La crise algérienne n’est pas finie

LA CRISE ALGÉRIENNE N’EST PAS FINIE
20 octobre 2000

International Crisis Group

www.crisisweb.org

ICG Rapport Afrique N° 24
(Version originale en Anglais)
Alger/Paris/Londres/Bruxelles

 

Table des matières

SYNTHESE
I. INTRODUCTION
II. LA CRISE N’EST PAS RESOLUE

A. Regain de violence
B. Un mécontentement grandissant à l’égard du président
C. Une faible mobilisation internationale
D. Catalyseurs de la reprise de la guerre civile
III. QUE VEULENT LES ISLAMISTES ?
A. Pourquoi la concorde civile n’a-t-elle pas réussi
B. Les conditions des Islamistes pour la paix
C. Un nouveau parti islamiste ?
IV. POURQUOI L’ARMEE N’A PAS REUSSI A FAIRE LA PAIX
A. Une structure de moins en moins homogène
B. Les échecs du passé, l’incertitude de l’avenir
C. Perte de confiance en le président
D. Signes de changement
E. L’avenir
V. L’ECONOMIE DE RENTE EN TANT QUE FACTEUR DE PERPETUATION DE LA GUERRE
A. L’économie de rente et la structure du pouvoir militaire
B. La progression des réformes économiques
C. Le secteur des hydrocarbures
D. Les futures orientations
E. La dimension extérieure
VI. CONCLUSION

 

 

LA CRISE ALGERIENNE N’EST PAS FINIE !

SYNTHESE

Depuis décembre 1991, l’Algérie connaît une vague de violence, qui a dégénéré, entre 1992 et 1998, en une quasi guerre civile. Ce conflit oppose le régime soutenu par les militaires à un complexe réseau d’opposition clandestine, sous l’égide du mouvement islamique, le Front Islamique du Salut (FIS – Jabha Islamiyya li’l-Inqadh). Il a été déclenché par le coup d’Etat orchestré par l’armée qui avait pour but de bloquer la victoire du FIS aux élections législatives de 1991. Selon les chiffres officiels, 100.000 personnes ont été tuées au cours de cette période, soit 1200 morts par mois.

En avril 1999, une page a été tournée dans la longue crise politique algérienne avec l’élection à la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, candidat des militaires et ministre des affaires étrangères sous le président Boumediène dans les années 70. Cette élection a suscité de grands espoirs et a même fait reculer la violence pour un temps. Le président a en effet rapidement décrété une amnistie limitée pour les responsables de la violence -par la loi sur la concorde civile – et a promis de mettre en œuvre des réformes fondamentales visant à mettre un terme à la violente crise qui secoue le pays depuis 1992.

Aujourd’hui, ces espoirs ont été déçus. Le nombre de civils tués augmente à nouveau; l’amnistie décrétée l’an dernier n’a eu que des effets limités; la loi sur la concorde civile a été perçue par les Islamistes comme une mesure policière plutôt qu’une tentative politique de réconciliation. Dix-huit mois après l’élection de Bouteflika, un sentiment de mécontentement à l’égard de l’action du président grandit au sein de l’élite et des militaires algériens.

En bref, la crise du pays n’est pas finie. Les autorités d’Alger n’ont cherché à résoudre aucune des causes principales de la violence manifestée en 1992 et 1993. Elles n’ont pas accepté la nécessité fondamentale de restructurer et de donner une nouvelle légitimité à l’Etat algérien, d’accepter l’échec de la stratégie d’éradication des Islamistes et d’entamer un processus de dialogue politique avec eux. Aujourd’hui il est nécessaire que les Islamistes s’expriment dans l’arène politique officielle. Les partis politiques légaux doivent participer de manière significative à la vie politique et veiller à ce que des hommes politiques élus répondent du gouvernement et des institutions de l’Etat. Cela permettrait à la vie politique algérienne de repartir sur de nouvelles bases.
Dans ce contexte, il est essentiel de bien définir le rôle des forces armées algériennes dans la vie politique. L’armée, qui continue à se voir comme le garant de la stabilité en Algérie, reste aujourd’hui très impliquée dans les affaires politiques du pays. Revoir le rôle de l’armée dans la politique et la soumettre à un contrôle civil doit être la priorité de tout programme de réforme. Rallier l’armée à la cause du changement reste toutefois le plus urgent et le plus grand défi à relever. Les chances de succès d’une telle entreprise dépendront en grande mesure de la gestion du changement et de la capacité du leadership politique algérien à convaincre les militaires que leurs intérêts fondamentaux ne seront pas lésés.

La résolution définitive de la crise algérienne est un défi intellectuel qui nécessite une nouvelle approche de la part de la communauté internationale et, en particulier, des Etats européens, pour lesquels l’issue de la crise est un enjeu d’importance. Jusqu’à maintenant, l’attitude européenne envers l’Algérie a privilégié le maintien de la stabilité du régime et la répression de la violence par des moyens militaires, sans accorder d’attention aux causes profondes du conflit. L’armée algérienne a été vue comme le meilleur moyen de contrôler la violence, d’éviter une émigration massive et d’éventuels débordements de la violence terroriste en Europe même et de garantir l’approvisionnement de l’Europe en pétrole brut et en gaz naturel. Les Etats européens ont implicitement accepté qu’ils n’avaient aucun rôle à jouer dans la politique algérienne. Cette approche n’a que partiellement réussi. A quelques exceptions près, la violence n’a pas eu de conséquences sur l’Europe et est restée limitée au territoire algérien. Il n’y a pas eu d’arrivée massive de réfugiés algériens, et le pétrole et le gaz ont continué à être acheminés sans interruption. Cependant, comme le démontre ce rapport, la situation demeure extrêmement précaire, et la violence risque de s’intensifier sérieusement à nouveau.

RECOMMANDATIONS

Au Président et au Gouvernement algériens :

1) Etablir un gouvernement de transition, formé des partis politiques qui ont participé aux élections de 1991.

2) Donner une expression politique légitime aux aspirations et sentiments politiques des Islamistes. Cela n’impliquerait pas forcément une nouvelle légalisation du FIS par le gouvernement, mais pourrait signifier la reconnaissance du WAFA, de Talib Ibrahimi, considéré comme le successeur du FIS.

3) Entamer un dialogue public et transparent avec tous les groupes islamiques sous le leadership du WAFA, avec l’aide d’une tierce partie neutre. Il est évident que toute initiative de ce genre devra prendre en compte les accords de Sant’Egidio de 1995.

4) Dissoudre l’Assemblée populaire nationale (APN), les assemblées régionales et municipales, et déterminer un calendrier pour la tenue de nouvelles élections communales, législatives et présidentielles.

5) Etablir un processus de révision constitutionnelle, proposant de nouvelles règles institutionnelles qui assureraient une plus grande transparence et la participation libre de tous les partis. Le rôle de l’armée algérienne en tant que partie intégrante de la structure politique doit également être redéfini.

6) Créer une Commission Vérité et Réconciliation, sur le modèle d’expériences passées, telles qu’au Chili, en Argentine et en Afrique du Sud, qui inclut des observateurs internationaux. Le processus de réconciliation doit prendre en compte les préoccupations des victimes de la violence.

A l’Union Européenne et aux autres acteurs internationaux :

7) Soutenir un dialogue entre le gouvernement algérien et les Islamistes, en offrant un cadre de rencontre et une médiation.

8) Encourager l’Algérie à accepter la Charte de Barcelone, promouvant le partenariat Nord-Sud, la libéralisation de l’économie, la bonne gouvernance et le respect des droits de l’homme, comme condition à son adhésion à l’Initiative du Partenariat Euro-Méditerranéen (connue sous l’appellation de Processus de Barcelone). 9) Soutenir le processus de reconstruction politique de l’Algérie, et particulièrement le développement de la société civile et les mesures visant à mettre fin à la violence.

Alger/Paris/Londres/Bruxelles, 20 octobre 2000

LA CRISE ALGERIENNE N’EST PAS FINIE

I. INTRODUCTION

En avril 1999, une nouvelle ère s’est ouverte dans la longue crise politique algérienne avec l’élection à la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, ministre des affaires étrangères sous le président Boumediene dans les années 70. L’espoir suscité par les élections présidentielles – le président sortant, Liamine Zéroual (2) , ayant déclaré qu’elles seraient libres et transparentes – a été grandement terni par l’annonce de fraudes électorales destinées à garantir la victoire de Bouteflika, le candidat de l’armée et le retrait de six candidats conséquemment à cette annonce. Les premiers signes donnés par le président ont pourtant été encourageants. Après plus de sept ans de conflit civil sanglant – pendant lequel, selon les chiffres officiels, près de 100.000 personnes ont perdu la vie – la violence a diminué. Le président nouvellement élu a décrété une amnistie limitée pour les Islamistes – la loi sur la concorde civile – et a promis d’autres réformes fondamentales visant à mettre fin à la violence. Au cours de ces dernières années, le leadership algérien semble avoir pris conscience que la guerre à outrance de l’armée et les tactiques d’éradication ont eu des résultats limités. Mais dix-huit mois après l’élection de Bouteflika, la loi sur la concorde civile a échoué et on assiste à une nouvelle escalade de la violence.

II. LA CRISE N’EST PAS RESOLUE

A. Regain de violence

La violence augmente de nouveau depuis le début de l’an 2000, même si les récentes hostilités n’atteignent pas l’intensité des massacres perpétrés entre 1992 et 1998 où le nombre des victimes a été en moyenne de 1200 par mois. Les chiffres officiels annoncent environ 300 morts par mois, mais leur nombre réel pourrait être bien plus élevé. L’amnistie a conduit environ 2.000 combattants à déposer les armes et à la dissolution volontaire d’un groupe armé, l’Armée Islamique du Salut (AIS, Jaysh Islamiyya li’l-Inqadh). Mais les groupes armés clandestins qui ont rejeté l’amnistie – des éléments de l’original Groupe Islamique Armé (GIA, Jamiyy’a Islamiyya Muslaha), sous le commandement d’Antar Zouabri et regroupé dans la région de Blida, et un nouveau groupe, le Groupe Salafiyyiste de Daw’a et Djihad (GSDJ, Jamiyy’a Salafiyya li’l-Daw’a wa-‘l Jihad), dirigé par Hassan Hattab et implanté à l’est d’Alger sont accusés d’être responsables de la violence actuelle. Tandis que le GIA continue à perpétrer des massacres contre les civils, le GSDJ cible ses attaques sur les forces de sécurité. Le territoire d’opération de ces groupes est de plus en plus grand, s’étendant jusqu’à la frontière tunisienne à l’est et à la station balnéaire de Tipasa à l’ouest. En dehors des grands centres urbains, où un grand nombre de militaires assure aujourd’hui l’ordre public, la sécurité reste précaire, en partie à cause de la présence de 200.000 miliciens paramilitaires. Ces milices ont été créées au milieu des années 90 pour soutenir les forces de sécurité et sont aujourd’hui sous contrôle local et parfois utilisées à des fins personnelles.

