécurité confirment, néanmoins, qu’il est totalement erroné d’expliquer le phénomène juste par des raisons liées à la pauvreté ou le chômage.

Le «harrag» des années 80 et 90 se cachait au fond d’une cale de bateau dans le but de rejoindre clandestinement l’Europe ou l’Amérique du Nord, priant Dieu de ne pas se faire débusquer, avec comme fantasme suprême, la recherche d’une sorte de «terre promise» à même de lui permettre de réaliser ses rêves les plus refoulés. Il était par définition un jeune homme qui faisait l’exception, notamment par son milieu social d’origine.

Le harrag type de cette époque était, dans la quasi-totalité des cas, originaire d’une ville portuaire et, de surcroît, issu d’un quartier qui avait un rapport très fort soit avec le monde de la mer d’une manière générale, soit avec le milieu portuaire. A Oran, par exemple, les quartiers de Sidi El-Houari et des Planteurs, où les métiers prédominants étaient – et le sont encore aujourd’hui, même si c’est à une moindre proportion – docker ou pêcheur, illustrent assez bien ce caractère.

Le harrag d’hier choisissait souvent ce mode illégal de transport, tout simplement parce qu’il n’avait pas de quoi se payer un billet de bateau. Autre paramètre à prendre en considération: dans l’entreprise du clandestin d’antan, il n’y avait rien de suicidaire. Au pire des cas, il risquait de se faire prendre lors des fouilles, même s’il est vrai que dans de très rares cas, il y a eu mort d’homme, à cause d’équipages peu scrupuleux qui, au lieu de débarquer les intrus, préfèrent les jeter par-dessus bord et éviter ainsi à leur employeur de payer de fortes amendes.

Contrairement à son prédécesseur, le harrag d’aujourd’hui doit débourser de très importantes sommes pour réaliser son rêve. Pas moins de 100.000 à 150.000 dinars sont nécessaires pour avoir son «ticket» de traversée vers les côtes espagnoles, ce qui représente jusqu’à 15 fois le salaire minimum national garanti. De tels frais nécessitent, indéniablement, des sources de revenus.

Sur ce plan, le candidat à l’émigration clandestine est devenu un cas tout à fait atypique. Contrairement à ce que beaucoup de gens croient, il n’est pas toujours jeune, encore moins chômeur ou désoeuvré. Les cas des harraga femmes ou enfants sont également, bel et bien réels, même si, considérés comme étant des cas «isolés», ils n’ont toujours pas lieu de figurer dans les bilans officiels.

Dimanche 5 novembre. Il est 10 heures, et les jeunes du quartier de Maraval apprennent avec stupéfaction la nouvelle du départ de leur ami Amine vers d’autres cieux à bord d’une embarcation de pêche, à partir des côtes de Aïn Témouchent, à l’ouest d’Oran. Il est parti avec quatre autres personnes, toutes originaires d’Oran. Au café du quartier, la nouvelle est au centre des discussions. Est-il arrivé ? Est-ce qu’il a téléphoné à sa famille ? Combien a-t-il payé ? Est-il parti seul ?

Passé le moment de la stupeur, c’est le temps de la réflexion. Qu’est-ce qui pousse un jeune d’à peine 22 ans comme Amine, en apparence bien dans sa peau, qui a un travail, une famille et des amis, à tenter, au péril de sa vie, une telle aventure ? Le mystère reste total. Amine travaillait comme distributeur de produits cosmétiques pour le compte d’une petite entreprise familiale gérée par son oncle. Il ne manquait d’absolument de rien, témoignent ses camarades. Sofiane, son ami d’enfance, était le seul à qui Amine avait confié son projet. Même sa famille n’en savait rien. Quand il n’est pas rentré à la maison vendredi soir, on le croyait passer la nuit chez un de ses amis. On ne découvrira le pot aux roses que samedi soir lorsqu’il téléphona à sa mère pour lui annoncer qu’il était à Malaga en Espagne. Sofiane témoigne: «la veille de sont départ, il m’avait fait part de ses projets. En fait, il m’avait proposé de l’accompagner. Contre une somme de 120.000 dinars, j’aurais eu ma place à bord du chalutier. Mais j’ai refusé car pour moi c’était dangereux de faire une telle traversée. J’ai essayé de le dissuader mais il semblait bien décidé».

Le cas de Houari, un jeune de 21 ans, de Mehdia dans la wilaya de Tiaret, traduit encore plus cette pugnacité à vouloir quitter à tout prix le pays. Le 1er novembre dernier, Houari a été arrêté dans une plage de Aïn Franine, sur la côte Est d’Oran, avec 16 autres candidats à l’émigration clandestine. Jugé par le tribunal correctionnel d’Es-Seddikia près la Cour d’Oran, il a été condamné à deux mois de prison avec sursis assortis de 2.000 dinars d’amende. «Il s’en est bien sorti», estime son frère qui a fait le déplacement de Mehdia à Oran pour assister au procès. Surtout, ajoute-t-il, qu’il était à sa deuxième tentative. «Il y a à peine un mois, il avait tenté d’embarquer clandestinement dans une plage de Ghazaouet mais il s’est fait arnaquer par le passeur», nous confie encore le frère. Interrogé sur ce qui peut bien motiver son frère à vouloir quitter le pays de cette façon et surtout avec autant de volonté, le grand frère nous répond que Houari semble être envoûté par «El-Hedda». Pourtant, souligne-t-il, il ne manque de rien chez lui. Il fait un métier qu’il aime. Il a un magasin de cassettes et de CD et il gagne plutôt bien sa vie.

