Louisa Ighil Ahriz: «L’acte de repentance est impératif»

LOUISA IGHIL AHRIZ AU SUJET DE LA LOI GLORIFIANT LE COLONIALISME

«L’acte de repentance est impératif»

L’Expression, 20 décembre 2005

L’ancienne combattante et un des symboles de la Révolution algérienne, Madame Louisa Ighil Ahriz, évoque dans cet entretien la loi du 23 février 2005 qui glorifie l’action du colonialisme en Algérie. Une loi qui occupe actuellement le devant de la scène politique et médiatique aussi bien en Algérie qu’en France. Que signifie une telle loi pour une militante qui a subi les affres du colonialisme?

L’Expression: Le Parlement français a refusé d’abroger l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Comment qualifiez-vous cela?
Louisa Ighil Ahriz : J’aurais souhaité l’abrogation, bien entendu, mais je n’y croyais pas tellement, vu l’ambiance qui prévaut dans certains milieux politiques en France, mais également eu égard à la l’attitude des membres du gouvernement français qui ont voulu donner une lecture falsifiée de cet article 4 de la loi 23 février. Pour moi, ce n’est ni plus ni moins que l’affirmation d’un négativisme du colonialisme. C’est tout à fait clair. La loi en elle-même, au départ, ne me regardait pas. S’ils ont voulu glorifier leurs harkis qui ont choisi leur pays et leur nationalité, qu’ils le fassent. Je trouve que c’est tout à fait normal que la France reconnaisse «les bienfaits» de ses enfants. Elle avait besoin de le reconnaître parce qu’ils ont agi avec zèle, ici, en Algérie. Des milliers d’Algériens étaient victimes de violentes tortures commises par les harkis. Donc, je ne m’ingère pas dans ce genre de procédé et qu’elle (la France, ndlr) les mette sur un piédestal, si elle veut.
Mais, apprendre aux écoliers que la colonisation est positive, comme le préconise l’article 4, alors là, je dis «arrêtez!» Le scandale n’a pas de limite et la honte également. Depuis 1830, ils n’ont pas cessé de nous enseigner que nos ancêtres étaient les Gaulois. Il est venu un jour où on a dit «arrêtez vos mensonges». J’espère bien que les écoliers n’assimilent pas que le colonialisme est un acte positif. Le colonialisme est synonyme de massacres, d’extermination, de déportation, de mépris… Comment voulez-vous qu’il soit positif?
Pensez-vous que la France aurait pu éviter de tomber dans cette grave erreur?
Oui, certainement. Si la France avait rajouté juste deux mots dans la présente loi pour dire que le colonialisme était positif pour eux, il n’y aurait jamais eu autant de polémique et de déchaînement. Positif pour eux, mais pas pour nous. Dans ce cas-là, il n’y aurait pas d’abrogation. D’ailleurs, moi-même, j’applaudirai la loi. Il faut savoir une chose, la France doit son développement aux Algériens. Qui a, selon vous, réalisé les chemins de fer, le métro? Ce sont les Algériens émigrés bien sûr. Tous les travaux étaient faits par les indigènes. Le travail était rétribué au plus bas prix.
A mon avis, cela veut dire que si le colonialisme était positif, alors, on était «malades», nous qui avons fait la guerre. Cela veut dire que nous étions masochistes, on ne voulait pas de développement pour nous. Nous avons aussi bien inoculé ce virus aux Maghrébins et en Afrique. Si le colonialisme était positif comme le prétend la loi, alors pourquoi il y aurait eu tant de déportations et des manifestations. Si c’était le cas, il n’y aurait pas eu de 8 Mai 1945 ni de Novembre 1954.
Vous avez déclaré récemment que l’acte de repentance de la France est une nécessité historique, alors que le gouvernement français refuse d’en parler…
Je maintiens toujours mes propos. La France officielle doit présenter ses excuses. L’acte de repentance est une nécessité historique absolue. Je ne pourrai pas faire mon deuil tant que la France n’a pas demandé pardon. Je ne vois pas pourquoi à Madagascar, où il y a eu moins d’oppression et de victimes qu’en Algérie, la France a présenté ses excuses. Je ne comprends pas également pourquoi en Arménie, elle a dénoncé un génocide. La France reconnaît le génocide des autres et refuse de reconnaître le sien en Algérie.