B. Un mécontentement grandissant à l’égard du président

Près de dix-huit mois après son élection, le bilan du président Bouteflika apparaît de plus en plus négatif, notamment aux yeux des généraux qui ont orchestré son accession au pouvoir. Ceux-ci avaient espéré que le président serait capable de réhabiliter l’image des militaires auprès du peuple algérien et de la communauté internationale et de restaurer leur crédibilité sévèrement remise en question au cours des dernières années. Les militaires ont en effet été accusés de passivité, voire de complicité avec les terroristes, après le massacre de plusieurs centaines d’hommes, de femmes et d’enfants en une seule nuit en 1997, cela à proximité d’un quartier de l’armée. De plus en plus de militaires prennent conscience que cette réhabilitation a échoué et rendent responsable le président Bouteflika de cet échec.

Bouteflika, le premier président non militaire à avoir été élu en Algérie, a bénéficié du soutien de l’armée pour accéder à cette fonction. Depuis son élection, il a toutefois cherché à rompre le lien traditionnel entre le pouvoir politique et l’armée et à s’émanciper de la tutelle militaire. Cela n’a pas empêché les militaires d’imposer à Bouteflika leur propre agenda, par exemple en imposant la loi sur la concorde civile. Cette loi selon la Sécurité militaire (SM) devait diviser et donc fragiliser l’opposition islamique.

Bouteflika a également échoué dans deux autres domaines clés : la réforme économique et l’apaisement des tensions politiques et sociales. Des signes clairs de mécontentement sont apparus dans des cercles proches du pouvoir. Par exemple, un récent article du Général Benyellès, retraité mais encore influent, critique sévèrement Bouteflika, et appelle à sa démission et à la tenue de nouvelles élections présidentielles.(3)

Les seuls véritables succès de Bouteflika ont été ses initiatives diplomatiques. L’année dernière, il a contribué à réhabiliter l’image de l’Algérie à l’étranger, grâce à de nombreux voyages, à une campagne de lobbying réussie et à ses efforts reconnus de médiation en tant que président de l’OUA, notamment dans le conflit entre l’Ethiopie et l’Erythrée.

C. Une faible mobilisation internationale

Jusqu’à maintenant, l’attitude européenne envers l’Algérie a donné priorité au maintien de la stabilité du régime et au contrôle de la violence, et a toléré la stratégie brutale du régime dans sa politique d’éradication de la menace islamique. Peu d’attention a été accordée aux causes profondes de la crise, malgré la position officielle sur la nécessité de réformes politiques dans les pays de la rive Sud de la Méditerranée exprimée dans le Processus de Barcelone. Au contraire, l’Europe a gardé ses distances, évitant à tout prix de s’ingérer dans les affaires internes de l’Algérie et d’user de son influence pour trouver des solutions à la crise. En retour, le régime algérien s’est engagé à garantir qu’il n’y aurait pas de migration massive, ni de retombées de la violence en Europe et que celle-ci continuerait à être approvisionnée en hydrocarbures.

Le problème reste que, sans aide et encouragement de l’extérieur, les autorités algériennes seront tentées de croire qu’aucun changement fondamental n’est nécessaire pour résoudre la crise. Or, aujourd’hui, les gouvernements en Europe considèrent que leur attitude passive et la non ingérence des huit dernières années a été payante, et se satisfont de l’apparence de résorption de la crise en Algérie. En l’absence d’une action commune par les pays européens qui viseraient les causes de la crise, le risque reste grand de voir le conflit prendre une forme plus vicieuse et difficile à contenir dans un avenir proche.

D. Catalyseurs de la reprise de la guerre civile

Au moins six aspects de la situation actuelle en Algérie sont des facteurs de reprise de la guerre civile. Si la violence devait atteindre à nouveau le niveau qu’elle avait entre 1992 à 1998, on peut se demander si les méthodes utilisées pendant cette période pour la contrôler seraient encore efficaces. On peut fortement en douter, et c’est la raison pour laquelle les gouvernements européens doivent impérativement prendre la responsabilité de définir une politique susceptible qui ait une chance de restaurer une stabilité et une paix durable. Les six principales sources de préoccupation sont les suivantes :

1. Le status quo politique

L’une des principales causes de la résurgence actuelle de la violence est que les autorités d’Alger n’ont pas réglé le problème qui a déclenché le conflit en 1992 : le statut du mouvement islamiste, dont la victoire imminente aux élections législatives, en décembre 1991, a été bloquée par un coup d’Etat commandité par l’armée en janvier 1992. Derrière ce problème se cache un autre plus fondamental, celui de la restauration de la confiance de la population en l’Etat et ses institutions, qui ne sera possible que si le statu quo politique existant depuis le coup d’Etat de 1992 est remis en question et si un système politique véritablement ouvert et pluraliste est créé. Ces deux questions sont distinctes mais liées.

Il est impératif de donner aux Islamistes des moyens d’expression légitimes sur la scène politique officielle. Il est également nécessaire de donner aux partis politiques légaux l’opportunité de participer de manière significative à la vie politique et de mettre le gouvernement et les institutions de l’Etat sous la responsabilité d’hommes politiques élus. Cela permettrait à la politique algérienne de repartir sur de nouvelles bases. Cela est particulièrement important, non seulement parce qu’il faut rompre avec la longue tradition d’Etat autoritaire en Algérie, mais aussi parce que la brève période de pluralisme et de libéralisation politique entre 1988 et 1991 a nourri l’espoir d’un changement de système.

2. L’opposition entre laïcité et Islam politique

La crise des huit dernières années a accentué l’opposition artificielle entre laïcité et Islam politique, ce qui a profondément affecté la vie politique et intellectuelle du pays. Depuis longtemps, le régime a cherché à exploiter le sentiment islamique arabophone en vue d’affaiblir le lobby réformiste, aidant de cette façon à forger une division entre laïcité et Islam politique.

Les intellectuels, en particulier les intellectuels francophones, accusés de laïcité et de traîtrise à la cause arabe, ont longtemps été définis comme les cibles spécifiques de la violence en Algérie. Plusieurs régimes ont successivement exploité et encouragé cette division, certainement depuis le fameux « Printemps berbère » d’avril 1980, qui avait fait de la question linguistique en Algérie et de la revendication berbère un problème politique et s’est développé en un appel plus général à une plus grande libéralisation politique.

3. L’illusion de la réforme économique

La restructuration et la libéralisation de l’économie algérienne – au-delà de la violence politique qui les a accompagnées – a été un processus extrêmement douloureux. Ce processus n’a d’ailleurs même pas encore produit de résultats capables de convaincre les Algériens de son bien-fondé. Le chômage a augmenté et s’élève officiellement à 28% de la population active, continuant à toucher essentiellement les jeunes (60% de la population est âgée de moins de 30 ans). Plus de 120.000 emplois ont été supprimés en 1998, puis 180.000 en 1999 suite aux réformes économiques. L’inflation a été contrôlée, au prix d’une monnaie sévèrement affaiblie, qui continue à perdre de la valeur par rapport aux monnaies internationales.

Le changement fondamental des structures économiques ne fait que commencer – le programme de privatisation demeure quasiment inexistant, les réformes du secteur financier ne s’étendent pas encore au système banquier, le secteur des échanges reste dominé par des agences d’import-export de prospection de rentes, et l’économie générale est toujours dépendante du revenu du pétrole. Mais les conséquences sociales engendrées par la restructuration économique sont les plus inquiétantes.

La pauvreté aiguë crée les conditions propices à une nouvelle éruption de la violence.

4. Crise sociale

La mauvaise gestion économique et politique a engendré une profonde crise sociale en Algérie. L’offre en matière de logements est gravement insuffisante tant en termes de qualité que de quantité. Au moins deux millions de nouveaux logements sont nécessaires, tandis que ceux existant sont dans de piètres conditions. Les infrastructures sont dans un état lamentable et les services sociaux – essentiellement en raison du programme de restructuration économique et de la violence – ont connu un net déclin, surtout en ce qui concerne l’éducation et la santé. Les services proposés par l’administration municipale sont inadaptés. Toutes ces déficiences, combinées à une grande pauvreté, à l’exclusion politique et à la précarité de la situation de sécurité, nourrissent la colère contre le gouvernement et la tentation de la violence pour ceux qui se sentent exclus et marginalisés.

5. Militarisation de la société

L’escalade de la violence peut aussi être imputée au ralliement massif d’éléments civils aux groupes de sécurité armés. On estime à 500.000 le nombre d’Algériens participant à des activités anti-islamistes de ce genre, incluant des soldats réguliers de l’armée, des agents de police, des miliciens locaux armés et des membres de forces de sécurité privées. La reconversion de ce personnel à la vie civile suppose que l’économie soit capable de les réinsérer. Si l’économie ne peut pas leur offrir d’emplois, il n’est pas exclu que les miliciens trouvent plus profitable de vivre de cet appareil de guerre anti-islamiste et de continuer à avoir recours au racket, et à pratiquer la vengeance et les pressions multiples. Si la concorde civile a fixé les conditions de reconversion des groupes armés qui acceptent de rendre les armes, aucune mesure n’a été envisagée pour démilitariser la société.

6. L’incertitude de la réaction de l’armée

Dans ce contexte, le rôle des forces armées dans la vie politique algérienne s’avère encore plus critique. L’armée, qui continue à se voir comme le garant de la stabilité en Algérie, s’immisce toujours dans les affaires politiques du pays. Revoir le rôle de l’armée dans la politique et la soumettre à un contrôle civil doit être l’objectif central de tout programme de réforme, tandis que rallier l’armée à la cause du changement reste le plus grand défi à relever. Les chances de succès dépendront en grande mesure de la manière dont le changement sera géré dans les années à venir et de la capacité des dirigeants politiques algériens à convaincre les militaires que leurs intérêts fondamentaux ne seront pas lésés. Au fond, l’armée dans le rôle d’arbitre de l’Etat algérien qu’elle s’est elle-même attribuée – un rôle aujourd’hui vidé de son contenu essentiellement en raison du comportement de l’armée depuis 1991 – fait face à un choix:

* Persévérer dans le statu quo : l’armée peut continuer à suivre sa tendance actuelle et tenter d’influencer la politique algérienne, en excluant les tendances qu’elle désapprouve et en encourageant les autres. Cela impliquerait qu’elle contrôle la présidence, sans vraiment pouvoir cacher son rôle derrière une façade constitutionnelle ou une apparence de choix démocratique, que les Algériens eux-mêmes dénomment la « façade démocratique ». Elle deviendrait de plus en plus impopulaire, en raison de sa part de responsabilité dans les actes de violence et de son soutien à des réformes économiques aux conséquences sociales dramatiques. La vision de l’Algérie, tant sur la scène interne que la scène internationale, serait alors celle d’un Etat faible, doté d’une armée incapable de contrôler la violence politique et d’empêcher que le conflit ne s’étende aux pays voisins, le Maroc et la Tunisie.

* Accepter la nécessité du changement: les militaires pourraient admettre qu’une réforme fondamentale de la scène politique est nécessaire, impliquant la fin de la participation directe de l’armée à la vie politique et l’introduction d’un système gouvernemental adapté, constitutionnel, fiable et transparent. Cela signifie que les conditions qui ont existé entre 1988 et 1992, lorsque l’Algérie évoluait vers un système politique ouvert à la participation, seraient à nouveau réunies, tout en tenant compte de la transformation de la société algérienne suite aux huit dernières années de guerre. En particulier, les objectifs et le champ d’une amnistie doivent être reconsidérés. Une telle approche, qui rappelle certaines des hypothèses du processus de Sant’Egidio 4 , permettrait au moins d’éviter une nouvelle flambée de violence, malgré les grands problèmes sociaux et économiques auxquels l’Algérie reste toujours confrontée.