Même incompréhension chez Mustapha, le frère aîné de Amar, jeune de 20 ans originaire d’Alger, arrêté le 31 octobre dernier à Douar Boudjemâa avec six autres Algérois. Comme Houari, le Tiareti, Amar, aussi, a été condamné à 2 mois de prison avec sursis. Au procès, Amar et ses six camarades ont nié les faits qui leur sont reprochés. Ils ont néanmoins admis qu’ils étaient venus d’Alger à Oran expressément pour collecter des renseignements sur la traversée. Mais pour le grand frère qu’on a rencontré lors du procès, il n’y a pas lieu de se faire des illusions. Il savait que son jeune frère avait l’intention de rallier clandestinement l’Espagne à bord d’une embarcation, a-t-il admis, en avouant son incapacité à le faire changer d’avis. «Faute de travail légal, il faisait dans le trabendo. Il vendait des vêtements. A peine il commençait à faire des bénéfices, les services de sécurité chargés de la lutte contre le marché informel lui saisissaient sa marchandise. Découragé, il décide d’aller à l’étranger, sauf qu’il a choisi le pire des moyens», nous confie Mustapha.

Le cas de Abdelkrim et Filali est également édifiant. Les deux cousins vivent à Misserghine où ils travaillent comme ouvriers dans une coopérative agricole familiale. Ils font dans l’élevage de volaille. Il y a deux mois, ils ont été expulsés d’Espagne pour émigration clandestine. Ils ont été arrêtés à quelques mètres seulement du rivage, nous racontent-ils, avec beaucoup de regret. Pour le prix de 120.000 dinars chacun, ils avaient embarqué le soir, en compagnie de six autres harraga, à bord d’un Zodiac, à partir d’une plage du littoral ouest d’Oran. Leur objectif de regagner les côtes ibériques au petit matin a été atteint avec succès. Sauf qu’ils ont été repérés par les gardes-côtes espagnols avant même qu’ils ne foulent le sol européen. Parmi les huit harraga du groupe, six ont été refoulés par les autorités espagnoles, après avoir été formellement identifiés comme des ressortissants algériens. Les deux autres séjourneront au camp. «Notre nationalité a été découverte après que les gardes-côtes ont trouvé un téléphone portable portant la trace d’appels émis vers l’Algérie», indiquent-ils, dégoûtés d’un tel coup du sort. Mais avec du recul, Abdelkrim et Filali s’estiment être plutôt chanceux, car ils auraient très bien pu finir au fond de la mer, admettent-ils. Comptent-ils un jour tenter une nouvelle fois le coup ? «Définitivement… non !» disent-ils, évoquant les multiples cas de harraga repêchés morts au large des côtes oranaises.

Pour comprendre ce qui motive un jeune, à la fleur de l’âge, à tout laisser tomber et tenter une expérience aussi suicidaire, nous avons posé la question au docteur Kouidri, sociologue et enseignant à la faculté des sciences sociales de l’université d’Oran qui consacre depuis plusieurs années déjà plusieurs de ses travaux au phénomène des flux migratoires. Pour M. Kouidri, le premier facteur motivant est lié à la réussite des expériences tentées par les pionniers. A Oran en particulier, il y en a eu beaucoup. Selon l’universitaire, pour un jeune qui est à la croisée des chemins, il n’y a pas plus motivant qu’une expérience qui a réussi. C’est aussi une sorte de défi, grâce auquel on veut se prouver qu’on est capable de faire aussi bien. Un jeune de 20 ans est avide de sensations fortes, d’expériences nouvelles. Traverser la Méditerranée à bord d’une embarcation de fortune, même si le risque que cette entreprise se termine par un drame est bel et bien réel, représente dans l’imaginaire de beaucoup de jeunes un acte de bravoure et de virilité extrême.

Le deuxième facteur souligné par le sociologue est celui qui a trait avec le débat politique actuel sur l’émigration en Europe, notamment son volet relatif à l’émigration choisie. Cette nouvelle orientation, qui tend à limiter le droit d’émigration à une frange de la société disposant d’un bagage de formation, ne peut que susciter plus d’exaspération parmi les jeunes, rendant la tentation d’émigrer encore plus irrésistible. C’est connu, on est plus tenté devant l’interdit. Même quand il y a mort d’hommes, l’effet dissuasif, aussi important soit-il, n’est pas complètement efficace.

Aussi, «il ne faut pas continuer à justifier le phénomène par la pauvreté et la précarité», avertit le sociologue. L’émigration est un phénomène psychosocial. La société, c’est-à-dire la famille, les amis, les voisins, justifie souvent ce passage à l’acte par la pauvreté ou le chômage. «Un raisonnement qui traduit une mentalité d’assistanat héritée de la période socialiste», explique M. Kouidri. L’autre paramètre à prendre en considération a trait à notre perception de l’Occident, notamment à travers la télévision, et particulièrement chez les jeunes. Une image pas toujours fidèle à la réalité, souligne M. Kouidri. Il est vrai que le monde des starlettes aux corps de rêve, des lumières et des paillettes cachent souvent les faces cachées des banlieues, du chômage et du racisme.

Mais le plus grave, c’est le regard que la société porte sur l’émigré et l’émigration. En dépit de tout ce qu’on peut dire, l’émigration est encore assimilée à la réussite. De retour au pays, l’émigré exhibe souvent cette image de réussite comme un trophée, un butin (voiture, grande maison qu’on fait construire au pays,… etc.). On ne peut pas dire à un jeune qu’émigrer clandestinement est mal et en même temps lui envoyer toutes sortes de signaux qui disent complètement le contraire. Désorientés par tant de contradictions, nos enfants continueront probablement à tenter le diable en risquant leur vie pour un monde meilleur, débarrassé de toute cette hypocrisie.

H. Barti