Des sondages d’opinion top secret

Alors que la campagne avance sans repères

Des sondages d’opinion top secret

Le Quotidien d’Oran, 25 mars 2004

Quel est le candidat qui a fait la plus belle progression dans les intentions de vote depuis trois semaines ? La plupart des états-majors de campagne le savent, certains directeurs de journaux le savent, les officines le savent. Pas le grand public.

Aucun sondage d’opinion sur les intentions de vote n’a été publié depuis plusieurs mois. Cette absence d’indicateurs sur les penchants dans l’opinion publique s’est fait ressentir en particulier ces dernières semaines alors que les noms des candidats officiellement engagés aux élections présidentielles sont connus. Pourquoi donc ? Pour Mohamed Abassa de l’institut du même nom, la réponse est toute nette: «Il y a des directeurs de journaux qui ont abandonné leurs rôles de vecteurs de l’information. Si les résultats d’un sondage ne leur conviennent pas politiquement, ils les cachent à leurs lecteurs».

Est-ce à dire – compte tenu de l’hostilité des gros tirages de la presse quotidienne au président Bouteflika – que les résultats de ces sondages lui ont été favorables jusque-là. Un journal arabophone El Bilad a donné le président sortant élu au premier tour avec 80% des voix. Petit problème, il s’est référé pour cela à un sondage de l’institut Abassa qui a démenti aussitôt et qui a porté l’affaire en justice.

Si les sondages sur les intentions de vote des Algériens sont si favorables au candidat qui a occupé seul le petit écran depuis de longs mois, pourquoi alors ses partisans dans la presse écrite n’en commandent-ils pas de leur côté, afin de montrer que les choses évoluent à son avantage et de légitimer a priori son éventuelle victoire ? Pour le spécialiste de sondages Ahmed Halfaoui de IPSOFIM, «la presse pro-Bouteflika manque de ressources financières pour acheter des sondages. J’ai suggéré à un pool de petits tirages de se constituer pour financer une enquête.

Sans succès». El Hadi Mekboul, directeur du CENEAP, gros pourvoyeur public d’enquête de terrain, déplore lui tout simplement «le manque de culture du sondage d’opinion en Algérie».

Le fait est que la campagne avance sans repères pour le grand public. Les derniers résultats sur les intentions de vote circulent sous le manteau et personne ne veut s’aviser à les reprendre de peur de subir les foudres de «la source client» qui les a commandés et payés, ou alors de peur d’être pris à partie par les candidats qui verraient affichées de très faibles intentions de vote. «J’ai eu des 2% d’intentions de vote pour certains candidats, raconte Mohamed Abassa, j’ai choisi de mettre gracieusement mes résultats à la disposition des candidats sans les rendre publics». Sauf si un média veut bien les acheter et les publier. Mais intervient une réserve: «Les sondages d’opinion les plus sérieux se négocient à plus de trois millions de dinars. C’est trop cher pour des résultats qui sont le plus souvent sources de contestation», explique Abdou Benabbou, directeur du Quotidien d’Oran. Ce à quoi réplique Ahmed Halfaoui que son enquête a été proposée à seulement 80 millions de centimes «mais aucun journal n’a donné de suite favorable».

Le coût d’un sondage national est-il vraiment un handicap financier ? Les «exclusivités» peuvent coûter quelque peu cher en effet pour un client unique, «un sondage national qui engage plus de 50 enquêteurs pour un échantillon de 1.500 personnes se négocie entre 1,5 million et 2 millions de dinars», précise El Hadi Mekboul. Il arrive souvent que les instituts privés proposent les résultats de leurs sondages après qu’ils eurent été partiellement amortis par l’achat d’organismes institutionnels ou privés, voire qu’ils les mettent gracieusement à leur disposition comme l’a fait l’institut Abassa. Comme quoi l’absence de publication de sondages «n’est pas en premier ressort un problème d’argent». Il reste la question de la fiabilité. Un sujet sur lequel est intarissable Mohamed Abassa. Il explique comment le processus du questionnement évite soigneusement la moindre suggestion de réponse au sondé. Il se fait fort aussi de mettre à jour en temps quasi réel les résultats de ses dernières enquêtes car il dispose d’un échantillon de départ de 4.500 personnes sur lequel il est possible d’affiner une multitude de variables notamment socioprofessionnelles, d’âges et de répartition territoriale.

Pour Samir Blidi, consultant au CENEAP, «il existe un discours négatif qui frappe les sondages dès qu’il s’agit de politique. Comme si c’était un territoire où se perdait la raison. Et on nous sort le syndrome de la grand-mère illettrée qui ne sait même pas qu’il y a des élections. A peine si on ne disait pas que les Algériens n’ont pas d’opinion. Pourtant, nous tournons toute l’année avec des enquêtes de terrain dont certaines sont des enquêtes d’opinion. En réalité, l’outil pour les sondages d’opinion existe. C’est la demande qui n’est pas structurée». Ou alors la demande est confidentielle. Le CENEAP a reçu une commande de sondage d’une institution publique.

Comme pour les autres enquêtes, le grand public sera tenu à l’écart de ce que lui-même pense. L’absence de publication de sondages sur les intentions de vote et les autres enjeux de l’échéance des présidentielles montre bien que «le politique demeure encore le domaine du secret en Algérie».

Dernière illustration en date, un candidat qui peut aussi être une candidate, aurait gagné 12 points d’intentions de vote depuis le début de la campagne, selon la plus récente mise à jour. Son nom ? Il faut payer pour avoir le droit de l’écrire.

El Kadi Ihsane