* Une fois de plus, les réformateurs se trouvent face à un noeud de problèmes. La réforme de l’armée est conditionnée au statu quo politique et, en particulier, à l’exclusion des Islamistes du processus politique. Les militaires ont cherché à redéfinir leur identité politique en 1992, en s’opposant aux Islamistes et, en particulier, au FIS. Cependant, la future stabilité de l’Algérie dépend en grande mesure de l’acceptation par les militaires, en tant que réalité politique, de l’opinion populaire représentée par le FIS en 1991 et 1992 et qui reste importante dans l’Algérie d’aujourd’hui, et de leur volonté à lui donner une forme d’expression dans le système politique.

* Il faut également trouver le moyen de régler le problème du ressentiment et de la colère légitimes des centaines de milliers d’Algériens qui ont été victimes de la violence – tant celle du terrorisme islamiste que celle des forces de l’ordre. Répondre à ces attentes, tout en faisant accepter la réforme de l’armée, demeure le défi le plus difficile à relever aujourd’hui.

III. QUE VEULENT LES ISLAMISTES ?

Etant donné que le mouvement islamique représenté par le FIS a été capable en 1991 de se proposer comme alternative au régime politique établi sous le président Chadli Benjedid, il est évident que tout nouveau départ politique devra désormais prendre en compte l’existence et les perspectives du mouvement, même si celui-ci a officiellement été supprimé en Algérie. Le FIS n’est pas pour autant le seul courant politique dominant en dehors du régime, le champ politique comprenant d’autres mouvements et partis qui reflètent la complexité de l’Algérie contemporaine. Toutefois, en raison de la violence des huit dernières années, le FIS représente toujours la principale force d’opposition que tout régime doit reconnaître s’il souhaite construire les fondations d’une vie politique saine. La population algérienne pourrait alors exprimer ses véritables sentiments à l’égard du parti de l’opposition qui, en raison de sa persécution par le régime, a joui d’une légitimité populaire certaine, qu’il n’aurait peut-être pas gardé s’il n’avait pas été poussé à la clandestinité.

La campagne pour l’élection présidentielle d’avril 1998 a ouvert, pour la première fois depuis l’interruption du processus électoral de décembre 1991, la perspective d’une réconciliation entre les Islamistes et le pouvoir militaire. Abdelaziz Bouteflika, candidat officiel du régime et vainqueur par défaut à la présidentielle, a entrepris une énergique campagne en faveur de la réconciliation avec les Islamistes du FIS. Les responsables en exils du parti dissous n’ont pas hésité à qualifier l’élection présidentielle :  » d’un véritable début de solution politique « .5 Certes les conditions de l’élection d’Abdelaziz Bouteflika (abstention des six autres candidats ) ont souligné la faiblesse de sa légitimité et par conséquent sa difficulté à s’affranchir du pouvoir militaire. L’IEFE précise dans un communiqué du 30 avril 1998 que :  » le nouveau président de la République se retrouve à son tour confronté aux mêmes problèmes qui ont fait l’échec de ses prédécesseurs et qui peuvent le conduire au même sort « .

En effet, en 1995, le président Liamine Zéroual avait entrepris une politique de clémence (l’ordonnance n°95-12 du 25 février 1995) en faveur des Islamistes qui avait donné des résultats très limités en raison des réticences de l’état-major militaire. Afin de renforcer son autorité et de parvenir à une réelle réconciliation avec les Islamistes, Abdelaziz Bouteflika a inauguré une nouvelle méthode en faisant usage du référendum :  » j’aurais, dit-il, souvent recours au référendum pour mieux asseoir la souveraineté populaire au détriment de la légitimité révolutionnaire qui était mise en avant jusqu’à maintenant ou jusqu’à un passé récent « . Le référendum sur la concorde civile lui permet de demander directement à ses citoyens de se prononcer sur la  » question des islamistes armés « . Sur le plan international, le nouveau président s’est taillé un habit de chef d’état au dessus des partis, sur le modèle du Général de Gaulle, soucieux de mettre un terme à une décennie de guerre civile.

A. Pourquoi la concorde civile n’a-t-elle pas réussi ?

La continuation de la violence, même si elle connaît un degré inférieur que dans le passé, démontre que la paix civile n’a pas encore été restaurée. Du point de vue des Islamistes on peut considérer que trois facteurs contribuent à expliquer l’échec. Premièrement, la concorde civile n’est pas un projet politique de réconciliation mais un projet policier visant à couvrir sur le plan juridique la violence des protagonistes ; deuxièmement, les Islamistes accusent les militaires d’user de leur pouvoir pour manipuler l’ordre du jour politique et frustrer les efforts déployés en vue d’établir un véritable processus de réconciliation ; enfin, l’échec s’explique par le refus des groupes armés d’Antar Zouabri et de Hassan Hattab de dialoguer et de négocier avec le pouvoir.

1. La concorde civile en tant que mesure policière

L’une des principales critiques émise à l’encontre de la loi sur la concorde civile tient à la priorité donnée à la dimension juridique plutôt que politique et ne représente en aucun cas l’aboutissement d’un long travail, comme celui mené par la commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud. La concorde civile ne cherche pas à identifier les responsabilités dans le drame algérien et à chercher à formuler des perspectives de paix. Elle ne fait qu’énumérer en fait les conditions et les règles de la reddition des Islamistes. Pour le juriste du FIS, Ibrahim Taha , la concorde civile correspond à des mesures policières censées ordonnées la réintégration juridique des Islamistes armés qualifiés indifféremment de  » terroristes, criminels, égarés etc.. « . La mise en place d’une échelle des peines (exonération de poursuites pénales lorsque l’infraction commise n’a pas entraîné mort d’homme ; période de probation de trois à dix ans ouverte à l’exclusion de ceux qui ont commis des massacres collectifs ou utilisé des explosifs dans des lieux publics et à condition que les intéressés en fassent déclaration dans les trois mois ; atténuation des peines pour les autres infractions à l’exclusion du viol etc.). Toutefois lorsque le code pénal prévoit la peine de mort, la concorde civile prévoit une atténuation des peines qui ne peut excéder 20 ans de réclusion pour des crimes de type massacre collectif…

Dans ces conditions, la loi sur la concorde civile n’était pas suffisamment attrayante pour ramener les groupes armés vers la paix. Certes elle a fourni « une couverture politique et juridique  » aux négociations entamées en 1996 entre l’armée et l’Armée Islamique du Salut ( Jaysh Islamiyyia li’l- Inqadh – AIS) et l’armée algérienne. Mais cette dernière avait cessé toutes ses opérations militaires le 1 octobre 1997 et décrétant une  » trêve  » unilatérale et sans condition. La loi sur la concorde civile constituait donc un projet susceptible de rallier les autres formations islamistes dans le camp de la paix.

Force est donc de constater l’échec de ce projet. Bien que les chiffres en la matière soit peu crédibles, les Islamistes qui se seraient rendus dans les conditions de la loi sur la concorde civile afin de bénéficier de  » la période de probation  » avoisineraient les 2000 mais ne constitueraient pas le noyau dur des groupes armés. Seuls les auxiliaires et non les combattants de la guérilla se seraient rendus.

2. L’opacité judiciaire de la loi de concorde civile

L’orientation policière de la loi sur la concorde civile constitue un des obstacles au retour à la paix. En effet comment imaginer la reddition des groupes armés alors même que la prise de décision des peines demeure opaque. Pour Ali Benhajar, émir de la Ligue islamique pour la prédication et le djihad (LIDD) la loi sur la concorde civile :  » n’est pas claire : la loi, elle même exclue ceux qui ont annoncé l’arrêt de l’action armée de leur propre volonté avant la promulgation de la loi (…) dans ce cas la concorde se fait avec qui ? Est-ce avec les membres des groupes d’Antar Zouabri et de Hassan Hattab qui ont proclamé leur refus de la réconciliation et du dialogue ? D’un point de vue objectif, la réconciliation ne peut se faire qu’entre deux parties. Cela signifie que les deux parties font des concessions pour parvenir à la concorde et à l’entente. Mais l’on voit en vérité que cette loi est dictée, une dictée de vainqueur sur un vaincu. Ceux qui ont pris les armes sont devenus des égarés, des criminels, des repentis à qui l’on pardonne tandis que l’autre partie sort comme  » un cheveux de pâte « . ce n’est donc pas une réconciliation, mais un accord sécuritaire. « 

Dans cet « accord sécuritaire », Ali Benhajar remet en question l’arbitraire des juges qui décident qui doit bénéficier de la loi et qui doit en être exclu et cela sans le moindre regard extérieur (commission, observateur, organisation etc.). Dans ces conditions, Ali Benhajar précise que :  » Si le pouvoir se contente de cette loi, l’échec est inévitable qu’il dure six mois ou six ans ».

3. L’absence d’une solution politique

Les commentaires les plus intéressants sur l’incapacité de la loi d’amnistie à offrir une véritable perspective de solution politique à la crise algérienne ont émané des porte-parole mêmes des mouvements islamiques. A cet égard Mourad Dhina, porte-parole de la tendance islamiste regroupé dans le Comité de coordination du FIS (CCFIS), a déclaré, en juillet 2000 :  » la politique dite de concorde civile n’a pas rétabli la paix en Algérie. Le FIS a toujours rejeté cette  » concorde  » car elle ignorait la nature politique de la crise et ne visait qu’à absoudre les généraux et leurs alliés des crimes dont ils se sont rendus coupables. Le rétablissement d’une paix juste et durable est faisable en Algérie. Cette paix ne pourra cependant pas se faire sans les devoirs de mémoire, de vérité et de justice. Nous estimons que M. Bouteflika pourrait avoir un rôle à jouer dans une telle perspective s’il se libère de l’emprise de  » la quinzaine de généraux qui gangrènent l’Algérie ».

Pour cette tendance du FIS, le nouveau président n’a pas l’autorité suffisante pour mener à bien la politique de la concorde civile. Selon Abassi Madani, l’un des grands leaders et fondateurs du FIS, l’échec de concorde civile s’est expliqué par la trahison présidentielle de novembre 1999 :

 » Après qu’il eut promis la réconciliation comme remède et moyen de sortie de la crise, reconnaissant à cette dernière son caractère éminemment politique, et par conséquent, ne pouvant trouver de solution en dehors de son cadre, voilà que cette promesse s’évanouit, le pouvoir mettant en avant la solution sécuritaire, la prônant hier sous couvert du rétablissement de l’ordre, aujourd’hui voulant l’imposer sous couvert de la concorde (…) Bouteflika avait pris l’engagement de faire sortir le pays de la crise par une solution politique, démarche que nous avons cautionnée s’agissant d’arriver à une solution définitive sans léser quelques parties qui soient dans la perspective d’une véritable réconciliation (…) L’entêtement du pouvoir dans son monologue démontre à lui seul sa mauvaise foi et sa non-disponibilité à la solution de la crise, même au prix de l’extermination pure et simple du peuple et de la destruction complète du pays  » (6)

Pour Ali Benhajar la  » solution doit être politique…la solution politique comporte la libération de tous les prisonniers y compris les dirigeants du FIS, l’amnistie générale pour les deux parties sans poursuites. Elle comporte aussi l’ouverture de l’espace d’expression médiatique, de prédication et d’association « .

