L’histoire a duré deux minutes et demie

L’histoire a duré deux minutes et demie

Kamel Daoud, Le Quotidien d’Oran, 6 janvier 2007

Selon l’un de nos confrères, une marche molle, avec un cercueil vide pour dénoncer la pendaison de Saddam a été empêchée à Constantine ce week-end. Tout mouvement ayant en Algérie le sens d’une promesse de désordre, l’Etat a depuis longtemps découvert que la Paix ne peut venir qu’avec l’immobilité. Il suffit donc d’autoriser une marche anti-pendaison pour aboutir à l’occupation d’Alger comme en 92. L’équilibre national étant encore fragile, il s’agit de ne donner aucun prétexte à aucune émotion pour éviter de déclencher l’Histoire en Algérie et mettre en mouvement ce peuple qui aime trop jouer à la guerre de libération à chaque fois qu’il en a l’occasion ou le prétexte. Même pour dénoncer la pendaison de Saddam qui n’est ni FLN, ni islamiste, ni RND, ni émeutier, ni FFS, ni syndicaliste autonome et pas même anti-bouteflikien ou pro-Benflis ? Oui, le cercueil de cette marche peut être vide, mais les gens qui sont derrière ne marchent pas uniquement pour cette raison, selon la paranoïa politico-sécuritaire ambiante. En Algérie, ce n’est pas une pomme qui explique le début de l’humanité mais la politique. Pour le cas de Saddam, le pays a traité sa mort avec une belle habileté: peu d’images à l’ENTV, pas de son à la présidence et quelques mouvements de lèvres à la tête du FLN. Le peuple, lui, a eu droit à une prière de l’absent et les cafés maures à des analyses poussées jusqu’à la nausée. On ne peut faire mieux pour éviter le pire et la loi amendée sur les hydrocarbures qui nous donne droit à 51% sur les gisements ne nous donne pas la même majorité sur la décision internationale. Comme tout pays arabe, l’Algérie est située entre l’Amérique, le fameux poème d’Ibn Badis sur l’arabité irréversible et la plus proche mosquée de son quartier. A la limite, l’Irak n’existe plus depuis des années, pourquoi faut-il se lamenter imprudemment sur Saddam qui ne devait pas y survivre inutilement ? On comprendra alors que si la marche de Constantine a été empêchée c’est parce que le cercueil n’était pas vide réellement et qu’il y avait dedans quelque chose d’interdit. D’ailleurs aucun cercueil n’est vide en Algérie sauf celui des disparus de la décennie écoulée. Et on comprend alors qu’il s’agit de faire un choix tactique face à l’inconnue de l’avenir: il faut contrôler la marche du peuple et encourager la marche du pays. Saddam pouvant, selon la doctrine sécuritaire ambiante, réveiller des habitudes, quelques émotions collectives toxiques, faire le lien entre la pendaison et l’obligation du djihad, donner une mauvaise image de la stabilité nationale et entraîner les Algériens à vouloir faire des marches contre Moubarak, puis contre Kadhafi, puis contre le Tunisien et enfin contre certains ici même et encore plus contre tout le reste qui va mal. Cela peut encourager aussi les marches collatérales, les marches dérivées encore circonscrites à la Kabylie et les marches pour demander une meilleure histoire collective que l’histoire nationale officielle. L’Algérie ayant encore peur des Algériens et de ce qu’ils peuvent lui faire sans se demander sur ce qu’elle leur fait elle, du haut de son propre monopole. Que faut-il conclure de cette petite histoire qui se passe loin de Bagdad mais si près des réalités ? Rien: le temps a été brièvement marqué par le balancement du cadavre de Saddam avant qu’il ne soit suspendu un peu partout lui aussi. Cela a duré deux minutes et demie, le temps d’une vidéo. Après, tout s’est arrêté et les gens doivent donc rentrer chez eux et ne pas créer des problèmes.