Le plaidoyer et le réquisitoire de Bouteflika

A l’inauguration de l’année judiciaire

Le plaidoyer et le réquisitoire de Bouteflika

Le Quotidien d’Oran, 21 novembre 2005

Le président de la République a procédé, hier, au siège de la Cour suprême, à l’ouverture de l’année judiciaire 2005-2006. Abdelaziz Bouteflika a établi, pour l’occasion, un constat nuancé sur l’état de la Justice. Et le premier magistrat du pays ne s’est pas privé de le relever.

Visage fermé, Abdelaziz Bouteflika a égrené comme une sentence ses «préoccupations lancinantes» quant à la justice et à la magistrature. Si le Président accorde que des «progrès» ont été réalisés dans le cadre de la réforme du secteur, beaucoup reste à faire, notamment dans «l’application de la loi et de l’exécution rigoureuse des décisions de justice» ainsi que pour le renforcement de l’encadrement des juridictions, du relèvement du niveau de qualification des magistrats et des auxiliaires de justice. Le chef de l’Etat relèvera, à ce sujet, qu’une «attention particulière doit être réservée à l’implantation et à la diffusion de la culture des droits de l’Homme, dans toutes leurs composantes, à savoir les droits individuels et collectifs, les droits civils, politiques, sociaux, économiques et culturels». Des valeurs, précisera-t-il, auxquelles l’Algérie a souscrit dans le cadre de l’adhésion à la Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen. «Pour regagner la confiance des citoyens, les institutions de l’Etat, au premier rang desquelles figure la Justice, doivent faire preuve d’un fonctionnement exemplaire et d’une qualité irréprochable au service du public».

Ses préoccupations sont fortement justifiées par l’absence de «la culture du droit», en Algérie, aussi bien chez le gouvernant que chez le gouverné. Sibyllin, le chef de l’Etat fera référence sans avoir l’air d’y toucher aux différents scandales qui ont secoué la place tant politique, administrative ou financière. «J’entends par culture du droit, l’intégrité qui doit caractériser les responsables, quel que soit leur degré de responsabilité, de manière à ne pas utiliser leurs postes à des fins personnelles au détriment de l’intérêt général ou dans le but d’obtenir des privilèges non mérités, voire couvrir, par leur influence, des actes punis par la loi, comme l’accaparement des deniers publics et des biens de l’Etat», précisera Abdelaziz Bouteflika.

La justice doit faire preuve, pour le premier magistrat, de «fermeté» à l’égard de ces personnes. Les dépassements dont ils se rendraient coupables constituent, selon lui, une menace pour la paix sociale, nuisant à la relation de confiance entre le citoyen et l’Etat. «J’entends par la culture du droit, la probité dans les actes et les comportements qui doivent être exemplaires dans l’accomplissement du devoir noble de citoyenneté. Point d’abus, point d’injustice. Le droit doit être le droit et seulement le droit… » indiquera-t-il. A la justice de donner l’exemple.

Pour le Président, l’instauration de la justice en Algérie ne saurait se manifester dans toute sa plénitude si elle ne garantissait pas la dignité, l’ancrage de la démocratie, de la citoyenneté positive et le respect des droits et obligations humains. Ces conditions doivent être inéluctablement réunies, précisera-t-il, pour parvenir à tourner définitivement la page noire de la tragédie nationale, panser les plaies et réparer les préjudices.