Dans l’esprit des dirigeants du FIS, la loi sur la concorde civile est un échec et il est révélateur que l’un des responsables historiques du FIS opposé à cette loi, Abdelkader Hachani, ait été assassiné. Pour eux les conditions de la paix ne sont pas remplies dans cette loi. Bien au contraire elle couvre sous un discours de réconciliation une autre politique de guerre légitimée par un référendum.

B. Les conditions des Islamistes pour la paix

1. Instaurer un climat favorable à la réconciliation

Pour Abassi Madani toute politique de réconciliation se doit au préalable d’établir un climat susceptible d’instaurer la confiance :  » les conditions préalables à l’amélioration du climat comme garant et témoin de bonne intention, telle la libération des prisonniers politiques, le retour des personnes enlevées et exilées, la levée de l’état d’urgence  » (lettre 26 novembre 1999). Certes le président Bouteflika avait commencé à instaurer ce climat en libérant 2600 prisonniers au lendemain du référendum mais ce geste est vite apparu insuffisant.

2. Promouvoir une solution politique

Pour les responsables emprisonnés ou en liberté du FIS, la paix passe par une  » véritable solution politique « . Pour eux, cela signifie que le pouvoir militaire doit cesser de négocier des accords secrets militaires avec les groupes armés, qu’il soient de l’AIS ou d’autres groupes pour entreprendre des négociations directes avec les dirigeants du  » parti dissous « . Pour Ali Benhajar, émir de la LIDD :  » Nous affirmons que la solution doit être politique et le pouvoir doit dialoguer avec l’aile politique plutôt que de la contourner « .7 Des arrangements militaires à l’instar de ceux négociés avec l’AIS ne constituent pas une solution à la guerre ainsi pour Abassi Madani :

 » il ne nous est plus possible aujourd’hui d’accepter les manœuvres dilatoires ayant pour enjeu la destinée du peuple, du présent du pays et de son devenir. Tant qu’il ne s’agit pas d’un dialogue sérieux, sur des bases de paix, qui aura pour objectif la réconciliation nationale dans le cadre d’une solution politique, en présence de toutes les parties responsables et de témoins intègres, capables de discernement politique, d’intégrité morale, et de crédit, loin de toute tentative de se jouer de l’autre, dialogue qui réunirait des Algériens et des étrangers, si cela s’avérait nécessaire, comme cela a eu lieu à Evian ou en Irlande, dans un lieu qui réunirait toutes les conditions objectives sur les questions de sécurité. « 

3. La réforme judiciaire en tant que mesure de confiance

Le succès de tout processus de réconciliation dépend de l’existence d’un système judiciaire impartial, indépendant et non subordonné au libre arbitre du régime. Sous la constitution de février 1989, le système judiciaire s’est transformé d’une « fonction judiciaire servant la révolution socialiste » en un régime autonome qui pourrait donc contribuer efficacement à l’établissement d’un Etat de droit pour la première fois dans la vie politique et constitutionnelle de l’Algérie. Cependant, le système légal a en réalité continué d’être un instrument sous le contrôle de l’exécutif et un élément du dispositif de répression utilisé pour contrer la crise politique et la violence. Il a même occasionnellement servi pour des règlements de compte au sein même du régime.

Depuis son arrivée au pouvoir, le président Bouteflika s’est lui-même plaint du système judiciaire. En janvier 2000, le président a créé une « Commission Nationale pour la Réforme judiciaire », chargée d’examiner l’ensemble du système et de recommander des réformes. Ses résultats ont été publiés dans un rapport soumis au président en juin 2000. Au début du mois d’août 2000, plusieurs juges ont été démis de leurs fonctions pour « corruption ». Il demeure incertain que cela ait correspondu à une véritable détermination de restaurer l’autorité morale du système légal ou s’il s’agissait de simplement regagner la confiance de l’opinion publique.

De son côté, le ministre de la justice, Ahmed Ouyahia, a promis de nouvelles mesures, notamment sur la limitation de la détention préventive, le contrôle judiciaire de la police et l’amélioration des conditions d’incarcération, qu’il voit comme le prélude à une réforme judiciaire de fond.

C. Un nouveau parti islamiste ?

La loi sur la concorde civile n’est pas parvenue à répondre aux conditions des Islamistes décrites ci-dessus. La stratégie actuelle du régime, reposant sur la dissolution du FIS et l’éradication de sa mémoire en le remplaçant par les partis islamiques modérés déjà formés, a montré ses limites. De même, les négociations secrètes entre l’armée et les groupes islamiques, cherchant à diviser le mouvement de guérilla comme moyen de mettre terme à la violence, ont échoué.

Il serait temps, huit ans et demi après la dissolution du FIS, de réfléchir à l’hypothèse de la création d’un nouveau parti politique islamiste susceptible de regrouper les dirigeants de l’ancien parti afin d’entreprendre de véritables négociations avec le pouvoir. Une telle entreprise constituerait un gage sérieux dans le cadre d’une politique de réconciliation.

La question de la paix en Algérie demeure avant tout de nature politique et les conditions de son retour ne peuvent s’établir que si la politique du régime à l’égard des Islamistes change radicalement d’orientation. Le régime a échoué à éliminer les Islamistes, il faut donc trouver une façon de garantir leur réintégration. Le conflit est né de la dissolution du FIS et la paix ne peut donc être établie tant que ce parti ou une formation proche ne rejoindra pas la scène politique. Il s’agit pour le régime d’établir les conditions dans lesquelles un parti qui ne défend pas la démocratie en tant qu’idéal peut être admis. La décennie qui vient de s’écouler a démontré que le prix à payer en termes de vies humaines pour avoir exclu le FIS de la vie politique a atteint un seuil inacceptable.

IV. POURQUOI L’ARMEE N’A PAS REUSSI A FAIRE LA PAIX

L’Etat ayant prouvé son incapacité à résoudre la crise politique au début des années 90, l’armée algérienne, intimement associée à l’exercice du pouvoir depuis la fin de la guerre d’indépendance, a renversé le régime en place par un coup d’Etat en 1992. Par cette intervention directe dans le champ politique, l’armée a menacé son propre statut dans la vie politique algérienne. Elle a en effet toujours exercé son influence de manière indirecte et discrète sur le gouvernement, excepté au cours d’une courte période de 1989 à 1991. Toutefois, depuis huit ans, le soutien du la classe politique à l’armée a considérablement diminué, entraînant l’aliénation de l’ensemble de la population, et donc la fin de l’accord implicite sur le rôle de l’armée pendant la période d’indépendance post révolutionnaire.

A. Une structure de moins en moins homogène

L’armée est de moins en moins perçue comme une structure homogène et monolithique. Malgré un consensus sur les intérêts du corps de l’armée, il existe plusieurs lignes de clivage en son sein :

1. Rivalités historiques

La première ligne de clivage divise les officiers qui se sont ralliés à la guerre d’indépendance en 1954, et qui se perçoivent comme les authentiques et légitimes garants du nationalisme algérien, et les officiers qui ont rejoint le mouvement de libération dans son ultime phase, alors que la victoire de l’ALN était déjà assurée. Nombreux de ces officiers étaient déserteurs de l’armée française et désignés par l’acronyme DAF, Déserteur de l’Armée française.

2. La différence de générations

La deuxième ligne de clivage sépare la génération d’officiers qui ont directement participé au mouvement de libération, de la génération suivante. Cette dernière, trop jeune pour avoir combattu l’armée française, a été formée pour la plupart dans des écoles militaires à l’étranger, dans des pays du bloc soviétique ou ailleurs dans le monde arabe. Ces deux groupes ont une perception différente du rôle de l’armée dans la société et de ses responsabilités politiques. L’ancienne génération de la Guerre de Libération voit l’armée comme le garant de la nation algérienne et de l’Etat. La génération suivante, ayant reçu une formation spécialisée dans des écoles militaires occidentales, voit l’armée comme un corps professionnel et technique, dont la mission est de protéger la souveraineté territoriale de l’Etat contre d’éventuelles agressions extérieures.

3. Les divisions régionales

La troisième division est régionale. Le territoire algérien étant immense et, jusque récemment, essentiellement rural, les affinités régionales, voire tribales, ne doivent pas être sous-estimées. Les officiers originaires de l’Est du pays ayant déclenché l’insurrection de 1954 estiment être les dépositaires de la légitimité historique contrairement à leurs camarades de l’Ouest du pays.

4. Les groupes d’affaires

Les groupes d’affaires et le partage des bénéfices de la corruption délimitent les différents « territoires » exploités par certains généraux et clans. Cela est particulièrement évident dans plusieurs secteurs de l’économie de rente, comme celui des hydrocarbures.

5. Les divergences entre différents services

Il semble que les différences d’appréciation au sein de la direction militaire méritent aujourd’hui plus d’attention. L’Etat major et la Sécurité militaire (SM) qui ont chacun des missions n’utilisent pas les mêmes méthodes pour lutter contre le terrorisme. La SM reste le bras armé du régime qui lui assure des moyens considérables pour fonctionner. Elle a en retour à justifier cette confiance en évitant toute forme de déstabilisation d’où qu’elle vienne y compris de l’intérieur du système. Son influence et ses agents sont présents dans tous les secteurs de la société, des usines, aux partis politiques en passant par les médias. Les officiers supérieurs de la SM ont pour la plupart été formés à l’étranger, en France ou dans les services secrets du bloc communiste. En théorie, la SM est censée être rattachée à l’Etat major ; en réalité les deux institutions sont en concurrence.

L’Etat major et la SM ont eu, dans la période récente, une analyse succesivement convergente et divergente de la situation et de la réponse à y apporter. Au début du conflit, en 1993, les deux parties se sont entendues sur la stratégie de guerre à suivre face aux Islamistes du FIS, vainqueurs des élections législatives de 1991. En 1995 l’opposition réunie à Rome sous les auspices de la communauté de Sant’Egidio parvient à un accord appelé  » plate-forme de Rome « , les propositions qui y sont contenues sont formellement rejetées par les autorités algériennes. Mais après l’élection de Liamine Zéroual, qui a fait campagne sur le thème de la paix, la SM et l’Etat major entreprennent deux démarches différentes. Le plus proche conseiller du président, le général à la retraite Mohamed Betchine, prend contact avec des représentants du FIS en vue d’entamer des négociations. Simultanément, le général Smaïn Lamari de la SM se déplace secrètement au maquis et ouvre des négociations avec les principaux leaders de l’AIS, qui débouchent sur la proclamation du cessez-le- feu unilatéral par l’AIS en octobre 1997. Cette lutte non déclarée entre les deux groupes a mené à la démission du président Zéroual suite à une longue campagne de dénigrement dans la presse contre son conseiller Betchine. Autrement dit, la démission du président marquait une victoire de la SM sur l’Etat major. Le départ précipité du président Zéroual ayant créé un vide politique, les différentes factions militaires ont du trouver une solution en faisant appel à Abdelaziz Bouteflika.

