Le président Caïd Essebsi entre le marteau et l’enclume

Il propose un gouvernement d’union pour sortir de la crise

Le président Caïd Essebsi entre le marteau et l’enclume

El Watan, 5 juin 2016

Dans une interview télévisée diffusée jeudi sur la 1re chaîne nationale, le président Béji Caïd Essebsi a mis l’accent sur cinq aspects marquants, selon lui, de la crise que traverse le pays.

Il y a, d’abord, le fait que l’Etat ne parvienne pas à imposer ses décisions. Il y a, ensuite, l’absence de retour à la normale dans la production, notamment celle du phosphate à cause des protestations des sans-emploi, ce qui a entraîné un manque à gagner de 5 milliards de dinars sur cinq ans (l’équivalent du dernier prêt du FMI).

Il y a également l’affaiblissement de la production pétrolière qui ne couvre plus 93% des besoins nationaux, comme en 2011, mais seulement 55%. Il y a aussi le recul du tourisme, qui a accusé une chute de 1,7 milliard de dinars tunisiens de ses recettes pour la seule année 2015. Il y a enfin la lutte contre le terrorisme avec ses conséquences directes et indirectes sur l’économie nationale, qui se chiffrent à plusieurs milliards de dinars.

Une telle crise rend plus difficile la gouvernance du pays. «Habib Essid et son équipe ont fait de leur mieux. Mais, la crise est là, selon la majorité des composantes politiques du pays que j’ai rencontrées», souligne le président Caïd Essebsi.
Pour faire face à cette crise, le président tunisien propose un gouvernement d’union nationale incluant les centrales syndicales ouvrière et patronale, l’UGTT et l’Utica.

«Histoire de neutraliser les syndicats ouvriers, très actifs, et de limiter les foyers de la contestation aux marginalisés», selon le politologue Mohamed Bououd, qui remarque que «les principaux foyers de tension se trouvent dans les domaines de la couverture sociale, l’enseignement et la santé et il faut les stabiliser à tout prix. C’est pourquoi le Président essaie d’impliquer l’UGTT et lance des messages signifiant qu’il allait sacrifier des ministres».

Soutiens et réticences

Hormis Ridha Belhaj, l’ex-directeur du cabinet présidentiel et ex-président de l’instance politique de Nidaa Tounes, qui a considéré qu’une telle proposition n’entre pas dans les prérogatives constitutionnelles du président de la République et qu’elle peut perturber l’action du gouvernement, toutes les autres composantes du paysage politique tunisien n’ont pas vu de mal à ce que Béji Caïd Essebsi fasse une proposition pour faire sortir le pays de la crise.

Mohsen Marzouk, porte-parole du parti Machroua Tounes (Projet de Tunisie, 25 députés), y a vu une bonne initiative, tout comme Kamel Morjane, le président du parti Al Moubadara (3 députés). Le porte-parole d’Ennahdha (69 sièges), Ajmi Lourimi, a déclaré que les islamistes ne sont pas au courant de l’initiative du Président et qu’ils se réuniront bientôt pour décider.

A souligner que le président Béji Caïd Essebsi a rencontré le chef d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, la veille de l’annonce de cette proposition. Pour le secrétaire général de l’UGTT, Hassine Abbassi, cette initiative est «positive», la centrale syndicale soutient l’idée de Béji Caïd Essebsi. Mais la participation de l’UGTT audit gouvernement n’est pas possible, selon Abbassi, malgré l’adhésion de la centrale syndicale à l’idée de réunir toutes les forces du pays dans le cadre d’un large consensus.

Le secrétaire général de l’UGTT considère que ce genre d’initiative concerne les partis politiques et non les organisations et que la centrale syndicale a toujours préféré ne pas participer aux différents gouvernements.

Quant à la présidente de la centrale patronale Utica, Wided Bouchamaoui, elle a déclaré aux médias que le bureau exécutif de l’Utica se réunira et se prononcera sur l’initiative du président de la République. Mme Bouchamaoui pense qu’il est nécessaire de s’unir autour d’un programme social et économique commun pour sortir de la crise. Concernant le chef du gouvernement, Habib Essid, il a souligné, lors d’une interview accordée hier matin à la radio Express fm, qu’il ne considérait pas que l’initiative du président de la République signifie un manque de confiance à sa personne de la part de la Présidence. «Nul n’est irremplaçable, ce qui compte c’est l’intérêt supérieur du pays», a-t-il insisté. Habib Essid a affirmé qu’il discuterait de la question avec le président de la République lors de leur réunion hebdomadaire du lundi.

Amadouer l’UGTT

Selon le politologue Mohamed Bououd, «l’objectif de l’initiative du président Caïd Essebsi serait de calmer la contestation et rétablir l’autorité de l’Etat, en amadouant l’UGTT à laquelle le Président a jeté des fleurs concernant le rôle positif des syndicats dans la transition». Le Président n’a pas manqué de remarquer que la masse salariale a augmenté de 91% en cinq ans, contre 57% pour le budget, ce qui signifie que les exigences syndicales ont été satisfaites. Toutefois, à s’allier l’UGTT n’apporte pas que des avantages. Les ministres contestés par les syndicats sont ceux qui réussissent le mieux, selon tous les sondages et l’opinion publique, à savoir le ministre de l’Education, Neji Jalloul et le ministre de la Santé, Saïd Aidi, toujours selon le politologue.

Autre remarque, toujours en rapport avec l’UGTT, la centrale syndicale prépare son congrès national début 2017 avec tous les enjeux y afférent. «L’actuelle direction ne peut nullement engager l’organisation syndicale pour l’avenir et son secrétaire général, Hassine Abbassi, a déjà refusé toute implication politique de l’organisation», remarque Samir Taieb.

D’autres observateurs parlent certes de clins d’œil politiques du genre de l’appel à des personnalités du centre de recherches économiques et sociales de l’UGTT ou de l’adoption de ses propositions, ou encore de l’éviction des ministres qui «dérangent», selon la centrale syndicale. Mais cela suffira-t-il pour changer la donne politique et sociale dans le pays ?
Mourad Sellami