«Une telle entreprise appelle, de votre part, vous magistrats, un plus grand apport, vous qui avez prêté serment de contribuer à la consécration d’une justice défendant les droits des faibles et des ayants droit en toutes circonstances, un serment qui se veut le fondement inébranlable de la gouvernance clairvoyante, la préservation des droits des citoyens et de leur égalité devant la loi», relèvera le Président. Il incombe aux magistrats d’opérer, selon lui, le changement profond du fonctionnement et de la performance de la justice, tel que voulu par les réformes. La réalisation des objectifs de la justice exige, notamment, de «faire de la loi un instrument consacrant la justice et bannissant l’iniquité et non une source de complainte et de préjudices aux intérêts des justiciables». Il s’agit, également, de «moraliser l’acte judiciaire» et de se pencher sur les préoccupations sociales des fonctionnaires du secteur, qui gagneraient à être prémunis des tentations. «A défaut, l’édification d’un système judiciaire répondant fidèlement aux aspirations de notre peuple à la justice ne serait que pure chimère», dira-t-il. Ce plaidoyer du premier magistrat du pays pour une justice forte et indépendante découle du rôle majeur que la justice et les magistrats en particulier, auront à jouer sur deux objectifs importants. Le premier a trait à la réconciliation nationale. D’autant que «c’est à l’institution judiciaire que revient l’honneur d’avoir à mettre en oeuvre l’essentiel des mesures découlant de la charte pour la paix et la réconciliation nationale…» précisera le Président. Ajoutant, à ceux qui en doutent, que «les mesures et dispositions juridiques viendront, sans nul doute». La justice devra, alors, «mettre en application les dispositions de la charte en respectant leur esprit et avec la célérité nécessaire pour concrétiser rapidement la volonté populaire de tourner la page sur cette phase douloureuse de notre histoire… »

Le second enjeu a trait au développement économique. Le Président reconnaîtra que «la réussite du programme de soutien à la croissance est tributaire de l’efficacité du système judiciaire qui est le garant des droits des investisseurs et des opérateurs et agents économiques en général». Pour cela, une condition préliminaire incontournable: une justice forte, impartiale, simple dans ses procédures et raisonnable dans ses délais. Le rôle de la justice est «capital», dira le Président, pour «la conduite du processus de développement économique et pour la crédibilité de notre politique économique vis-à-vis de l’extérieur».

L’institution judiciaire doit, selon Abdelaziz Bouteflika, s’adapter aux innovations introduites par la globalisation et la mondialisation de l’économie. Celles-ci imposent «non seulement la mise à niveau de la gestion de nos entreprises, mais aussi l’adaptation de notre système juridique et judiciaire». L’adhésion de l’Algérie à l’OMC et l’accord d’association avec l’UE induiront inévitablement, pour lui, la nécessité d’une mise en place d’une organisation et d’un fonctionnement appropriés de la justice, la législation et la réglementation ainsi que la nature des contentieux étant appelées à évoluer parallèlement. «Cette adaptation de notre système judiciaire doit se faire essentiellement par la formation des magistrats au traitement des affaires liées au commerce international, à la propriété intellectuelle, aux relations de travail, au droit d’établissement des étrangers, à la concurrence et aux mouvements de capitaux», estimera-t-il.

Il s’agit d’accompagner les mutations et évolutions mais également de lutter contre «l’apparition de phénomènes pervers comme la corruption et autres crimes et délits économiques». Bouteflika interpelle non seulement la justice, mais également «toutes les autorités de régulation ainsi que les institutions et les mécanismes chargés de veiller à la légalité, à la loyauté et au respect de l’éthique des transactions économiques et commerciales, en matière de concurrence, d’attribution de marchés publics, de respect des droits du consommateur… »

Autre préoccupation du chef de l’Etat, la lutte contre le banditisme. Celui-ci a pris «des propensions très graves» en Algérie. Il appellera la justice à «se mobiliser» pour garantir la quiétude des citoyens, la sécurité de leurs personnes et de leurs biens. «Ce phénomène du banditisme a connu une recrudescence à l’ombre des désordres induits par la situation d’insécurité que nous avons vécue et il doit être combattu avec la plus grande rigueur», précisera-t-il. Il ne s’agit pas, pour lui, de sortir du terrorisme pour tomber dans une autre forme de terreur. «La société vous regarde et attend de vous beaucoup. Elle attend que vous meniez ce combat contre le banditisme avec rigueur et sans pardon», lancera-t-il à l’adresse des magistrats. Toutefois, cette «politique répressive» doit être accompagnée, pour Abdelaziz Bouteflika, de «mesures sociales» en faveur notamment de l’emploi des jeunes.

Samar Smati