6. Des perceptions opposées de la crise algérienne

Avec l’aggravation du conflit civil et l’intensification de la violence, les perceptions du conflit sont devenues de plus en plus partisanes. Bientôt la société s’est divisée entre les « éradicateurs » qui voulaient réprimer et éliminer la guérilla islamique armée et les « réconciliateurs » qui voyaient le dialogue et un compromis avec les Islamistes comme une condition essentielle pour arriver à une solution politique.

Au cours des dernières années, il y a eu une lutte d’influence au sein de l’armée entre ces deux groupes. La tendance des réconciliateurs a pris de plus en plus d’importance au sein de la structure militaire, ceci pour une double raison. Tout d’abord, l’armée est maintenant dans une position de supériorité militaire et peut en tirer avantage dans les négociations avec les Islamistes. Ensuite, sa crédibilité nationale et internationale a été sévèrement minée par les accusations de complicité dans des massacres et par le coût énorme du conflit civil en vies humaines et en matériel. Ce coût est devenu de plus en plus difficile à supporter politiquement et socialement, sur le court et moyen terme.

La faction opposante des « éradicateurs » est conduite par le chef de la SM, le général Médiène dit  » Toufik « , dont la stratégie est de diviser les groupes islamiques afin d’affaiblir voire de casser leur structure de commandement. La stratégie est de négocier un cessez-le-feu avec l’AIS, pour tenter de fragmenter le mouvement islamique de plusieurs manières: en isolant l’aile politique (FIS) de l’aile militaire, en jouant sur les nombreuses et complexes relations internes au mouvement islamique ; en amplifiant la propagande internationale et locale sur les massacres perpétrés par les Islamistes en 1997 ; en s’infiltrant dans les différents mouvements et en essayant de les déstabiliser par le biais de massacres pouvant être attribués à des groupes rivaux.

B. Les échecs du passé, l’incertitude de l’avenir

Jusqu’à présent, l’armée a réussi à contenir militairement le conflit civil qui a persisté avec divers niveaux d’intensité depuis 1992, mais elle ne peut se vanter que d’un succès temporaire. Il n’est pas sûr qu’elle dispose de ressources suffisantes en termes de personnel, d’imagination, et enfin de soutien populaire pour faire front à une résurgence de la crise. L’armée ne peut plus non plus compter sur les institutions politiques de l’Etat pour l’aider à combattre son impopularité. Dans ce contexte, sans qu’une structure solide de l’Etat puisse soutenir ses initiatives et sans soutien de l’élite pour ses stratégies, le commandement de l’armée se trouve isolé et à court de suggestions pour gérer une éventuelle crise. L’armée refuse toujours d’accepter comme interlocuteur les Islamistes pour qu’ils participent à la résolution de la crise qui dure maintenant depuis 10 ans. Cette attitude découle du refus de l’armée de qualifier la récente crise comme une guerre civile où différentes visions de la politique algérienne s’opposent. Au contraire, elle a préféré concevoir la violence comme une attaque contre une structure d’Etat légitime, dont elle reste le gardien incontesté.

En raison de son isolement croissant vis-à-vis de l’élite politique algérienne, si l’armée cherche à contrôler le comportement de l’administration, elle sera contrainte d’intervenir de plus en plus dans l’exercice de l’autorité civile. Par ailleurs, si l’on considère le moyen par lequel le chef de cette autorité, le président, est arrivé au pouvoir, à savoir par la manipulation frauduleuse du vote populaire, il devient clair que l’administration ne pourra échapper à la tutelle de l’armée. Or les tactiques de l’armée, véritablement répressives, contribuent aussi à ôter toute légitimité à cette image de l’armée en tant qu’incarnation légitime de l’Etat algérien. Cela, en retour, rendra difficile pour les militaires de contrôler toute situation politique. En somme, si la guerre civile devait reprendre, il n’est pas sûr que l’armée pourra contrôler une situation d’insécurité et de violence urbaine, aggravée par les conséquences sociales et environnementales d’un changement économique radical.

Depuis la décolonisation, le rôle spécifique de l’armée dans la vie politique algérienne a reposé sur un contrat tacite selon lequel elle incarnait les aspirations de la population au sein des institutions de l’Etat. Au lendemain de l’indépendance, elle s’est assurée le double rôle de moteur de l’Etat et de source de sa légitimité, parce qu’elle était la seule institution capable de mobiliser et d’intégrer les mouvements de guérilla indépendantistes. L’armée a donc voulu gérer les changements radicaux qui s’opéraient au sein de la structure du pouvoir, comme ceux qui sont survenus en 1962 et 1965, tandis qu’elle bénéficiait en même temps du charisme national et international de Boumediène. Mais pendant les années 80, son influence a commencé à s’effriter; après les émeutes de 1988 où elle a restauré l’ordre de manière très brutale, elle a perdu le soutien de la population. On peut donc interpréter les actions menées depuis 1988 par le commandement de l’armée, y compris sa décision de renoncer à un rôle politique actif en 1989, comme une volonté de rétablir son rôle de relais et de garant des institutions.

L’armée a pourtant échoué à réhabiliter son image, malgré sa supériorité militaire dans la guerre civile de 1992 à 1998. Cet échec a été mis en évidence par son incapacité à reconnaître la signification politique du FIS entre 1989 et 1992, en grande partie parce que le FIS était devenu son concurrent en termes de popularité. En réalité, il existait d’autres concurrents, y compris parmi des partis politiques établis, tels que celui d’Hocine Aït Ahmed du Front des Forces Socialistes (FFS). La réponse de l’armée au FIS – encouragée par la présidence de Chadli Bendjedid pour contrer les effets du pluralisme politique -, a été d’abord d’arrêter ses principaux dirigeants en juin 1991, puis d’annuler les élections. Paradoxalement cette attitude répressive a mis le FIS dans une position dominante sur la scène politique algérienne, exagérant son importance réelle et lui prêtant une légitimité dont il n’aurait certainement pas pu bénéficier dans d’autres conditions.

L’intervention militaire pour empêcher la victoire du FIS aux élections législatives de décembre 1991 – malgré le fait que la proportion des votes remportés par le FIS ait en réalité chuté en comparaison à celles obtenue lors du scrutin municipale six mois auparavant et que seulement un quart de l’électorat ait voté pour lui – a également empêché les Algériens de donner une nouvelle légitimité à leur système politique après les émeutes d’octobre 1988. En effet, depuis 1992, l’armée a systématiquement empêché l’émergence de tout nouveau système de légitimation dans la fabrication duquel elle n’était pas impliquée. Dès lors, l’initiative de Sant’Egidio de janvier 1995, qui a amené les partis politiques légaux à conclure un accord avec le FIS, alors banni d’Algérie, pour assurer le retour à un gouvernement constitutionnel et à la paix civile, a été accueillie par l’armée avec hostilité et l’a poussé à mettre en œuvre son propre projet. Celui-ci prévoyait les élections présidentielles de novembre 1995, la nouvelle constitution de 1996 et les élections législatives et municipales de 1997. Ces initiatives ont été assez impopulaires et peu convaincantes; la scène politique algérienne continue à être fragmentée par la violence et il existe toujours un fossé entre le régime soutenu par l’armée et les aspirations politiques de la population. La situation a même empiré lorsque l’armée a imposé la réforme économique, surtout en réponse à la demande des gouvernements européens, à la fois pour résoudre la crise de la dette extérieure algérienne des années 80 et pour rechercher l’aide européenne par le biais du Processus de Barcelone dans les années 90.

Aujourd’hui la structure du commandement de l’armée donne l’impression qu’elle est à court d’options et d’inspiration. Les tensions entre la présidence et l’armée semblent démontrer que les généraux regrettent leur décision d’avoir porté Abdelaziz Bouteflika au pouvoir, tandis que le président cherche de son côté à échapper à leur tutelle. En même temps, les commandants de l’armée réalisent qu’ils vont devoir tolérer sa présence. En effet le manque de crédibilité des institutions de l’Etat est telle qu’il est impossible de prévoir son départ de la présidence ou son remplacement par des voies constitutionnelles. En outre, l’armée elle-même se détourne de plus en plus de son rôle de défense de l’Etat et joue un rôle de plus en plus policier pour restaurer la sécurité intérieure. Pourtant l’armée a aussi besoin d’un système d’Etat viable pour concentrer ses ressources sur la modernisation du corps militaire moderne et la défense nationale. Son manque de vision pour la future Algérie, et son implication dans la gestion au jour le jour de problèmes de contrôle politique et de sécurité intérieure, la renforce dans un rôle essentiellement réactif à un moment où il est urgent pour elle de renouveler ses stratégies. Le corps des officiers est divisé sur l’avenir politique du pays. En particulier, les divergences entre les sous-officiers et les officiers supérieurs contribuent à la paralysie grandissante de la vision stratégique. En outre, l’exercice arbitraire du pouvoir, sans que jamais les responsabilités individuelles ne soient identifiées, a porté préjudice à l’intégrité du corps des officiers, tandis que les visions concurrentes de l’avenir de l’Algérie ont miné la cohérence des relations de l’armée avec le gouvernement et la société.

C. Perte de confiance en le président

Lorsque les dirigeants militaires algériens ont décidé de soutenir la candidature d’Abdelaziz Bouteflika aux élections présidentielles d’avril 1999, ils n’imaginaient pas qu’ils regretteraient leur choix si rapidement. Ils savaient pourtant pertinemment ce qui les attendait. M. Bouteflika avait pris un temps certain à négocier son retour et ses choix politiques et économiques étaient bien connus.

Le retrait de six candidats de l’opposition avant le premier tour des élections présidentielles a porté un sérieux coup à la légitimité potentielle d’Abdelaziz Bouteflika en tant que président, avant même qu’il ne prête serment. A peine arrivé à la présidence, il a cherché à compenser son isolement national en exploitant les médias, particulièrement les médias étrangers. Il a donné d’innombrables interviews au cours desquelles il a constamment répété que l’armée et lui acceptaient la division de leurs tâches respectives. Pendant les six premiers mois de sa présidence (d’avril 1999 à octobre 1999), cette entente a semblé se maintenir et pratiquement aucun problème n’a surgi dans ses relations avec l’armée. Inévitablement, la formation d’un nouveau gouvernement a impliqué de difficiles négociations, mais personne ne s’attendait à ce qu’elles soient menées sans désaccord ; de plus un consensus a finalement été obtenu.

Les relations entre le président et l’armée ont commencé à se détériorer lorsque le président a perdu sa retenue diplomatique et a formulé des attaques publiques contre le Maroc et la Tunisie. Elles ont empiré fin 1999, lorsqu’il a déclaré que l’assassinat d’Abdelkader Hachani, le seul leader islamique en liberté dont la personnalité charismatique était respectée par les militants du FIS 8 – était une attaque contre son projet d’amnistie de loi sur la concorde civile. Cette déclaration a été interprétée comme une attaque indirecte contre le leadership de l’armée.