Nous autres Algériens, nous ne pourrons pas soigner la douleur abyssale qui nous ronge tant que la France n’a pas encore présenté ses excuses ! J’aurais souhaité que mes plaies et celles de tous les combattants soient cicatrisées, hélas. C’est simple, que la France fasse son acte de repentance, et nous ferons notre deuil. Le malheur, à travers cet acte, c’est que la France nous confirme que, non seulement elle ne fera pas acte de repentance, mais elle glorifie le colonialisme. C’est l’affirmation du négativisme du colonialisme tout simplement et pas plus.
Peut-on dire que la France officielle est attachée à la France coloniale?
Certainement, car au moment où nous attendons qu’elle fasse des excuses, elle nous sort la loi du 23 février glorifiant le colonialisme. Il y a beaucoup de personnes qui sont d’accord sur cette position. Si elle n’avait pas trouvé un terrain d’entente, elle n’aurait jamais évoqué la loi du 23 février particulièrement l’article 4.
Le président français et son Premier ministre ont tenté de réajuster leurs positions en affirmant que l’écriture de l’histoire n’est pas du ressort des parlementaires. Ne considérez-vous pas que cette déclaration traduit un malaise profond au sein de la société française?
Effectivement, il y a un malaise. Lors de la deuxième lecture de la loi, le ministre délégué aux Anciens combattants, M.Hamlaoui Mekachera, a déclaré que le gouvernement est pour la loi du 23 février. Comment se fait-il qu’un ministre affirme que le gouvernement est d’accord pour la loi alors que le président est contre? Donc, il me semble évident qu’il existe un malaise entre le président Chirac et le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. Cela s’explique à mon avis dans le contexte de la lutte pour la présidentielle de 2007.
C’est un affrontement à ciel ouvert entre les deux hommes. Concernant la loi en question, il est clair que le dernier mot revient au président de la République. Ce dernier avait déclaré que le Parlement n’a pas le droit de légiférer de cette façon. Il a même chargé l’Assemblée nationale d’enquêter sur cette affaire. Maintenant, j’attends avec impatience les résultats de son intervention. Vont-ils ou pas abroger ou rectifier la position après que les résultats de la commission d’évaluation furent établis? Cette loi doit être corrigée immédiatement, comme l’avait déclaré d’ailleurs l’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing.
Comment évaluez-vous la réaction de la classe politique algérienne?
Sincèrement, je suis déçue. C’est une réaction molasse. Je m’attendais à une vive protestation, mais malheureusement ce n’est pas le cas. Je suis vraiment stupéfaite par la réaction de l’APN et du Sénat qui se sont contentés de dire : nous sommes désolés et nous regrettons ce genre d’action alors qu’en France, nous assistons à une vraie guerre entre le Parti socialiste et le parti majoritaire UMP. Réagissez comme eux, bon Dieu. Il s’agit de notre histoire et de notre dignité. Il me semble que nos responsables ne sont pas conscients ou peut-être ils ont peur pour leurs postes. Personnellement, je ne trouve pas de réponse à ce silence.
J’aurais souhaité voir des réactions à la mesure des voix élevées en France. Il fallait déplorer et dénoncer la falsification de l’histoire, pas seulement verbalement mais aussi par un acte de désapprobation. Je dirais en revanche qu’avec l’état d’urgence, on ne peut pas faire grand-chose. L’Ugel a voulu organiser une marche, mais elle a été annulée. Ce qui me déçoit encore plus, c’est le mutisme des organisations des moudjahidine et des fils de chahid. Je ne comprends pas ce silence lourd. Le ministre des Moudjahidine a répondu, mais j’attends la réaction aussi des organisations. Qu’attendez-vous pour réagir, messieurs?
Le parti d’El Islah pense qu’il faut répondre par une loi qui criminalise le colonialisme?