Pour d’autres raisons, le mécontentement envers le président avait en même temps grandi parmi les commandants de l’armée. Malgré ses promesses, le président Bouteflika a été incapable d’attirer d’importants investissements des pays du Golfe, sur lesquels il comptait pour essayer de relancer l’économie alors sinistrée. Ses fréquents voyages à l’étranger et le battage des médias autour de ces déplacements sont de moins en moins retransmis en Algérie; les nouvelles manifestations de la violence au début du Ramadan en 2000 ont révélé l’échec de sa mesure de concorde civile. Au début du printemps 2000, la presse algérienne, cherchant parmi les rares informations dont elle disposait, est arrivée à la conclusion que l’armée voulait remplacer Bouteflika. Moins d’un an après son élection, « Boutef », comme on l’appelle à Alger, se terrait en effet dans l’imposante résidence présidentielle d’El-Mouradia à Alger. De nombreux membres de l’armée pensaient déjà qu’il avait gâché les atouts avec lesquels il avait commencé sa présidence.

La presse écrite a joué un rôle important dans la mobilisation de l’opinion hostile à Bouteflika. La presse le considère comme incapable de faire front à la crise algérienne et le décrit souvent comme un mégalomane à la personnalité inconstante. Le président Bouteflika préfère donc la télévision aux autres médias et a nommé l’un de ses amis, Habib Chawki Hamraoui, responsable des programmes de la chaîne publique. Il y est intervenu tant de fois qu’elle est ironiquement appelée « Canal Boutef ». Il n’a jamais essayé de changer l’attitude de la presse et des journalistes à son égard, voyant avec mépris ceux qu’il a l’habitude d’appeler « les mercenaires de la plume ».

A la différence d’autres hommes d’Etat l’ayant précédé, comme le président Zéroual, Bouteflika n’a jamais exploité le rôle potentiel de la presse comme soutien à la propagande pro-régime. Le général Betchine, par exemple, l’éminence grise de l’ancien président Zéroual, aujourd’hui à la retraite, avait très tôt, alors qu’il était conseiller de la présidence, su peser l’importance de la parole écrite, créant plusieurs journaux qui soutenaient aveuglément la politique de leur propriétaire. Mais, heureusement pour le président Bouteflika, la presse le critique, mais n’ose pas aller trop loin. Les propriétaires, les éditeurs et les journalistes savent que les militaires algériens recourent à la critique, la manipulation et l’intimidation. Ils ont, après tout, fait une loi sur la presse qui autorisent les juges à emprisonner des journalistes pour suspicion de détention d’informations liées à des questions de sécurité.

D. Signes de changement

Après l’élection de Liamine Zéroual à la présidence en 1995, les officiers supérieurs ont décidé de lui remettre un document sur leur vision du rôle régional et méditerranéen de l’Algérie, après l’effondrement de l’Union soviétique. Une partie de cette étude, menée par les plus compétents experts de l’armée, comportait des recommandations pour résoudre la question du Sahara occidental. Les auteurs, faisant référence au cas catalan dans leur argumentation détaillée, ont suggéré de trouver une solution avec le Maroc accordant l’autonomie au Front Polisario. Cette étude suggérait également que les forces armées présentes sur le territoire algérien soient complètement réorganisées et redéployées. Certains officiers ont même défendu la thèse selon laquelle les menaces contemporaines ne venaient plus du voisin marocain mais des conséquences de la globalisation économique, et qu’il fallait que l’Algérie repense sa défense en termes économiques et industriels, autant que militaires.

Ce rapport confidentiel n’a jamais été rendu public, en raison des tensions internes existant au sein de l’armée et de l’état critique de l’ensemble de la situation politique. Les sources que ICG a pu obtenir permettent cependant de clarifier certaines des tendances actuelles de la stratégie de l’armée, même si l’on ne peut pas en tirer de conclusions formelles. Cela est particulièrement important dans le contexte du Moyen-Orient et des relations avec les Etats-Unis, domaines dans lesquels la présidence a essayé de prendre une position dominante, mais s’est trouvé en compétition avec l’armée qui a sa propre politique. Suite à cette révision d’orientation, l’Algérie a maintenant rejoint le dialogue méditerranéen de l’OTAN et s’est préparée à admettre certaines des réalités politiques de la Méditerranée orientale, même si le président Bouteflika, qui voit la politique étrangère comme une affaire personnelle, n’est pas forcément d’accord.

L’évolution de la position des militaires à l’égard du conflit israélo-arabe a été particulièrement intéressante. En octobre 1999, la presse publiait la nouvelle de la visite d’une importante délégation israélienne, regroupant des personnalités militaires, des économistes, des hommes d’affaires et plusieurs représentants du Mossad (les services de renseignements extérieurs d’Israël). La position diplomatique algérienne est restée inchangée vis à vis d’Israel. l’Algérie n’établira pas de relations diplomatiques avec Israël tant qu’un accord avec les Palestiniens n’aura pas été conclu sur leur statut final. l’Algérie et la Libye sont les deux seuls pays du Maghreb qui refusent officiellement tout contact public avec Israël, bien qu’ils soient à la périphérie du conflit israélo-arabe. Néanmoins, les contacts avec des représentants des communautés juives en Europe ont augmenté ces derniers temps. A l’automne 1999, l’ambassadeur d’Algérie à Paris a dîné pour la première fois avec le président du Conseil représentatif des institutions juives de France, le CRIF, qui regroupe les diverses organisations juives en France.

Plusieurs officiers supérieurs formés en Europe tentent de limiter l’influence grandissante des Américains et travaillent à resserrer les liens avec le vieux continent, notamment dans des institutions telles que l’UEO, et à titre d’observateur à l’OTAN, à l’instar des forces armées marocaines. Ce changement dans la doctrine algérienne témoigne d’une volonté de participer au pacte de stabilité en Méditerranée.

L’influence qu’exerce l’armée montre à quel point elle façonne la vie politique du pays et révèle l’importance de son rôle. Elle est de facto un partenaire incontournable dans toute résolution politique visant à établir la stabilité et la paix.

E. L’Avenir

Un nouveau courant se fait sentir au sein de l’armée, surtout influencé par la jeune génération qui n’a pas connu la guerre de libération. Ces officiers sont conscients du fait que la mondialisation exige une connaissance fine de la politique internationale et de la haute technologie, plutôt que la force militaire.

D’un point de vue des militaires, il est clair que la soumission des autorités militaires aux autorités civiles ne pourra s’opérer sans compensation, c’est-à-dire sans amnistie pour la corruption et la répression du passé et sans le maintien des privilèges de la caste militaire, incluant logement, pensions et passeports diplomatiques. Des conditions financières avantageuses devront certainement être offertes pour que les officiers acceptent ce nouveau rôle ou qu’ils acceptent de prendre leur retraite.(9)

Les jeunes officiers, qui vont assumer des fonctions de leadership dans les années à venir, ont évolué dans des circonstances bien différentes et ont leurs propres idées sur le futur du pays et sa place dans le monde. A cet égard, des changements devront tôt ou tard s’opérer au sein de la structure militaire même. L’armée algérienne a l’habitude de prendre des décisions après de longs débats à huis clos. Ce processus a permis, dans le passé, de venir pacifiquement à bout des divergences entre militaires et a également assuré la survie de l’armée en tant que corps dans la vie nationale.

V. L’ECONOMIE DE RENTE EN TANT QUE FACTEUR DE PERPETUATION DE LA GUERRE

En 1993, le régime était confronté à une grave crise financière, tandis que les groupes islamiques progressaient militairement sur le terrain. L’année suivante, grâce à un programme de restructuration du FMI, le régime a pu redresser la situation au prix de profonds bouleversements économiques et sociaux entre 1994 et 1998. D’un point de vue macro-économique, le FMI considère aujourd’hui l’Algérie comme un exemple assez réussi de réajustement économique. Ce jugement ne prend toutefois pas en compte l’échec des mesures économiques du gouvernement visant à revoir le rôle dominant joué par l’élite militaire ou à remédier aux problèmes sociaux.

A. L’économie de rente et la structure du pouvoir militaire

Deux facteurs ont empêché les militaires de s’engager pleinement dans un processus de paix : d’une part, les Islamistes ne représentent plus une sérieuse menace pour les intérêts de l’armée; d’autre part, les grandes recettes enregistrées par l’industrie des hydrocarbures assurent la survie de l’armée en tant qu’institution. Depuis le début des années 90, l’Algérie a mis l’accent sur le développement du secteur pétrolier et gazier en agrandissant la participation d’entreprises étrangères afin d’accélérer la croissance, d’équilibrer son budget et de conserver une balance commerciale saine. Le pétrole, le gaz et les produits raffinés représentent 97% des recettes des exportations. A l’exception d’une année, la balance commerciale a été en excédent pendant toute la dernière décennie, ce qui a permis à l’Algérie d’amasser d’importantes réserves en devises étrangères, suffisamment, selon l’ancien premier ministre Ahmed Ouyahia, pour soutenir le remboursement de la dette pour les années à venir. En effet, bien que le bas prix du pétrole n’ait permis de comptabiliser que 10 milliards de dollars en 1998, au lieu des 13-15 milliards escomptés, l’actuelle balance commerciale présente toujours un excédent d’un milliard de dollars.

D’un point de vue macro-économique, l’aspect général de l’économie algérienne, mis à part les problèmes causés par la persistance de la violence et la grande dépendance sur les forces de sécurité pour maintenir l’ordre public, démontre que les réformes et les processus de restructuration introduits par le FMI en 1994 ont été relativement satisfaisants. L’Algérie présente aujourd’hui les éléments fondamentaux d’une économie de marché libéralisée ; un marché financier intérieur a été établi en vue d’attirer des investisseurs privés et une structure légale a été mise en place pour accueillir les investissements. L’Etat s’efface petit à petit de l’économie, tout au moins en ce qui concerne les secteurs non pétroliers tandis que le secteur externe en termes d’échanges et de régimes du change s’est amplement libéralisé. Seul le secteur fiscal suscite de grandes préoccupations.

La situation n’est en vérité pas si rose. Des problèmes structurels continuent à faire obstacle au développement d’une économie de marché viable et compétitive. L’influence des officiers supérieurs sur l’économie est énorme, si l’on considère que les réformes économiques les plus pressantes dépendent de leur approbation. L’économie souffre d’un manque de transparence et de fiabilité, ce qui nuit aux investissements étrangers et nationaux ainsi qu’aux affaires. Il est par exemple difficilement crédible qu’il existe 27.000 agences d’import-export en Algérie (un chiffre récemment rapporté dans la presse européenne par un commentateur respecté), toutes essentiellement vouées aux importations, étant capables de trouver des affaires légitimes dans lesquelles s’engager. Le système judiciaire et administratif n’est pas non plus suffisamment objectif pour convaincre les investisseurs privés qu’ils vont bénéficier d’un climat stable et financièrement viable, deux conditions pourtant indispensables avant tout investissement privé dans le secteur non pétrolier.

B. La progression des réformes économiques

Le FMI a signalé cinq domaines dans lesquels des progrès significatifs doivent être effectués si l’Algérie veut construire une économie solide et stable, capable d’intégrer l’économie mondiale et de produire d’importants bénéfices pour la population algérienne. Les cinq domaines en question sont : le régime des prix nationaux, les entreprises d’Etat ; le secteur financier ; le secteur externe ; et la politique fiscale.

1. La réforme des prix

Le contrôle des prix a été d’une manière générale supprimé en Algérie en 1996 et les subventions ont été coupées en janvier 1996 pour les produits alimentaires et fin 1997 pour les produits issus de l’énergie.

2. Les entreprises d’Etat

Le programme de réforme des entreprises publiques s’est adressé à 400 grandes entreprises et à 1300 PME, souffrant toutes d’une faible productivité, de matériel obsolète, d’une gestion inefficace et d’un excédent de personnel. L’ensemble de ces entreprises employait deux tiers de la main-d’œuvre industrielle et un tiers de la main-d’œuvre du secteur du bâtiment. Ce programme a aussi contribué à la création de nouveaux holdings du secteur public, destinés à assurer des retours de bénéfices, à fermer ou réduire la taille des entreprises déficitaires et à préparer le secteur à la privatisation. Le processus de restructuration a toutefois été retardé par des facteurs sociaux et politiques. Il s’est plus tard heurté à l’inexistence d’un marché de capitaux financiers convenablement développé – la Bourse a seulement commencé à fonctionner en 1999 et les cinq banques commerciales qui étaient autorisées à engager de l’argent sur le marché monétaire étaient également soumises à une restructuration.

3. Le secteur financier

Le secteur financier n’a jamais été puissant, car jusqu’à la fin des années 80, il n’a guère été plus qu’un instrument réservé aux investissements du secteur public. En 1998, le secteur banquier est devenu suffisamment fiable pour qu’au moins trois groupes étrangers y prêtent attention et intérêt. Au cours de cette même année, trois nouvelles banques regroupant des partenaires français et arabes ont également été autorisées à l’intégrer. Cette évolution a reflété une nouvelle confiance chez les investisseurs nationaux, facteur que le marché financier intérieur qui a commencé à opérer en 1999 allait dynamiser.

4. Le secteur externe

Le secteur externe a été, sous plusieurs aspects, le moins touché par les réformes d’après 1989, notamment en raison du problème du remboursement de la dette. Les réformes postérieures à 1994 inspirées du FMI ont donc été particulièrement importantes et, avant fin 1995, toutes les restrictions liées aux échanges internationaux ont été levées. L’entreprise pétrolière nationale, Sonatrach, qui reçoit le plus de devises étrangères, domine les échanges internationaux. Suite à ses activités, les réserves en devises étrangères de l’Etat s’élevaient fin 1998 à 7,4 milliards de dollars américains – montant suffisant pour que les autorités décident d’ignorer les recommandations du FMI en mai 1998 de renouveler l’emprunt au FMI, sur le critère que l’Algérie ne pourrait payer les intérêts de sa dette sans un nouvel échelonnement. Au début de l’an 2000, cependant, elles sont tombées à 5,4 milliards en raison des bas prix du pétrole et du service de la dette. Elles remontent actuellement, du fait de la montée des prix du baril.

5. La politique financière

Le FMI a insisté sur le fait que ni le budget, ni le déficit actuel ne devaient excéder 3% du PNB. En résultat, le déficit budgétaire est passé de 8,7% à 1,4% du PNB en 1995. Les revenus du pétrole sont sans aucun doute cruciaux pour la santé financière, la baisse des prix du pétrole des dernières années s’étant lourdement répercutée sur la balance budgétaire. L’Algérie a besoin d’avoir un excédent budgétaire, en partie pour se prémunir de la volatilité des prix du pétrole, pour pouvoir construire une économie moins dépendante de ce secteur et finalement pour rembourser sa dette. Elle doit aussi tenter de résoudre la crise du logement et aider le secteur privé à se préparer au défi de la globalisation et à son environnement régional dont le secteur pétrolier reste un des moyens déterminants.

C. Le secteur des hydrocarbures

La croissance régulière du secteur du pétrole depuis 1990 ainsi que la capacité de production sont passées de 755.000 barils par jour (b/j) en 1994, a 850.000 b/j en 1997, avant de redescendre en 2000 à 811.000 b/j suite à la réduction des quotes-parts de l’OPEP. Or, en incluant l’ajout des gaz liquides naturels (145,000 b/j) et condensés (430.000 b/j), la production générale a atteint 1.4 million b/j. Les réserves, qui grandissent au fur et à mesure des nouvelles découvertes, s’élèvent à 9,2 milliards de barils. La compagnie nationale d’hydrocarbures Sonatrach subit actuellement une restructuration. Son statut d’entreprise d’état ne sera pas modifié, même si ses filiales sont privatisées, et elle essaye actuellement de se placer sur le marché international avec un programme quinquennal de développement, une opération évaluée à 19,2 milliards de dollars. Au-delà du développement du secteur pétrolier, de la construction de gazoducs et des technologies d’exploitation et de liquéfaction du gaz, la compagnie cherche de nouveaux domaines d’exploitation, notamment à l’étranger. Ses intérêts au niveau national continuent à se centrer autour des quatre raffineries d’une capacité totale de 502.665 b/j, essentiellement destinées à l’exportation, la pétrochimie et les engrais chimiques.

Le secteur le plus important reste celui du gaz naturel, les réserves algériennes de 3.6 trillions de mètres cubes la placent parmi les dix principaux producteurs de gaz naturels au monde. Sonatrach estime que ces réserves pourraient passer à 5,78 trillions de mètres cubes. Le gaz est actuellement exporté par gazoduc ou sous forme liquéfiée. Les exportations de gaz liquéfié sont de l’ordre de 28 milliards de mètres cubes par an et les deux gazoducs (trans-méditerranéen et trans-maghrébin) exportent 26 milliards de mètres cubes par an. On s’attend à ce que l’objectif initial de 60 milliards de mètres cubes par an des exportations totales de gaz passe à 65 milliards de mètres cubes par an, l’Europe en étant le principal destinataire – 18% des besoins de l’Europe en gaz naturel sont actuellement approvisionnés par l’Algérie, mais ce taux devrait passer à 25% dans la prochaine décennie. Dans ce contexte, le projet BP-Insalah pourrait revêtir une importance cruciale.

Le gaz assure également 95% de la fourniture interne en énergie de l’Algérie. Dans le secteur de l’électricité, l’on constate que l’Algérie est prête à laisser la position de monopole de Sonelec s’éroder. La législation issue fin 1998 permettra le développement de projets autonomes dans le domaine de l’énergie, comme au Maroc, et trois initiatives ont été programmées dans ce but. En ce qui concerne la compagnie nationale d’électricité cependant, la nouvelle situation amène certains avantages. Elle peut maintenant pratiquer des prix réalistes pour la vente de ses produits et devrait sous peu élargir ses activités.

D. Les futures orientations

1. Les questions institutionnelles

L’Algérie, par sa population, est un grand consommateur de capitaux (à l’inverse, par exemple, des Etats du Golfe) et en tant que grande exportatrice d’hydrocarbures, court le risque de voir les recettes abondantes du pétrole nuire au développement des activités non pétrolières, dès lors que les politiques économiques favorisent la production de pétrole. Cette tendance – dite de « la maladie hollandaise » – pourrait sérieusement défavoriser le développement d’autres secteurs économiques.

Le défi est de transformer ces cercles vicieux potentiels en cercles vertueux. L’Etat pourrait utiliser les recettes des échanges avec l’étranger pour encourager le développement et renforcer les infrastructures sociales et physiques propices au développement et aux investissements. Les recettes du pétrole sont en effet une alternative à l’aide au développement et à l’investissement étranger dans un monde où l’aide extérieure est faible et où les pays de la Méditerranée occidentale ont échoué à attirer les investissements étrangers escomptés. L’Algérie ne sera certainement pas capable d’accueillir des investissements à grande échelle ou de recevoir une aide extérieure d’envergure dans le futur proche. Les recettes du pétrole représentent toutefois le moyen d’atteindre les objectifs de développement, qui auraient pu être recherchés par le biais d’une telle aide extérieure.

2. L’offre de services

C’est en fait dans le champ économique que le président algérien doit gagner des points s’il veut résoudre la crise politique à laquelle le pays continue à faire face. L’économie demeure profondément tributaire des hydrocarbures et donc de ses recettes extérieures. Comme toujours, l’Algérie se trouve piégée entre l’irrédentisme de sa classe politique et la délicate réalité d’une économie de plus en plus dépendante du pétrole, ce à quoi elle n’a pas encore trouvé de réponse. Il existe un risque que l’augmentation des prix du pétrole en 2000 ne serve de catalyseur pour suspendre ou ralentir les réformes essentielles et la promotion d’autres secteurs économiques et entretenir une fois de plus l’illusion d’une économie de rente.

La Banque Mondiale estime que les pays ayant un taux démographique de l’ordre de celui de l’Algérie doivent avoir un taux de croissance de cinq à sept pour cent de leur PNB, ceci seulement pour assurer les services sociaux en matière de santé et d’éducation. Au cours de cette décennie, l’évolution du PNB a été négative jusqu’en 1994 et a connu une croissance de 3,95% et de 3,8% respectivement en 1995 et 1996. En 1997, et particulièrement en 1998, le taux de croissance est retombé en raison des bas prix du pétrole. Il est donc vital que la croissance du PNB soit augmentée au niveau des cinq à sept pour cent proposé par la Banque Mondiale, en raison de l’importante demande de services sociaux dans un pays où plus d’un tiers de la population est âgée de moins de 15 ans. On trouve parmi les services qui nécessitent impérieusement de nouveaux investissements :

* L’éducation : Le besoin d’un système éducatif revitalisé se fait grandement sentir devant l’exigence d’une économie en développement cherchant à s’intégrer dans le monde économique régional et global. Bien que l’Algérie ait été en tête des pays en voie de développement quant aux fonds qu’elle a consacré à l’éducation – de l’ordre de 5,7% de son PNB en 1993 – il reste à savoir si ces fonds ont dûment été appliqués. Le taux d’alphabétisme reste bas, étant de 57,4% de la population et les formations professionnelles et l’éducation supérieure restent en deçà des exigences d’une économie moderne en développement.

* La santé : On trouve des besoins similaires en matière de services médicaux, en tant que part d’un contrat social, pour convaincre la population algérienne de soutenir les nouvelles initiatives du développement économique – particulièrement si elles renvoient à des expectatives à long terme.

* Le logement : Il existe une grande demande de logements étant donné que le taux de natalité est supérieur à 3% par an jusqu’aux années 80 et à 2,6% depuis 1985, tandis que le taux d’urbanisation est de 4,5% par an. En 1996, 28 millions de personnes se partageaient 3,6 millions d’habitations – une moyenne de 7,8 occupants par logement – sachant que 55% des logements existants ont été construits avant l’indépendance de 1962 et que 10% sont considérés comme insalubres. On estime la demande de logements à environ 2 millions et le taux de construction annuelle de 100.000 logements n’est que légèrement supérieur à la croissance annuelle de la demande. Ce domaine nécessite une intervention prioritaire de l’Etat, soit directe, soit par le biais de partenariats publics ou privés.