Oui, je suis entièrement d’accord sur ce principe. Je souhaiterais bien qu’ils le fassent mais à condition que ce ne soit pas pour des raisons politiques, c’est-à-dire pour gagner du terrain. Historiquement, le colonialisme est synonyme d’extermination. Je souhaiterais que l’APN promulgue cette loi avant la signature du traité d’amitié.
La scène politique française n’est pas restée indifférente, plusieurs partis ont dénoncé cette action, n’est-ce pas un geste encourageant?
Je dirais grand merci à tous ceux qui ont appelé à l’abrogation de cette loi. Ce sont les premiers à réagir avant nous. Ces gens sont honnêtes et reconnaissent la monstruosité de cette scandaleuse loi. C’est grâce à ces prises de position et à ces personnes que l’honneur de la France est sauf.
Comme vous le savez, le débat sur cette loi intervient au moment où notre président de la République est en convalescence à Paris…
Je regrette qu’il soit là-bas, alors que la polémique est à son comble. Je n’aurais pas aimé qu’il soit hospitalisé actuellement à Paris. Je prie le bon Dieu pour son prompt rétablissement. J’espère qu’il sera de retour au pays le plus vite possible. Je me suis fait beaucoup de souci sur sa santé. J’espère qu’avec son retour, les choses rentreront dans l’ordre.
Avec la vive polémique et la tension entre Paris et Alger, peut-on dire que la signature du traité d’amitié est réellement compromise?
J’ai vraiment peur que le Traité soit signé sans que la France présente ses excuses aux Algériens. Dans ce cas précis, l’acte de repentance sera renvoyé aux calendes grecques. Je ne suis pas contre la signature du Traité d’amitié, mais on ne peut pas signer un tel acte sur des milliers de cadavres. Ce n’est pas possible. Je ne suis pas contre le développement des relations entre les deux pays, bien au contraire, mais il y a un début pour continuer cet élan d’amitié. Il faut d’abord assainir la situation par l’acte de repentance.
Un traité d’amitié c’est un tout et pas seulement les relations commerciales. Il y a une cartographie des mines antipersonnel que la France refuse de remettre. Pourtant, le président de la République l’avait sollicitée. Pour le moment, je fais confiance à notre président, lequel avait exigé de la France de faire ses excuses comme préalable à la signature du Traité d’amitié.
Au cas où le Traité d’amitié serait signé sans que la France fasse ses excuses, ne pensez-vous pas que l’Algérie aura trahi ses martyrs?
Je continuerai le combat. Comment voulez-vous qu’on soit apaisé intérieurement tant que la situation n’est pas assainie! Si le Traité était signé sans l’acte de repentance, là, je dirais effectivement que l’Algérie a trahi la mémoire de ses martyrs. La preuve que même dans l’hymne national, c’est mentionné qu’il ne faut pas oublier la mémoire de nos martyrs. Pour ce serment que j’ai prêté au maquis, je continuerai le combat. Pour moi, je suis convaincue que si le traité est signé sans acte de repentance, le problème resurgira à un moment donné. Les Algériens ont tellement subi les affres du colonialisme qu’ils ne peuvent pas oublier facilement. Nous sommes pour l’amitié mais à condition qu’elle soit davantage basée sur un socle solide.
Au moment où nous nous attendions à ce qu’elle fasse ses excuses, elle nous sort la loi du 23 février. Ça veut dire quoi ? Il est inacceptable, inadmissible, impensable, avec tous les affres du colonialisme, que la France ne fasse pas un acte de repentance avant la signature du Traité d’amitié. Pour moi, le passé n’est pas mort et sans le passé, il n’y aura pas d’avenir. On ne cherche pas à mettre la France à genoux, comme le prétendent certains, mais on veut seulement une reconnaissance.
Un dernier mot sur l’avenir des relations algéro-françaises.
J’espère que les relations seront bâties sur le respect mutuel pour tourner la page et ouvrir des perspectives de partenariat. Et surtout pas d’ingérence.

Note:
Contrairement à ce qui a été rapporté par la presse, l’ancienne combattante, Mme Louiza Ighil Ahriz n’était pas en Algérie lors des manifestations du 11 décembre 1961. Celle-ci était incarcérée à la prison de Pau en France.

Nadia BENAKLi