L’un des facteurs qui a le plus alimenté l’opposition au régime avant 1988 a été la sensation que l’Etat ne consacrait pas suffisamment de ressources aux services sociaux ni au bien-être de la population. Cette amertume n’a fait que se renforcer au cours des dernières années. S’il s’agit désormais de convaincre la population de participer à la restructuration économique, des preuves tangibles du véritable souci de leur bien-être doivent lui être apportées. Les trois domaines de la santé, de l’éducation et du logement sont cruciaux sous cet angle, tout comme le sont les initiatives qui doivent être prises pour compenser, retenir et éventuellement réemployer des personnes devenues redondantes ou étant chômeurs de longue durée. Si une attention particulière n’est pas accordée à ce domaine, la paix sociale ne pourra pas s’établir dans le court et moyen terme.

E. La dimension extérieure

L’économie algérienne n’est pas isolée. Elle a une importante dette à rembourser, de 29,9 milliards de dollars en 1998 et dépend de sa capacité à exporter du pétrole pour garantir le paiement de ses principales importations. Son régime monétaire sera très important pour déterminer la réponse qu’elle obtiendra sur le marché mondial. En termes d’échanges internationaux, plus de 60% des importations de l’Algérie proviennent de l’Union européenne et plus de 70% de ses exportations y sont destinées. Les échanges avec les pays voisins, le Maroc et la Tunisie, représentent environ 2% de ses exportations et 2,5% de ses importations. Il ne fait aucun doute que l’Algérie dépend totalement de sa relation avec l’Europe, au vu de quoi elle devrait accélérer les négociations d’un accord de libre-échange avec l’Union européenne en ce qui concerne les biens industriels et les services.

Cette situation de dépendance est dangereuse. Même si de longues périodes de réajustement sont prévues dans les accords issus de l’Initiative du Partenariat euro-méditerranéen (le processus de Barcelone)10 et même si une aide temporaire peut être concédée dans le cadre du programme MEDA, des effets immédiats se reporteront sur l’Algérie. Tout d’abord les recettes de l’Etat vont diminuer en raison de la levée des tarifs, ce qui se reflétera dans l’augmentation des impôts indirects au niveau national. Ensuite, les secteurs industriels non pétrolier et des services émergents se verront exposés à une rude libre concurrence, après la fin de la période transitionnelle. Cela porte également le danger qu’une fois que la zone de libre-échange aura été établie, l’asymétrie des demandes du marché ne persiste dans la Méditerranée, transformant les Etats nord-africains en de pures économies satellites de l’Europe ; chaque économie devenant une « peau de léopard ». Ceci voulant dire que seuls certains secteurs parviendront à s’intégrer et que les autres demeureront isolés et sous-développés, ne gérant pas de bénéfices économiques généraux.

Ces obstacles peuvent être surmontés si la deuxième phase du processus de Barcelone – qui devrait prendre effet après 2010 – est accélérée. En anticipant l’intégration des économies de la rive Sud de la Méditerranée dans un marché unique, elles pourront tirer profit des économies d’échelle et donc de leur relation avec l’Europe. Ce développement apporte également la possibilité à l’Algérie de réaffirmer sa position géostratégique de pays phare du Maghreb.

VI. CONCLUSION

L’option révolutionnaire – laïque ou islamique – a échoué en Algérie et le rôle de l’armée en tant que garant de la légitimité révolutionnaire ne fonctionne plus. Le mécontentement de la population constitue une menace pour l’avenir politique du pays. Un Etat moderne avec des institutions fiables et une économie solide doit être érigé s’il l’on veut mettre un terme définitif à la crise algérienne et qu’elle cède la place à un climat de paix et de prospérité. L’Europe, en vertu de ses intérêts vis-à-vis de l’énergie algérienne, de ses préoccupations en termes de migration économique et du rejaillissement de la violence devrait prêter plus d’attention à la crise algérienne. En cas de poursuite de la violence, l’Europe a un rôle déterminant à jouer en encourageant la création d’institutions politiques viables afin d’engendrer le changement. La position de l’Algérie en tant que puissance régionale signifie également que le reste du monde, notamment les Etats-Unis, s’intéresse à la manière dont la crise sera finalement résolue. Ce rapport a cherché à démontrer que des mesures spécifiques sont nécessaires si l’on veut qu’un tel résultat soit obtenu :

La fin de la violence

* Un processus de réconciliation pour répondre aux préoccupations légitimes des personnes ayant été victimes de la violence ;
* La réintégration du mouvement islamique banni au sein d’un processus politique pluraliste ;
* La redéfinition du rôle de l’armée dans le processus constitutionnel.

La construction d’un gouvernement constitutionnel

* La création d’un système judiciaire indépendant et autonome, garanti par la Constitution ; * Des révisions constitutionnelles visant à garantir un gouvernement fiable et transparent, légitimé par des processus politiques démocratiques où les forces armées algériennes joueraient un rôle officialisé et constitutionnel ;
* Un pluralisme politique s’étendant aux partis défendant des principes démocratiques, quelles que soient leurs positions idéologiques.

La restructuration économique

* La réforme des institutions économiques afin qu’elles gagnent en transparence et fiabilité ;
* La restructuration de l’économie pour encourager les investissements étrangers et nationaux au sein du secteur financier national ;
* Des programmes de privatisation, visant à minimiser les troubles sociaux et le chômage ;
* La rénovation des infrastructures physiques, notamment des logements existants ;
* Des services sociaux étendus, comprenant la réforme de l’éducation visant à encourager la croissance économique ;
* Des initiatives destinées à réduire la dépendance vis-à-vis des recettes des exportations d’hydrocarbures.

La dimension extérieure

* L’acceptation de l’Algérie des engagements de Barcelone, soulignée dans l’accord comme préalable à son entrée dans le Processus de Barcelone ;
* Une participation soutenue de l’Europe au processus de reconstruction en Algérie, particulièrement attentive à la croissance de la société civile et aux mesures destinées à mettre fin à la violence.

Ce programme de réforme est très ambitieux et présuppose que l’Algérie vienne à bout de sa traditionnelle réticence aux interventions de l’extérieur. Il s’agira sans aucun doute du premier obstacle que la communauté internationale devra franchir si elle souhaite participer à la résolution de la crise algérienne. En dehors de la sphère économique, il va être très difficile aux autorités algériennes d’accepter l’aide internationale. Il est également clair qu’en cas contraire, les améliorations resteront, dans le meilleur des cas, timides. Il reste peu de temps pour la mise en place des réformes fondamentales, avant qu’une nouvelle crise ne resurgisse. L’Europe et l’Algérie ont donc des intérêts communs à coopérer au travers d’une réforme politique et économique. Dans de futurs rapports, ICG fournira de plus amples détails sur les domaines clef du programme de réforme, décrivant les pas qui doivent être franchis par les autorités algériennes, les gouvernements étrangers et les organisations internationales concernées.

Alger/Paris/Londres/Bruxelles, 20 octobre 2000

Notes

1 Ce rapport est le premier d’une nouvelle série de rapports de l’International Crisis Group (ICG) sur l’Algérie. Il a été préparé par une équipe de spécialistes sur l’Algérie, sur la base d’informations recueillies sur le terrain ou transmises par des experts.
2 Il a été contraint par les autorités à abandonner la présidence en raison de ses désaccords avec l’armée algérienne, garant traditionnel du système politique du pays et auteur du coup d’Etat qui allait faire avorter le processus des élections législatives en décembre 1991, lorsque le FIS, était sur le point de les remporter.
3 Le Matin, 17 – 18 septembre 2000.
4 La Plate-forme de Rome, organisée à Rome en janvier 1995 réunissant le FIS et les principaux partis politiques légalisés sous l’égide de la Communauté de Sant’Egidio, a rassemblé les groupes d’opposition algériens en vue de trouver une issue à l’aggravation de la violence et à l’impasse politique. Par vertu de cet accord, les parties se sont engagées à mettre fin à la violence, à l’état d’urgence et à chercher à établir un programme pour le retour au processus politique multipartite et démocratique établi en 1989 puis annulé par les autorités militaires en janvier 1992. La Plate-forme a également stipulé la réhabilitation du FIS en tant que parti politique à part entière. La Plate-forme de Rome n’a jamais été appliquée étant donné que le régime militaire ne l’a jamais reconnue.
5 (IEFE, 28 décembre 1998).
6 Lettre d’Abassi Madani, 26 novembre 1999.
7 Interview de l’émir Benhajar, octobre-novembre 1999.
8 M. Hachani avait été emprisonné pendant huit ans sans aucun fondement, accusation, jugement ou sentence, et est devenu le seul intermédiaire, toujours en Algérie, acceptable tant pour les militaires que pour les dirigeants du FIS en exil. Sa mort a fait l’objet d’un hommage inattendu de la part de ceux qui l’avaient combattu, louant particulièrement son refus constant de souscrire à la violence. Il avait mené le FIS à la victoire électorale de décembre 1991, malgré l’emprisonnement d’Abbassi Madani et d’Ali Benhadj et il a conquis la majorité de l’opinion lors de la conférence de Batna, tandis que les membres les plus radicaux du parti avaient déjà appelé au recours à la violence.
9 Comme le montrent les expériences en Amérique latine, en Grèce ou d’autres pays, tels que la Pologne, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie.
10 Le Partenariat euro-méditerranéen a été fondé en 1995 entre les 15 Etats membres de l’UE et 12 partenaires de la rive Sud de la Méditerranée. Dans la Déclaration de Barcelone, les pays participants, incluant l’Algérie, ont établi les trois principaux objectifs du partenariat :
1. L’établissement d’une zone commune euro-méditerranéenne de paix et de stabilité, reposant sur des principes fondamentaux dont le respect des droits de l’homme ;
2. La construction d’une zone de prospérité partagée par le biais d’un partenariat économique et financier et l’établissement progressif d’une zone de libre-échange ;
3. Le rapprochement entre les peuples, par le biais d’un partenariat social, culturel et humain visant à encourager la compréhension entre les cultures et les échanges entre les sociétés civiles.

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What is ICG

The International Crisis Group (ICG) is a private, multinational organisation committed to strengthening the capacity of the international community to anticipate, understand and act to prevent and contain conflict.
ICG’s approach is grounded in field research. Teams of political analysts based on the ground in countries at risk of crisis, gather information from a wide range of sources, assess local conditions and produce regular analytical reports containing practical recommendations targeted at key international decision-takers.
ICG’s reports are distributed widely to officials in foreign ministries and international organisations and made available to the general public via the organisation’s internet site, www.crisisweb.org. (which drew more than a million visitors during 1999). The organisation works closely with governments and the press to highlight key issues identified in the field and to generate support for its policy prescriptions. The ICG Board – which includes prominent figures from the fields of politics, diplomacy, business and the media – is also involved in helping to bring ICG reports and recommendations to the attention of senior policy-makers around the world. The ICG Board is chaired by former Finnish President Martti Ahtisaari; Gareth Evans, for eight years Australia’s Foreign Minister, took over in January 2000 as ICG’s President and Chief Executive.
ICG is headquartered in Brussels with a U.S. branch in Washington DC. The organisation currently operates field projects in ten crisis-affected countries and regions worldwide: Bosnia and Herzegovina, Albania, Macedonia, the Federal Republic of Yugoslavia, Algeria, Burundi, Rwanda, the Democratic Republic of Congo, the Ferghana Valley of Central Asia, and Indonesia.
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December 2000

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